XVI

 

DE CEUX QUI VEULENT SE TUER

POUSSÉS PAR LE DÉMON QUI LEUR FAIT CROIRE

À UNE RÉVÉLATION DIVINE

 

 

Pour bien vous montrer que ces deux exemples ne sont pas inventés, je vous rappellerai une histoire que vous avez lue dans les conférences de Cassien. Si vous ne l'avez pas lue vous pourrez facilement l'y trouver. Je l'ai moi-même à moitié oubliée. Voici ce dont je me souviens : Un moine vécut longtemps comme un saint dans le désert. Il jouissait de l'estime de ses confrères et des anachorètes. Pourtant, quelques-uns craignaient que les nombreuses révélations qu'il faisait ne fussent des tromperies du démon. Par la suite, on vit bien que c'en étaient, car le diable l'avait si subtilement envoûté, il lui avait insufflé un tel orgueil que, finalement, il l'amena à se tuer. Pour autant que je m'en souvienne sans avoir l'ouvrage sous les yeux, il lui persuada que telle était la volonté divine et qu'ainsi il irait droit au ciel. Si tel était le motif de son suicide, il n'entre pas dans notre propos de parler de ce moine, car il se complaisait dans son idée de suicide et il avait plus besoin d'être sagement conseillé pour ne pas céder aux séductions du Malin, que d'être réconforté. Mais si le diable lui avait fait comprendre comment il avait été trompé et s'il l'avait poussé à se suicider par honte ou par désespoir, alors cette histoire entrerait dans notre sujet. Car alors son orgueil serait tombé et il aurait souffert de pusillanimité, de cette sorte de « terreur nocturne » dont je vous parlais. Si tel avait été son cas, le conseil à lui donner eût consisté en une parole encourageante.

 

Mais, comme je vous le disais, cet acte ne relève ni du courage, ni de la force de caractère, non seulement parce que la véritable force (qui est une vertu chez les gens raisonnables) doit toujours être accompagnée de prudence, mais aussi parce que en y réfléchissant bien on verra que le motif du suicide est une peur folle, même chez ceux qui sont connus pour leur bravoure.

Prenez par exemple Caton d'Utique, qui se tua après la victoire de Jules César. Saint Augustin déclare dans son ouvrage De civitate Dei qu'en se suicidant Caton ne fit preuve d'aucune grandeur, d'aucune force de caractère, mais seulement de manque de résistance dans l'adversité. Il n'avait pas le courage d'assister au triomphe d'un autre ni de souffrir les malheurs qu'il pressentait. Ainsi, comme saint Augustin le prouve, cet acte horrible n'exige aucun courage. Il peut être causé par une imagination perverse, qui détourne du respect de soi-même. Dans ce cas, l'homme doit être ramené à la raison par de bons conseils, ou alors, cet acte est le fait d'un homme qui manque de force de caractère. Dans ce cas, ce qu'il lui faut c'est une solide consolation, un puissant réconfort.

 

(...) Si nous nous trouvions devant un homme très pieux, comme le père dont parle Cassien, un homme connu pour son austérité, pour sa très grande vertu, ayant une vie spirituelle très profonde, et sujet à de nombreuses et étranges visions, si donc nous nous apercevions que cet homme nourrit secrètement des idées de suicide, nous devrions, avant d'agir pour l'empêcher de les mettre à exécution, étudier son caractère et ses comportements. Il nous faudrait voir s'il est gai et joyeux, ou mélancolique et triste, et s'il vit dans l'espoir de mériter le ciel ou s'il a le cœur lourd d'ennui et de dégoût du monde. S'il était du premier type, il faudrait croire que le diable l'a rempli de puérile vanité au moyen d'hallucinations. Un tel homme prend ses hallucinations pour la preuve que Dieu veut qu'il se tue de ses propres mains.

 

VINCENT : Quels conseils donner dans un tel cas ?

 

ANTOINE : Ce serait hors de notre sujet, puisque cet homme ne serait pas un personnage tourmenté par une épreuve mais plutôt la victime consentante d'une tentation mortelle. En parler serait allonger considérablement cette conversation et nous n'en terminerions pas aujourd'hui. Je vous dirai pourtant que le conseil à donner doit viser à ceci : se garder des embûches du démon. Mais il faut avoir beaucoup de délicatesse et de doigté pour ne pas heurter l'intéressé, car il est engourdi par la malice du démon, son esprit est occupé par un rêve fascinant et il n'écouterait pas celui qui le viendrait secouer. Il faut le réveiller avec douceur, comme un enfant.

 

Commencez donc par un éloge ; s'il est fier il écoutera plus volontiers les compliments que les reproches ; une fois que vous aurez gagné sa faveur, vous pourrez insinuer que ses visions sont mises en doute par telle ou telle personne. Si vous n'avez pas trop peur d'un innocent mensonge pour faire le bien (de cette espèce que saint Augustin, tout en le considérant comme un péché, déclare qu'il n'est que véniel, tandis que saint Jérôme n'est même pas aussi sévère), alors vous pouvez feindre qu'un de vos amis est dans un cas semblable. Vous pouvez dire que vous craignez pour lui le danger et que c'est par amitié pour cette tierce personne que vous venez le trouver comme un bon père à qui vous demandez son avis.

Il faut vous rappeler ces mots de saint Jean : « Ne vous fiez pas à tout esprit, mais éprouvez les esprits pour voir s'ils viennent de Dieu » (1 Jn., 4, 1) ; et ces mots de saint Paul : « Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière » (2 Cor., 11, 14). Vous tâcherez alors de reconnaître par quel signe infaillible on peut distinguer les vraies révélations des fausses. On en trouvera dans maints auteurs et aussi dans un traité intitulé De probatione spirituum du maître Jean de Gerson. Il faut observer si le comportement de celui qui prétend avoir des visions est naturel ou non, s'il paraît « pauvre d'esprit » ou vaniteux, s'il se complaît dans ses propres louanges. Il se peut qu'il soit trop fin, ou qu'il désire être admiré pour son humilité, alors il refusera d'écouter les compliments. Mais s'il montre la moindre méfiance à l'égard des révélations qui lui sont faites, s'il laisse percer la crainte de se trouver devant des illusions diaboliques, il faudrait, d'après maître Gerson, considérer que ce sont là des signes que le diable est bel et bien dans son cœur. Si le diable est assez subtil pour rester caché et ne souffler mot, alors il faut bien observer vers quel but tendent ces révélations, si c'est vers quelque profit spirituel pour lui-même ou pour quelqu'un d'autre ou seulement de vains sujets d'émerveillement. Il faut voir si elles le libèrent de quelque vertueux devoir auquel l'oblige sa qualité de chrétien ou sa profession, ou s'il tombe dans quelque singularité d'opinion contre la sainte Écriture ou contre l'Église catholique. Maître Jean de Gerson parle de maints autres signes auxquels on peut voir si une personne qui n'a ni révélations divines ni illusions démoniaques feint d'en avoir, en vue de gagner de l'argent, de conquérir quelque faveur ou de tromper le monde.

