I

 

SI L'ON PEUT, DANS L'ÉPREUVE, CHERCHER À SE RÉCONFORTER PAR DES DISTRACTIONS

 

 

Avant d'aller plus avant, cher oncle, je me permettrai de revenir sur certaines de vos affirmations. Si je me souviens bien, vous refusiez à l'homme le droit de chercher un adoucissement à sa peine dans les choses humaines ou charnelles. Cela me semble un peu dur. Il n'y a pas de mal à bavarder gaiement avec un ami, cela distrait, cela détend, cela rend courage. Salomon dit, si je me souviens bien, qu'on devrait verser à boire à l'homme qui est dans le chagrin pour l'aider à oublier. Et saint Thomas assure qu'un plaisant entretien (eutrapelia) est bienfaisant, rafraîchit l'esprit et le rend plus vif pour continuer à travailler et à étudier.

 

ANTOINE : Mon neveu, je n'oublie pas ce point de vue, mais je n'avais guère envie d'en parler, car cela ne me paraît pas absolument inoffensif et d'autre part il n'est guère nécessaire de le conseiller ; les gens y sont suffisamment enclins par eux-mêmes. N'en sommes-nous pas un exemple ? Nous devions nous rencontrer pour parler de choses graves et tristes et nous avons commencé par échanger de petites histoires drôles. Neveu, vous me connaissez : je suis par nature très moqueur. Je voudrais pouvoir m'en corriger. Mais, même à mon âge, je n'y puis arriver. Je ne vais tout de même pas me mettre à m'en vanter !

 

Mais puisque vous me demandez mon avis sur la question de savoir s'il n'est pas permis de chercher à soulager le chagrin par quelque honnête divertissement (étant bien entendu que notre principal soutien est Dieu seul) eh bien ! je ne le défendrai pas formellement. Car des hommes vertueux et savants l'ont permis dans certains cas. En effet, si nous étions tous comme Dieu souhaite que nous soyons et tels que la sagesse naturelle le voudrait (il est du reste sans excuse que nous soyons différents), il ne fait aucun doute que la meilleure consolation serait de parler du ciel. Tandis qu'à présent, Dieu nous vienne en aide ! quelques mots sur les joies célestes suffisent à nous plonger dans l'ennui, il nous faut bien vite nous rafraîchir l'esprit avec une bonne histoire. Notre intérêt pour le ciel s'est bien refroidi. Si la crainte de l'enfer s'était émoussée dans les mêmes proportions, bien peu craindraient encore Dieu ! Heureusement, nous n'en sommes pas là. Avez-vous remarqué, mon neveu, qu'au sermon et le plus souvent vers la fin, le prédicateur parle du ciel et de l'enfer. Pendant qu'il parle de l'enfer, on l'écoute encore, mais dès qu'il aborde les joies célestes, c'est fini.

Il en est de l'âme comme du corps : il y a des gens qui, par nature ou par mauvaise habitude, en sont arrivés à ceci : qu'un produit nocif les soulage plus vite et mieux qu'un produit bienfaisant. S'ils sont malades, ils n'avaleront ni médicament ni nourriture sans y avoir ajouté quelque chose qui en diminue l'action salutaire. Pourtant, nous devons les laisser agir à leur guise ; impossible de faire autrement.

Cassien (cet homme si vertueux) raconte dans une de ses conférences qu'un prédicateur parla un jour du ciel. Il parlait si suavement que ses auditeurs ne tardèrent pas à oublier où ils se trouvaient... et qu'ils tombèrent dans une profonde somnolence. Quand le saint prêtre s'en aperçut, il s'écria tout à coup : « Écoutez cette histoire, elle est amusante. » Toutes les têtes se levèrent et il put alors leur parler du ciel à sa guise. Je ne vous dirai rien des reproches qu'il leur fit, mais cette anecdote me suffit pour illustrer ma réponse à votre question : dans l'épreuve, ne peut-on chercher un soulagement, une honnête distraction ? Je réponds que ceux qui ne peuvent entendre parler du ciel sans être distraits de temps en temps par quelque histoire divertissante (comme s'il était pénible d'entendre parler du ciel !) eh bien ! laissez-les donc ! Je voudrais qu'il fût possible de les guérir de leur frivolité. Il n'en est rien.

 

Pourtant, à mon avis, il vaut mieux écourter au maximum ces récréations et les rendre aussi rares que possible. Qu'elles soient la sauce et non le plat principal. Prions Dieu de trouver une telle satisfaction dans la description des joies célestes que tout plaisir humain paraisse insipide. Si nous y parvenons, un an de plaisir nous soulagera moins qu'une demi-heure de méditation sur les bonheurs du paradis.

 

VINCENT : Vous avez raison, mon oncle, et je prie Dieu qu'il nous accorde de goûter de telles joies. Et, comme vous l'avez dit l'autre jour, c'est par la foi que nous y parviendrons et c'est par la prière que nous l'obtiendrons. Mais maintenant, mon cher oncle, arrivons-en au vif du sujet.