IV

 

DANS LA CONTRITION ON EST À LA FOIS HEUREUX ET TRISTE

 

 

Je parlerai peu de la première catégorie, c'est-à-dire des épreuves qu'un homme s'impose à lui-même, telles qu'une douleur physique ou encore quelque sacrifice matériel auquel il consent librement pour ses péchés et pour l'amour de Dieu.

Cette sorte d'épreuve ne réclame aucune consolation. Puisque la victime s'impose elle-même une souffrance, elle connaît les limites de ce qu'elle peut supporter et ne les dépassera pas. Si un doute s'élève, c'est d'un conseil qu'on a besoin, non de consolation. Ainsi, le courage qui enflamme l'âme pour l'amour de Dieu donnera joie et consolation, à tel point qu'on en oubliera la douleur du corps.

Tout en ayant au cœur grand regret du péché, on ne peut s'empêcher, en pensant à l'immense joie du ciel, de se sentir dans cet état étrange où je fus un jour de fièvre.

 

VINCENT : À quoi faites-vous allusion, cher oncle ?

 

ANTOINE : Il y a une quinzaine d'années, j'étais au lit, atteint d'une fièvre tierce. J'avais déjà subi trois ou quatre crises quand il en survint une si forte et si étrange que je n'aurais jamais cru cela possible. Je me sentis à la fois brûlant et glacé dans tout le corps. Je ne dis pas que j'avais froid ici et chaud là. Il n'y aurait rien eu de surprenant à avoir le front brûlant et les mains glacées, non c'était les deux ensemble par tout le corps, et c'était bien pénible.

 

VINCENT : Ma foi, mon oncle, voici un étrange phénomène. Je n'ai jamais rien ouï de pareil et si je ne l'avais entendu dépeindre par votre bouche j'aurais eu du mal à y croire.

 

ANTOINE : La courtoisie vous empêche peut-être d'avouer que vous ne me croyez pas non plus quand je vous le décris. Mais ce qui m'arriva ensuite fut plus étrange encore.

 

VINCENT : Contez-moi cela, mon oncle !

 

ANTOINE : J'interrogeai deux médecins. Ils m'affirmèrent que j'avais dû tomber dans un demi-sommeil et rêver de telles sensations. D'après eux, cela ne pouvait pas être.

 

VINCENT : Vous n'en avez pas moins maintenu votre point de vue ?

 

ANTOINE : C'est vrai. Mais il se passa alors autre chose. Une jeune fille de cette ville à qui certain de ses parents avait enseigné un peu de médecine, me dit qu'une telle maladie existait effectivement.

 

VINCENT : Par Notre-Dame, mon oncle, sauf le respect que je vous dois, je n'aurais jamais eu confiance dans les affirmations de cette jeune fille. Je la crois actuellement digne de foi, mais à l'époque, elle aurait pu mentir pour paraître savante.

 

ANTOINE : Peut-être, mais elle me montra dans Galien le chapitre De differentiis febrium, qui traite de cette maladie.

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, ce fut pour vous un heureux hasard de rencontrer cette jeune personne. Elle était, en ce qui concerne cette maladie, beaucoup plus savante que vos deux médecins et je suppose qu'à présent elle en sait beaucoup plus long qu'eux.

 

ANTOINE : Je le crois aussi. Elle est très docte, très sage et très vertueuse.

Mais voyez maintenant quel tour me joue mon grand âge : je ne puis me souvenir pour quelle raison je vous raconte cette histoire ! Ah ! J'y suis ! Je voulais comparer cet état, où je me trouvais simultanément brûlant et glacé, avec la contrition, où l'on est à la fois joyeux et triste. Saint Jérôme dit : « Sois tout à la fois triste, et en même temps joyeux d'éprouver cette tristesse. »

Celui qui connaît ce genre d'épreuve, le bienfaisant regret de la faute et la vraie contrition, n'a besoin d'aucune consolation. Il lui suffit de penser à la grande miséricorde de Dieu, qui dépasse de beaucoup tous les péchés. Notre-Seigneur est prêt à recevoir tous les hommes. Il a étendu ses deux bras sur la croix pour mieux les accueillir tous. Il y était lorsqu'il accueillit le larron, qui pourtant ne s'est tourné vers Dieu que lorsqu'il ne pouvait plus commettre aucun larcin. Cependant « il y aura plus de joie dans le ciel pour un pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de repentir » (Lc., 15, 7).

Là-dessus je ne parlerai plus de ce premier genre d'épreuve.