 

Mais maintenant, revenons à notre sujet. Si parmi tous ces signes qui permettent de distinguer les vaines apparences des vraies révélations, cet homme avance n'importe quoi contre la Sainte Écriture ou la foi de l'Église, alors vous avez une entrée en matière par laquelle, si vous voulez, vous pouvez aborder votre sujet, et il ne vous échappera plus. Ou encore, vous pouvez aussi, si vous le voulez, feindre que cet ami pour qui vous venez demander conseil a été amené à des pensées de suicide par une apparition. Lui l'appelle un ange, vous, vous craignez bien que ce ne soit le diable. Vous affirmez ne pas parvenir à le persuader qu'il se trompe quand il soutient que Dieu veut qu'il se tue. Il s'imagine que, par ce suicide, il participera à la passion du Christ et que des anges l'emporteront au ciel. Dites que votre ami se réjouit à cette pensée, qu'il est aussi fermement résolu à se donner la mort qu'un autre à l'éviter. Vous venez demander comment vous y prendre pour détourner votre ami de son funeste projet et lui montrer son erreur, vous ne voulez pas qu'il perde son corps et son âme à cause de ces hallucinations diaboliques qu'il prend pour des révélations divines.

C'est en cherchant à vous renseigner au profit d'autrui, que l'homme, s'il est pieux, trouvera ce qui convient le mieux à son propre cas. Les arguments qu'il donnera, même s'ils sont moins bons que d'autres, auront beaucoup de prise sur lui, parce qu'il les aura trouvés lui-même. S'il refuse de vous aider, alors il ne vous reste plus qu'à attaquer de front le problème, lui dire que vous avez entendu parler de ses projets et que vous venez l'exhorter à y renoncer. À moins que vous ne désiriez dire que vous avez déjà discuté le projet avec votre ami imaginaire, ainsi vous pourriez introduire la preuve que les révélations ne sont qu'illusions.

 

VINCENT : Cher oncle, je vous accorde que si on veut faire du bien à quelqu'un il faut trouver une manière agréable de le faire. Si on se rend antipathique, on ne sera pas écouté et les conseils seront inutiles. Mais une fois cette sympathie acquise, quels arguments employer pour convertir ?

 

ANTOINE : Tous ceux qui feront comprendre qu'on s'est trompé, que ces « révélations » ne sont que diableries. Tout cela dépendra de la personne et des circonstances. Vous pouvez vous inspirer de l'évolution qu'a subie son caractère en lui montrant que depuis ses « révélations » il a faibli dans tel et tel domaine (ceux qui fréquentent les victimes de telles illusions remarquent des transformations semblables). Ces personnes deviennent plus orgueilleuses, plus capricieuses, plus envieuses, plus méfiantes, leur jugement n'est plus droit, ils corrompent leur entourage en se grisant de louanges et d'autres faiblesses de l'âme.

Cette évolution vous permettra de conclure si ces révélations sont fausses, ou si elles sont plus étranges que profitables. C'est le critère qui permet de distinguer les miracles de Dieu des hallucinations du démon. Le Christ et les saints font des miracles qui apportent toujours grand profit ; le diable, ses sorcières, ses nécromanciens font, avec beaucoup d'ostentation, des tours qui n'apportent rien à personne, comme un jongleur qui émerveille son monde dans une fête foraine.

En vous inspirant de la loi de Dieu vous pourrez prouver par les saintes Écritures que ce qu'on croit être ordonné par l'ange du Seigneur est justement ce que Dieu a défendu. Dans le cas qui nous occupe, c'est si facile à trouver que je n'ai pas besoin de vous le rappeler : dans les dix commandements, Dieu a formellement proscrit l'homicide, par conséquent il est interdit de se tuer soi-même.

 

VINCENT : C'est vrai, mon oncle, je ne puis discuter cette défense, mais puisque Dieu peut à la fois ordonner et dispenser de suivre ses commandements, cet homme, s'il désire tuer soit un autre soit lui-même peut être amené à croire que Dieu lui ordonne de se tuer et, par conséquent, se croire dégagé de la défense et engagé par l'ordre contraire, comment dès lors lui ferons-nous admettre que ses visions ne sont qu'illusions ?

 

ANTOINE : Non, mon neveu Vincent, vous n'avez pas besoin de me demander cela à moi. Vous savez parfaitement que c'est à Dieu qu'il faut le demander. Puisque Dieu l'a défendu lui-même, un jour, il peut aussi dispenser quelqu'un de lui obéir, mais il ne faut pas oublier que le diable peut se faire passer pour Dieu et tromper qui il veut dans une apparition prestigieuse. Si cette apparition entraîne à désobéir aux commandements de Dieu, il y a de grandes chances pour que ce soit une hallucination démoniaque et non une apparition divine. Vous pourrez le faire remarquer et demander à la personne comment elle peut connaître l'authenticité de ses visions.

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, voilà une question à laquelle il serait, me semble-t-il, bien difficile de répondre. En de telles matières, peut-on être sûr de soi ?

 

ANTOINE : Oui, cher neveu, Dieu peut projeter dans l'esprit une telle lumière d'intelligence qu'on ne peut manquer d'être certain. Pourtant, celui qui est le jouet du démon peut être sûr de lui également. Dans un sens, il y a la même différence entre eux qu'entre le rêve et la réalité.

 

VINCENT : Si la différence est aussi marquée, il sera facile au moine dont nous parlons d'indiquer à quoi il reconnaît que ses visions sont vraiment des messages divins.

 

ANTOINE : Ce n'est pas aussi simple que vous paraissez le croire. Pouvez-vous me prouver, pour l'instant, que vous êtes éveillé ?

 

VINCENT : Oh ! voyons, mon oncle ! J'agite la main, je secoue la tête, je frappe du pied...

 

ANTOINE : N'avez-vous jamais fait ces gestes en rêve ?

 

VINCENT : Bien sûr, et même il m'est arrivé de me demander en rêve si oui ou non j'étais éveillé. Pour le savoir, j'ai fait ces mêmes gestes que je viens de faire devant vous, et j'en ai conclu que j'étais bel et bien éveillé, puis j'ai continué de rêver. Je me voyais attablé avec de bons amis à qui je racontais mon rêve, et tout le monde riait à l'idée que, même en rêve, je remuais bras et jambes et considérais ces gestes comme une preuve que je ne dormais pas.

 

ANTOINE : Et tout à l'heure, mon cher neveu, ne rirez-vous pas de vous-même, quand vous vous réveillerez, en constatant que vous êtes bien au chaud dans votre lit, que vous avez rêvé tout ceci, alors que vous vous croyez éveillé et en train de discuter avec moi ?

 

VINCENT : Oh ! mon oncle, vous vous moquez de moi, alors que vous semblez si sérieux ! Vous voudriez me faire croire que je dors ?

 

ANTOINE : Il se pourrait que vous fussiez endormi, car vous ne pouvez me prouver que vous êtes éveillé. Tout ce que vous pouvez dire ou faire vous le feriez aussi bien en rêve.

 

VINCENT : Voyons, mon oncle, j'ai pu me croire éveillé alors que je dormais, mais maintenant je sais que je ne dors pas, et il en est de même pour vous, bien que je ne puisse trouver les mots qui vous forceraient à le reconnaître.

 

ANTOINE : Il me paraît, cher neveu, que vous avez parfaitement raison. Il me semble également que les différences entre certaines sortes de vraies révélations et de trompeuses illusions sont comparables à celles qui distinguent le rêve de la réalité. Celui qui reçoit du ciel une vision véritable est aussi sûr de l'authenticité de ses visions que nous le sommes de nos actes quand nous sommes éveillés, et celui qui est le jouet du démon est trompé comme on peut l'être par un rêve – et même plus encore. Pourtant, il se croit aussi sûr que celui qui reçoit de vraies révélations : la différence, c'est que l'un croit à tort et que l'autre sait vraiment. Mais je ne dis pas, mon cher neveu, que cette connaissance vraie accompagne chaque sorte de révélation. Car il en est de toutes sortes. Il serait trop long d'en parler ici.

 

VINCENT : Ne craignez-vous pas, mon oncle, que si, l'Écriture en main, je prouve à ce religieux que ses prétendues visions ne sont que des illusions, il me réponde de m'occuper de ce qui me regarde. Il m'affirmera que lui les connaît pour vraies, puisque dans toute l'Écriture, Dieu fait ce qu'il veut et ordonne même des choses qui vont à l'encontre de ses commandements. Il a commandé à Abraham de tuer son propre fils (Gn., 22), et Samson avait reçu l'ordre de se tuer en faisant s'écrouler un palais sur sa propre tête (Jg., 16, 30).

Mais je pourrai suggérer à ce religieux que de telles apparitions peuvent n'être qu'illusions, lui demander de m'indiquer à quoi il reconnaît que ses apparitions à lui ne sont pas vaines ; je lui ferai remarquer que la parole de Dieu est contre lui et que la défense est claire et nette. C'est lui alors qui me demandera comment je puis lui prouver que je suis éveillé, et c'est lui qui me mettra aux abois et non moi lui.

 

ANTOINE : C'est fort bien dit, mon cher neveu, pourtant il pourrait ne pas vous échapper comme cela. Observez bien que, depuis que le monde est monde, jamais Dieu n'a autorisé qui que ce soit à se soustraire aux commandements qu'il a donnés à tous.

Examinons d'abord le cas d'Abraham. Dieu n'a jamais envisagé de faire mourir Isaac, il voulait seulement éprouver l'esprit d'obéissance du père. Quant à Samson, tout le monde n'est pas sûr qu'il ait été sauvé. Il semble bien pourtant qu'il l'ait été. Car, les Philistins ennemis de Dieu se servant de Samson pour se moquer de Dieu, il est vraisemblable que le Seigneur lui inspira d'offrir sa vie pour venger Dieu de ces blasphémateurs. C'est ce qui apparaît en ceci : il perdait sa force quand on lui taillait les cheveux, mais il semble bien que cette force extraordinaire, il ne l'avait pas toujours à sa disposition, même quand il avait les cheveux longs. Dieu la lui dispensait quand il lui plaisait. C'est ce qui ressort des mots : « L'Esprit de Dieu fondit sur lui, et, sans rien avoir dans les mains... » Il semble donc que, malgré sa force extraordinaire, il n'eût pas réussi ce qu'il a fait si l'Esprit de Dieu ne l'avait pénétré.

Saint Augustin rappelle qu'au temps des persécutions de saintes et vertueuses vierges étant poursuivies par les ennemis de Dieu qui voulaient les violer se jetèrent à l'eau afin de préserver leur virginité. Mais il ne croit pas qu'il soit permis à toute autre jeune fille de suivre leur exemple. Il pense qu'il vaut mieux qu'elles supportent le péché d'un autre commis sur elles plutôt que de commettre sur elles-mêmes, un homicide. Pourtant, il estime que pour ces vierges dont il parle, l'Esprit de Dieu est intervenu pour les garder de perdre leur chasteté.

Mais l'homme qui nous occupe n'est pas comme Samson chargé de châtier les ennemis de Dieu ; il ne se trouve pas non plus dans la même situation que les vierges dont parle saint Augustin. Et jamais Dieu n'a éprouvé l'obéissance de personne en le forçant à se donner la mort. Vraiment, cette permission paraît étrange et contraire aux commandements de Dieu. On n'en comprend pas la cause, on ne peut même pas l'imaginer. Il s'est peut-être mis en tête que Dieu ne peut se passer de lui, qu'il ne veut pas l'amener à lui par les voies dont il use pour les autres hommes, qu'il lui ordonne de venir par un chemin défendu, un chemin dont il est sans exemple qu'il ait jamais été recommandé à personne.

Vous pensez que si vous lui demandez comment il peut être assuré que sa détermination de suicide peut être d'inspiration divine, comment il peut prouver qu'il ne s'agit pas d'une illusion, il vous répondra par une question. Il vous demandera de prouver que vous êtes éveillé. S'il en est ainsi, répondez-lui donc qu'il est banal de bavarder, de remuer et d'en être conscient, tandis qu'il est beaucoup moins courant qu'on rêve tout cela, et encore beaucoup plus rare qu'en rêve on se pose de telles questions. D'autre part, recevoir une vision divine est chose extrêmement rare. Il est donc évident que c'est à lui de fournir des preuves d'une chose aussi extraordinaire, et non à vous de prouver des gestes quotidiens. De plus, celui à qui vous devriez démontrer que vous êtes éveillé s'en aperçoit bien lui-même. Mais ce que lui voudrait vous faire croire, l'authenticité de ses révélations, vous ne pouvez savoir s'il le sait vraiment lui-même. C'est donc à lui de vous prouver qu'il s'agit bien d'une révélation divine, puisqu'il veut vous faire accepter quelque chose de contraire à l'Évangile.

 

VINCENT : Il pourrait aussi me répondre qu'il lui est indifférent que j'y croie ou non, que c'est lui que cela regarde, et non moi, qu'il a la conviction intime qu'il s'agit bien de vraies révélations divines, qu'il en a la certitude aussi claire et aussi nette que de savoir qu'il est actuellement en train de me parler.

 

ANTOINE : Sans doute, cher neveu, il se peut qu'il refuse d'envisager le doute, qu'il s'obstine dans son sommeil, tel un somnambule qui se lèverait la nuit pour aller se pendre. Je ne vois guère d'autre solution que de le lier à son lit, ou alors de faire ce que fit, dit-on, la femme d'un sculpteur qui était la proie de ces folles idées. Figurez-vous que ce sculpteur s'était mis en tête, de mourir pour le Christ un vendredi saint comme le Christ était mort pour lui. Sa femme alors, plutôt que de l'en dissuader directement, lui persuada de mourir comme le Christ était mort. Il ne devait pas mourir de ses propres mains, puisque le Christ ne s'était pas tué. Elle lui offrit donc de le crucifier, en secret, sur une grande croix qu'il avait préparée pour en faire un crucifix. Il trouva cette idée bonne. Mais alors elle lui rappela que le Christ fut d'abord attaché à un pilier et flagellé, qu'il fut ensuite couronné d'épines. Alors, elle le ligota et se mit à le fustiger avec violence, tout en l'exhortant à souffrir saintement, tant et si bien qu'avant même qu'elle le détachât (lui demandant toutefois de lui enfoncer sur la tête une couronne d'épines qu'elle avait faite) il dit qu'il pensait en avoir fait assez pour cette année. Il prierait Dieu de montrer de la longanimité jusqu'au prochain vendredi saint. Mais l'année suivante, il n'éprouva plus le désir d'imiter le Christ jusqu'au bout.

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, si une ruse comme celle-là n'est d'aucun secours, je pense que rien ne le sera jamais.

 

ANTOINE : Et pourtant, mon cher neveu, le diable peut, pour amener sa victime au suicide, lui faire endurer avec joie des souffrances et même diminuer en lui l'impression de souffrance, afin qu'il craigne moins la mort. Pour guérir quelqu'un d'un tel désir, il faut essayer sur lui bien des moyens, car le diable peut réussir, à lui faire accepter de souffrir, mais il peut aussi échouer, par exemple si les amis de cet homme se mettent tous en prière pour demander à Dieu d'éloigner de lui cette tentation. Il faut que ce soit des amis qui prient, lui ne le fera jamais, puisque, pour lui, il ne s'agit pas d'une tentation.

Pour conclure, je dirai que si cet homme est à ce point résolu à se tuer qu'il s'imagine en avoir reçu l'ordre de Dieu, si aucun conseil ne peut le détourner de cette hantise, ni aucune ruse, il ne reste plus, me semble-t-il, qu'à le garder toujours à vue ou à le lier dans son lit.

Il ne pourra pas se plaindre d'être ainsi surveillé. Il devra admettre que, puisqu'il ne peut nous faire accepter sa version sur ses prétendues révélations que nous continuons, nous, à prendre pour des lubies, il est naturel que nous nous efforcions de le préserver d'une tentation contraire à l'ordre formel de Dieu.

 

VINCENT : Ici, je ne vous suis plus, mon oncle. Et s'il avait l'intention de se tuer par chagrin, par désespoir, quel argument employer alors ?

 

ANTOINE : Cette tentation-là, cher Vincent, entre mieux dans notre propos, car celui qui la suit est dans une douloureuse et dangereuse épreuve. Ce peut être le signe que le diable l'a amené au désespoir en le faisant pécher, ou peut-être est-il désespéré parce qu'on a prouvé que les visions qu'il avait reçues étaient fausses, quelque secret péché a peut-être été connu des gens, il a perdu l'espoir en le ciel et il est fatigué de la vie parce que les gens qui l'estimaient le méprisent à présent.

C'est pour cela, cher neveu, que dans un cas comme celui-ci il faut traiter l'homme gentiment, doucement, lui donner du courage, le réconforter le mieux possible. Il faut lui rappeler que, s'il fait montre de courage et de foi en la clémence divine, il aura sujet de se réjouir de sa chute. Car, avant de tomber, se croyant meilleur qu'il n'était, il était dans un danger bien plus grand qu'il ne le pensait. Mais Dieu, dans l'amour qu'il porte à sa créature, permit qu'elle tombât dans le piège du démon, afin de la révéler à elle-même et de lui montrer le danger d'une telle assurance. Puisque Dieu a permis cette chute pour guérir le pécheur de sa vanité, il lui permettra également de se relever, si toutefois celui-ci s'amende, non par un désespoir inutile, mais par une fructueuse pénitence. Il le fortifie de sa grâce, si bien que pour cette seule victoire le démon subira cent défaites.

 

C'est ici qu'il faut rappeler Marie-Madeleine, le prophète David et surtout saint Pierre, dont le grand courage avait subi une grave défaillance. Mais parce qu'il ne désespéra pas de la grande pitié de Dieu, mais pleura son péché, Dieu le reprit en sa faveur, ainsi qu'il est rapporté dans l'Écriture et connu de toute la chrétienté.

Il serait charitable que des gens vertueux, de ceux que celui qui veut se tuer estimait, et qui eux-mêmes l'appréciaient, vinssent de temps à autre lui rendre visite, non seulement pour lui donner des conseils mais aussi pour lui en demander et ainsi lui faire comprendre qu'ils lui ont conservé leur estime et qu'ils pensent que maintenant, grâce à cette chute, il connaît mieux les ruses du démon, qu'il est mieux qualifié pour donner des conseils. Cela devrait, me semble-t-il, lui rendre courage et le sauver du désespoir.

 

VINCENT : N'est-ce point dangereux, mon oncle ? Ne risque-t-il pas de sous-estimer sa faute et de retomber dans son orgueil ?

 

ANTOINE : Mon cher neveu, je n'ai pas dit que n'importe qui devait se mettre entre les mains de cet homme. Cela pourrait, en effet, lui faire grand tort. J'aurai recours à des comparaisons pour me faire mieux comprendre. Supposez un médecin qui applique à un patient un certain traitement. Si avant d'être guéri, le malade se met à souffrir d'une autre maladie dangereuse, et telle qu'il ne supporte plus ce traitement sans danger, le médecin devra parer au plus pressé et sauver d'abord la vie de son malade ; une fois le danger écarté il pourra continuer le traitement pour le premier mal qu'il soignait.

De la même façon un navire en danger de tomber dans Scylla, sait qu'il risque en s'écartant de Scylla de tomber dans Charybde, mais cela n'empêchera aucun maître d'équipage de commencer par s'éloigner de Scylla, puis, ce premier danger écarté, il prendra des mesures pour s'éloigner du second.

C'est la même chose pour cet homme qui sombre dans le désespoir et veut se détruire : commencez par lui rendre courage et confiance, puis, le péril une fois conjuré, on s'occupera de le guérir de ses autres défauts.

 

VINCENT : Je pense, mon oncle, que le diable a plus d'un tour dans son sac pour faire tomber les hommes dans ce triste état d'esprit.

 

ANTOINE : C'est bien vrai, mon neveu. Le démon saisit toutes les occasions. Parfois, c'est par la fatigue : les gens sont lassés d'eux-mêmes après quelque lourde perte ; certains autres par la crainte de quelque douleur physique et d'autres, comme je vous l'ai dit, par crainte de quelque déshonneur. J'ai connu moi-même un homme qui jouissait de l'estime de tous, mais un jour il se mit en tête qu'il avait perdu cette estime, il n'en dit rien à personne d'autre, mais il me confia à moi ce qui le torturait. Il était poursuivi par l'idée que les gens ne l'estimaient plus, qu'on n'appréciait plus son esprit comme avant, que maintenant on le prenait pour un imbécile. En fait, il se trompait, on le tenait toujours pour un homme capable et honnête.

J'en ai connu deux autres qui vivaient dans la crainte du suicide. Ils n'auraient pu dire pour quelle raison ils l'auraient commis, mais cette pensée les hantait. Ils n'avaient subi aucune perte, ils n'avaient pas à craindre le mépris de leurs semblables ; l'un d'entre eux était même agréable à regarder, mais tous deux étaient obsédés par cette pensée. Ils se disaient que pour rien au monde ils n'en arriveraient à se supprimer de leurs propres mains, mais pourtant ils craignaient sans cesse de le faire. Pourquoi cette crainte ? Aucun des deux n'eût pu le dire. L'un des deux demanda à l'un de ses amis de le charger de liens.

 

VINCENT : Comme c'est étrange !

 

ANTOINE : Je suppose que beaucoup d'entre eux sont aussi peu raisonnables. Le démon, comme je vous l'ai déjà dit, est toujours à l'affût. Saint Pierre dit : « Votre ennemi, le diable, tel un lion rugissant, cherche qui il peut dévorer »(1 P., 5, 8).

Il remarque bien dans quel état chaque homme se trouve et il n'observe pas seulement les signes extérieurs : biens, richesses, fortune, pouvoir, bonne ou mauvaise réputation, mais aussi les choses plus profondes : la santé, la maladie, la bonne et la mauvaise humeur, la joie, le chagrin, la force et la faiblesse d'âme, la hardiesse et la timidité ; dès que l'une ou l'autre de ces caractéristiques lui en donne l'occasion, il apprête le piège de la tentation. S'il voit des gens enclins à se laisser entraîner aux plaisirs de la chair, son piège sera la volupté ; s'il en voit qui sont portés à se mettre facilement en colère, c'est par là qu'il essayera de les faire choir ; de même s'il en rencontre qui ont l'âme mélancolique, qui sont portés à la crainte, il utilisera ce tempérament pour les faire tomber dans le péché, il leur mettra dans l'esprit des pensées si épouvantables que sans l'aide de Dieu ces malheureux ne pourraient jamais s'en débarrasser. Une pensée horrible peut susciter une vertueuse répulsion. Mais il se peut aussi, par la puissance et l'astuce du démon qui utilise à son profit les caractères craintifs, que cette pensée provoque en l'âme qui l'a conçue le désespoir, la certitude d'avoir été abandonnée par Dieu. Alors que le simple fait de ne s'être jamais complu dans cette idée, de l'avoir toujours combattue suffit pour qu'il n'y ait pas péché, mais au contraire source de vaillance et de mérite.

 

Il y en a qui, le couteau entre les mains, pensent subitement à se tuer et, tout en se disant que ce serait là un acte horrible, sont obsédés par la crainte d'en arriver à le commettre. Et ils ont, en y pensant longuement et fréquemment, enfoncé cette crainte dans leur imagination, à tel point que parfois ils doivent faire de gros efforts pour s'en débarrasser. Il y en a qui n'ont pas réussi à chasser cette obsession et ont fini très déplorablement par se tuer. Mais n'oubliez pas ceci, cher neveu, lorsque Satan utilise la chair et le sang d'un homme pour le pousser vers la lasciveté, cet homme doit et peut, avec l'aide et la grâce de Dieu, résister à la tentation ; ainsi doit faire celui qui voit le démon abuser de son humeur mélancolique et tenter de le faire sombrer dans le désespoir.

 

VINCENT : Cher oncle, dites-moi quelle attitude adopter dans un tel cas ?

 

ANTOINE : Il faut, me semble-t-il, aider de deux manières celui qui est désespéré : il faut prier et lui donner des conseils. Voyons d'abord les conseils : il se peut que son mal ait deux causes différentes : quelque humeur pernicieuse qui lui empoisonne le corps, et aussi ce maudit démon qui utilise cette faiblesse pour ses funestes entreprises. Il doit donc recevoir deux sortes de conseils : ou, si vous voulez, un médecin pour le corps et un médecin pour l'âme. Le médecin du corps diagnostiquera l'abondance des humeurs mauvaises qui empoisonnent l'homme et dont le démon fait ses instruments. Il prescrira un régime et des médicaments, ainsi que des purgatifs pour le soulager.

Que personne ne s'étonne si je conseille de prendre l'avis d'un médecin pour des maux d'ordre spirituel.

Car l'âme et le corps sont si intimement mêlés qu'ils font entre eux une seule personne et le dérèglement de l'un peut entraîner le dérèglement des deux. Aussi, je conseille à chacun, dans toute maladie du corps, de se confesser et de chercher auprès d'un bon médecin de l'âme la santé spirituelle. Car la confession ne servira pas seulement à écarter le danger de mourir en état de péché, danger qui augmente avec la maladie, mais le réconfort qu'on y puisera (et la faveur de Dieu augmentant avec elle) sera salutaire pour le corps. C'est pour cette raison que l'apôtre saint Jacques exhorte les fidèles à appeler un prêtre quand ils sont malades, et affirme que cela leur fera du bien à la fois au corps et à l'âme. De cette façon, je voudrais conseiller de prendre aussi l'avis de médecins du corps, en cas de maladie spirituelle.

Certaines personnes disposées au vice et désireuses d'être plus vicieuses encore vont consulter des médecins et des pharmaciens pour savoir ce qui pourrait les rendre plus sensuelles pour le plaisir de leur chair. Serait-ce dès lors folie, chez celui qui veut combattre une telle inclination de demander au médecin de lui indiquer ce qui, sans nuire à sa santé, diminuerait en lui un tel penchant charnel ?

En ce qui concerne l'esprit, il faut conseiller au désespéré de se confesser, afin de diminuer l'emprise que le démon peut avoir sur une âme en état de péché.

 

VINCENT : On m'a dit, cher oncle, que quand de telles personnes vont à confesse, leur tentation s'en trouve aiguisée.

 

ANTOINE : C'est très possible. Mais c'est le signe que la confession leur est bienfaisante, et qu'elle a mis le démon dans une grande colère. On trouve dans maints passages de l'Évangile que les démons redoublent leurs efforts contre leurs victimes quand ils voient que le Christ veut les en chasser. Si nous craignons la colère de Satan, nous devons le laisser agir à sa guise, car, à chaque bonne action il se fâche.

Il faut dire au désespéré qu'il craint plus qu'il ne devrait dans la confession, et même qu'il n'y a aucun sujet de crainte ; on peut même ajouter qu'à moins qu'il ne change le bien en mal il devrait plutôt se réjouir.

Oui, il craint plus qu'il ne devrait, car si diligent que se montre le démon pour le détruire, Dieu est plus diligent encore dans son désir de le sauver : aucun démon ne s'acharne à le perdre avec autant de force que Dieu n'en met à le sauver. Aucun démon de l'enfer n'est aussi fort pour l'attaquer que Dieu ne l'est pour le défendre, à condition toutefois que lui-même ait une grande confiance en Dieu.

 

Il se montre craintif alors qu'il ne le devrait pas. Il craint avoir perdu l'amour de Dieu parce que d'horribles pensées lui sont venues à l'esprit, mais il lui faut comprendre qu'aussi longtemps qu'il ne s'y complaît pas, elles ne peuvent lui être imputées à péché.

Finalement, il est triste, alors qu'il devrait se réjouir. Car puisqu'il n'accueille pas de telles pensées, puisqu'il les rejette, il détient là un signe qu'il a conservé la faveur divine, que Dieu lui vient en aide, et il peut être assuré que Dieu ne le quittera jamais aussi longtemps que lui-même lui est fidèle. En outre, cette lutte contre la tentation peut, s'il ne tombe pas sans nécessité, être une occasion de mériter une grande récompense dans le ciel. La peine qu'il éprouve lui tiendra lieu, comme le démontre maître Gerson, de temps au purgatoire.

 

Pour combattre cette tentation, il faut trois choses : il faut résister, il faut mépriser les ruses du démon et enfin il faut demander l'aide de Dieu.

C'est le bon sens de résister à une telle tentation, il faut bien se dire que ce serait folie que d'y succomber, ce n'est pas le désir d'échapper à une peine qui y a conduit, ni le désir de jouir d'un quelconque plaisir, c'est au contraire, en y succombant, qu'on perdrait l'éternelle félicité et qu'on tomberait dans l'éternelle douleur. Même à supposer qu'on cède à cette tentation avec l'intention d'échapper à une grande douleur, il faut bien se dire qu'elle n'est rien en comparaison de celle qu'on aura méritée en succombant.

C'est la terreur d'y succomber qui torture le plus dans cette tentation ; il faut bien se dire que tous les diables de l'enfer ne pourront jamais amener quiconque à commettre cet acte, c'est une folle imagination qui y mène.

On pourrait comparer la personne en proie à cette tentation à quelqu'un qui s'avance sur une passerelle étroite, et qui s'effraie, alors qu'il marcherait sans encombre s'il gardait son sang-froid. Si on crie à un homme dans cette situation : « Tu vas tomber ! Tu vas tomber ! » il se peut très bien qu'il tombe, alors que si on le rassurait, il passerait sans mal, et n'hésiterait même pas à courir, comme s'il n'était qu'à un pied du sol. Ainsi, dans cette tentation, le diable trouve l'homme effrayé de sa propre lubie. Il lui crie à l'oreille : « Tu vas tomber, tu vas tomber ! » ; il effraie cet homme à tel point qu'à chaque pas il risque en effet de choir. Et le démon s'il est écouté, harcèle sa victime en lui inspirant une terreur continuelle à tel point qu'il lui fait oublier le Seigneur et l'amène à commettre cette faute mortelle du suicide.

 

De même que, dans le vice de la chair, il ne suffit pas, pour vaincre, de combattre, il faut aussi fuir (du reste, fuir les pièges de l'ennemi n'est-ce pas de la bonne stratégie ?), ainsi un homme qui subit la tentation du désespoir ne doit pas seulement résister en raisonnant, mais aussi parfois rejeter la pensée qui l'obsède, refuser de lui accorder crédit un seul instant.

Certaines personnes se sont bien débarrassées de ces pensées empoisonnantes, elles les méprisaient et se signaient pour chasser le démon, elles lui riaient au nez et détournaient leur esprit vers quelqu'autre pensée. Quand le démon voit qu'on lui accorde si peu d'importance, après de vaines tentatives à des moments qui lui paraissent propices, il abandonne la partie, il se retire.

 

Enfin, il faut, dans une pareille crise, invoquer l'aide de Dieu, prier pour celui qui lutte contre l'idée de suicide et faire prier d'autres pour lui : des pauvres à qui l'on donne des aumônes et d'autres bonnes personnes qui prieront par charité, et spécialement des prêtres à la messe. Il faut penser à son bon ange et aux saints pour qui il a une particulière dévotion. S'il s'agit d'un savant, qu'il ait donc recours aux litanies et aux invocations qui suivent, car ce sont de très anciennes et très vénérables prières de l'Église. Ce ne sont pas, comme certains le croient parfois, des prières ayant pour auteur saint Grégoire. On croit cela parce que, au moment de la grande peste de Rome, saint Grégoire fit réciter ces prières par la foule au cours d'une cérémonie solennelle, mais les litanies datent de bien longtemps avant.

Saint Bernard conseille à chacun de demander aux anges et aux saints d'intercéder en sa faveur auprès du Tout-Puissant. S'il se trouve des gens pour protester et dire que Dieu nous entend bien lui-même, qu'il serait dangereux de prier les saints puisque l'Écriture ne nous le conseille pas, je ne discuterai pas la chose ici. Celui qui ne veut pas le faire, qu'il ne le fasse pas. Pour ma part, je me fierai au conseil de saint Bernard, je le tiens pour un grand savant, un homme très versé dans la connaissance des saintes Écritures, et je préfère risquer mon âme en compagnie de saint Bernard plutôt qu'en compagnie de ceux qui trouvent des fautes dans sa doctrine.

Tout homme de bien conseille d'avoir recours par dessus tout à Dieu lui-même, et dans cette tentation, de se souvenir de la Passion du Christ et de le prier, lui dont la mort est la base de tout salut, afin qu'il garde cet homme d'un trépas aussi condamnable.

On trouve dans le livre des Psaumes des versets où il est question d'éloigner les cruelles tentations du démon, – par exemple : « Que Dieu se lève et ses ennemis se dispersent et ses adversaires fuient devant sa face » (Ps., 68, 2) – et bien d'autres qui, dans une si horrible tentation, plaisent à Dieu et sont redoutables pour le démon. Mais rien ne lui est aussi odieux que les mots par lesquels Notre-Seigneur le chassa lui-même : « Vade Sathana ! ». Aucune prière n'est plus efficace que ces mots, enseignés par Notre-Seigneur lui-même : « Ne nous laissez pas succomber à la tentation, et délivrez-nous du mal ». Et je ne doute pas que celui qui mettra en pratique les bons conseils reçus, qui priera, qui vivra dans la voie droite, se tiendra dans la compagnie de gens vertueux, celui qui conservera bien ferme au cœur l'espoir d'être aidé par Dieu, celui-là le Seigneur sera son rempart, son refuge, il ne craindra pas « les terreurs de la nuit » qu'entraîne cette terrible tentation.

 

Ainsi j'en ai terminé avec cette sorte de « terreur de la nuit ». Et je suis heureux que nous en arrivions au jour avec ces mots du prophète : a sagitta volante in die, car il me semble que la nuit fut bien longue !

 

VINCENT : En vérité, mon oncle, elle le fut, mais nous n'avons pas dormi, nous avons été bien occupés. Maintenant, ne pensez-vous pas qu'il est temps de prendre votre repas ?

 

ANTOINE : Non, mon cher neveu, car j'avais déjà rompu le jeûne juste avant votre arrivée. Il faut aussi que vous trouviez que cette nuit et ce jour ont passé comme une nuit et un jour d'hiver ; la nuit fut longue, le jour sera court, et lumineux.

Et ainsi en sera-t-il de notre entretien. Car par ces mots du prophète : « Tu ne craindras pas la flèche qui vole de jour... », j'entends la flèche de l'orgueil, dont le démon se sert pour tenter un homme non dans la nuit (c'est-à-dire dans l'épreuve et l'adversité car ces moments de crise sont trop durs pour qu'on y éprouve de l'orgueil), mais pendant le jour, c'est-à-dire en pleine prospérité, car les moments de prospérité sont riches en joie et en courage. Certes, cette prospérité humaine pendant laquelle l'homme se réjouit et dont le démon le rend si fier, n'est qu'une brève journée d'hiver ; car nous commençons pauvres et froids et nous nous élevons, comme une flèche, mais dès que nous atteignons le point culminant, avant que nous ayons eu le temps de nous y fixer, nous retombons vers le sol froid et c'est là que nous nous arrêtons. Mais pendant le bref instant où nous sommes en haut, Seigneur ! que nous sommes fiers ! Nous nous pavanons, nous bourdonnons comme des abeilles en été, sans nous rendre compte que, dès l'hiver venu, nous mourrons. Il en est ainsi pour beaucoup d'entre nous, Dieu nous vienne en aide ! Car pendant le court moment de la prospérité humaine, cette flèche du diable, cet esprit de vanité provenant de l'arsenal du démon et transperçant notre cœur nous fait croire que nous montons au zénith du bonheur, nous voguons sur les nuages, nous nous posons sur l'arc-en-ciel et nous regardons le monde tout en bas, nous contemplons, dans notre propre gloire, ces pauvres âmes, qui peut-être étaient nos compagnes et nous les considérons comme de pauvres fourmis.

 

Que celui qui s'élève ainsi, n'oublie toutefois pas que cette flèche a une pointe de fer ; si haut qu'elle vole elle doit nécessairement retomber. Parfois, elle retombe dans un endroit qui n'est guère propre : la fierté se change alors en répulsion, en honte, et toute la gloire s'évanouit.

C'est à cela que fait allusion l'auteur du cinquième livre de la Sagesse, quand il parle de ceux qui passent leur vie à se glorifier et qui, à leur mort, sont précipités tout droit en enfer :

« À quoi nous a servi notre orgueil ? Quel avantage avons-nous retiré de nos richesses ? Tout cela a passé comme une ombre... ou comme une flèche lancée vers son but ; l'air déchiré reflue aussitôt sur lui-même, si bien qu'on ignore le chemin qu'elle a pris. Ainsi de nous : à peine nés, nous avons cessé d'être et nous n'avons à montrer aucune trace de vertu, notre perversité nous a consumés... » (Sg., 5, 8).

 

Voilà comment en enfer parlent ceux qui ont vécu dans le péché. Remarquez, cher neveu, que lorsque l'Écriture compare l'orgueil à une flèche, elle n'assigne pas à cette flèche un but précis. C'est que l'orgueilleux ne vise pas à un but déterminé où il se fixerait. Il vise comme le font les enfants, le plus haut possible. C'est le démon qui lui assigne un but bien précis, et c'est le cœur même de l'enfer. Il sait lui-même par expérience que l'âme en proie à l'orgueil ne peut manquer de tomber (à moins d'être arrêtée dans sa chute par quelque grâce divine). Lorsqu'il était lui-même au ciel, et prenait son essor vers le zénith, dans un envol orgueilleux, disant : « Je volerai au-dessus des étoiles, j'installerai mon trône au septentrion, et je serai pareil au Très-Haut », bien avant d'atteindre ce but qu'il se promettait, il fut transformé, lui, l'ange de gloire, en un monstre noir et hideux, son élan vers le haut fut brisé et il fut précipité dans l'enfer.

Il vous semble peut-être, cher neveu, que tout ce qui se rapporte à l'orgueil n'étant pas une épreuve, une tribulation, une douleur, nous sortions de notre sujet.

 

VINCENT : C'est en effet ce que je pensais, mon cher oncle, et j'avais l'intention de vous en faire part, mais comme votre propos m'intéressait, je ne souhaitais nullement vous voir abandonner ce sujet.

 

ANTOINE : Cher neveu, comprenez bien ceci : certes la prospérité est le contraire de la tribulation, mais, pour un homme de bien, la tentation de l'orgueil dans la prospérité est une plus grande épreuve et il a plus besoin de conseils et de bonnes paroles que ne peut l'imaginer celui qui n'a jamais subi cette épreuve. C'est pour cela, cher neveu, que j'en ai parlé comme d'une chose se rapportant à notre sujet. Dites-vous bien qu'il est difficile de toucher la saleté sans se salir les doigts, de mettre le feu à la paille et de l'empêcher de brûler, de garder une vipère en son sein et de l'empêcher de mordre, de mettre ensemble jeunes gens et jeunes filles sans que s'éveille le désir de part et d'autre, ainsi il est dur pour n'importe quel homme ou femme en pleine prospérité, de résister aux suggestions du démon et aux occasions offertes par le monde de tomber dans le mortel désir de la gloire ambitieuse. Si on y cède, c'est pour tomber dans toutes sortes de défauts : manières arrogantes, comportement hautain, mépris pour les pauvres en paroles et en attitude, comportement dédaigneux et désagréable, malhonnêteté, haine et cruauté.

 

Pour beaucoup de gens vertueux, mon neveu, le succès est un grand péril, c'est un instrument du diable. Certains, sentant le démon leur offrir des tentations, en sont gravement troublés. Il y en a même qui sont si effrayés, que dans le plein jour de la prospérité, ils tombent dans la terreur nocturne de la pusillanimité, et, doutant d'eux-mêmes avec excès, ils laissent inachevées des œuvres dans lesquelles ils eussent pu se rendre utiles. Ils doutent du secours de Dieu qui pourrait les aider à résister aux tentations et se laissent aller au démon du désespoir. Sous prétexte de ce qui leur paraît l'humilité et le désir de servir Dieu en silence, ils recherchent leurs aises sans même en avoir conscience, et cela mécontente le Seigneur.

Cependant si un homme entouré d'honneurs se rend compte, grâce à la connaissance qu'il a de lui-même, que richesses et autorité nuisent à son âme, s'il s'aperçoit qu'il ne peut faire le bien qu'il devrait, s'il voit péricliter par sa faute les œuvres qu'il devrait soutenir, s'il voit qu'il ne peut remplir les devoirs de sa charge, je lui conseille d'abandonner cette charge, qu'il s'agisse d'honneurs spirituels comme par exemple la fonction d'évêque ou de toute autorité temporelle ; oui, mieux vaut se retirer et servir Dieu que d'accepter pour soi-même les honneurs au détriment de ceux que sa charge lui ordonne de protéger.

 

D'un autre côté, il peut remplir honorablement les devoirs de sa charge et n'être troublé que par les tentations de l'ambition et de l'orgueil, et craindre qu'elles ne le fassent tomber dans le péché. Je ne nie certes pas qu'il soit prudent de se tenir tout le temps dans une crainte modérée, car l'Écriture dit : « Heureux l'homme toujours en alarmes » (Pr., 28, 14) ; et saint Paul dit : « Que celui qui se flatte d'être debout prenne garde de tomber »(1 Cor., 10, 12).

Pourtant, l'excès de crainte est périlleux et amène à douter de l'aide de Dieu. Cette crainte immodérée, la sainte Écriture la condamne en disant : « Demeurez fermes, ne vous laissez pas effrayer » (Ph., 1, 28). Il faut donc qu'un homme qui est honoré tempère par une vive espérance la crainte qu'il éprouve de Dieu.

Qu'il se dise que, si Dieu a voulu lui confier cette charge, Dieu l'assistera de sa grâce afin qu'il la puisse bien exercer. Mais s'il est arrivé à s'élever par la simonie ou par d'autres moyens coupables, alors il faudrait considérer les tourments que donne la tentation comme une raison de se démettre. S'il n'en est pas ainsi, qu'il continue son bon travail, et contre la provocation du démon, qu'il se sanctifie, qu'il prie, qu'il en appelle à Dieu et qu'il veille à ce que le démon ne tente pas de le faire pécher. Qu'il plaigne et réconforte ceux qui sont dans l'affliction. Je ne veux pas dire qu'il doit laisser tous les crimes impunis, permettre aux malfaiteurs de voler à volonté. Mais dans son cœur, qu'il s'attriste en voyant que, par nécessité, pour préserver le bonheur commun, les hommes sont amenés à infliger une peine aux malfaiteurs. Dès qu'il trouve les indices d'un possible redressement, qu'il agisse de tout son pouvoir pour obtenir le pardon. Il ne manquera jamais de criminels fort mal disposés sur qui la justice pourra s'exercer. Qu'il pense dans le fond de son cœur que tout mendiant est son frère.

 

VINCENT : Il est bien difficile, pour un homme riche et bien habillé, de se comparer à un mendiant en guenilles.

 

ANTOINE : Supposez, mon cher neveu, qu'il y ait ici, deux hommes, tous deux mendiants. Survient un richard, il en emmène un avec lui et le garde chez lui pendant un certain temps, l'habille de soie, lui donne une bourse bien garnie, mais, l'avertissant que, dans peu de temps, il lui faudra reprendre ses haillons, et retrouver sa pauvreté. Supposez que ce mendiant vêtu de soie rencontre son compagnon ; ne pourrait-il, malgré son accoutrement, se reconnaître comme son frère ?

Ne serait-il pas fou, si, pour une fortune de quelques semaines, il se croyait supérieur à l'autre ?

 

VINCENT : Certainement, mon oncle, si du moins il n'y a entre eux d'autre différence.

 

ANTOINE : Mon cher neveu, il me semble qu'en ce monde la différence entre le plus riche et le plus pauvre est à peine plus sensible. Que le plus riche considère le plus misérable et pense qu'ils étaient tous deux pareils en venant au monde. Qu'il se dise bien que malgré toute la richesse dont il jouit actuellement il sera, peut-être, dans quelques jours, plus misérable encore que ce mendiant.

Aucun homme ayant un brin d'intelligence et sachant s'en servir ne peut penser moins que cela. Mais un chrétien, ayant un peu de foi, ne peut manquer d'aller plus loin. Il ne pensera pas seulement à sa venue ici-bas, à son départ pour l'autre monde, mais aussi au terrible jugement de Dieu, aux effroyables peines de l'enfer et aux inestimables joies du ciel. En réfléchissant à ces réalités, il se dira que, quand ce pauvre hère et lui-même auront tous deux quitté ce monde, le mendiant sera entouré de tels honneurs qu'il souhaitera à ce moment être son égal. Pour celui qui réfléchit à ces choses, mon cher neveu, la flèche de l'orgueil volant en plein jour, n'est pas bien redoutable.

Mais pour y bien penser, le mieux est de se confesser souvent. Que l'homme vertueux, qui craint le démon de la prospérité, ouvre son cœur et, par la bouche de quelque vertueux père spirituel, il entendra des vérités qu'il avait oubliées. Qu'il se ménage en sa maison quelque endroit solitaire et silencieux, qu'il s'y retire de temps en temps et qu'il s'imagine se retirer du monde et rencontrer Dieu pour lui rendre compte de sa vie de péché. Là, devant un autel, devant quelque image représentant l'amère Passion du Christ, image dont la contemplation peut lui remettre en mémoire la Passion elle-même, et éveiller en son âme une dévote compassion, qu'il s'agenouille et se prosterne aux pieds du Seigneur tout-puissant, croyant fermement qu'il est là, invisiblement présent. Alors, qu'il ouvre son cœur à Dieu et confesse les fautes dont il peut se souvenir, qu'il prie Dieu de lui accorder le pardon. Qu'il se souvienne des bienfaits dont Dieu l'a comblé, (honneurs publics ou grâces intimes). Qu'il avoue à Dieu les tentations du démon, les tentations de la chair, celles du monde, et les occasions de pécher provenant des amis, lesquels sont parfois bien plus dangereux pour enlever un homme à Dieu que ne le sont ses plus mortels ennemis. Notre-Seigneur l'affirme lui-même quand il dit : « Un homme a pour ennemis les gens de sa propre famille » (Mt., 10, 30). Qu'il pleure devant Dieu sa propre fragilité, sa négligence, sa mollesse à résister aux tentations, sa facilité à y succomber. Qu'il supplie Dieu de lui accorder son aide, de le fortifier à la fois pour l'empêcher de tomber, pour que, s'il succombe par sa faute, il ait la force de se relever et, avec l'aide de Dieu, de retrouver la grâce. Que cet homme ne doute pas que Dieu l'entend et lui accordera bien volontiers cette faveur.

Ainsi, en gardant le ferme espoir de recevoir l'aide de Dieu, il emploiera bien sa prospérité, il persévérera dans ses occupations profitables. Dieu l'enveloppera comme un bouclier, il n'aura plus à craindre « la flèche volant en plein jour » c'est-à-dire le mal que peuvent faire les biens de ce monde.

 

VINCENT : Mon cher oncle, ce conseil me paraît excellent. Il est très utile à ceux qui vivent dans l'abondance et la prospérité.

 

ANTOINE : Je supplie le Seigneur, mon cher neveu, d'inspirer ces pensées et d'autres, meilleures, à toute personne qui en a besoin. Et maintenant, je dirai un mot ou deux de la troisième tentation, celle dont le prophète parle en ces termes : « Gardez-nous des activités se mouvant dans les ténèbres ». Ensuite, nous déjeunerons et nous laisserons la dernière tentation, c'est-à-dire « le démon de midi » pour cet après-midi. Ainsi, avec l'aide de Dieu, nous terminerons ces entretiens.

 

VINCENT : Que Dieu vous récompense, mon oncle, de vous être ainsi occupé de moi. Mais, je vous en prie, ne reculez pas trop l'heure de votre repas.

 

ANTOINE : Ne craignez rien, je vous promets que je ne serai pas long.