XI

 

DU PEU D'AGRÉMENTS QUE TROUVENT DANS LES HAUTES CHARGES CEUX QUI N'Y CHERCHENT QU'AVANTAGES SUPERFICIELS

 

 

Voyons maintenant quels avantages les mondains trouvent dans ces hautes charges, dans ces positions élevées. Je ne traite ici que de ceux qui n'y cherchent qu'avantages superficiels ; des autres qui y poursuivent une fin meilleure, nous parlerons plus loin.

Ce qu'ils aiment tous, c'est de pouvoir commander sans avoir à obéir eux-mêmes. Je ne compris cela qu'un jour où un de nos amis me conta gaiement une querelle qu'il avait eue avec sa femme. L'épouse reprochait à son mari de manquer d'ambition, et, comme il venait de refuser une position honorable, elle se mit en colère :

— Pourquoi ne faites-vous pas comme les autres ? Voulez-vous donc passer votre vie au coin du feu à dessiner dans les cendres comme les enfants ? Ah ! si j'étais un homme, moi... !

— Eh ! bien que feriez-vous, ma mie ?

— Je chercherais à m'élever, car ma mère disait toujours : « Mieux vaut commander qu'obéir ». Et je vous assure que je ne suis pas assez sotte pour obéir quand je pourrais commander.

— Ça c'est vrai, femme, je ne vous ai jamais trouvée portée à l'obéissance.

 

VINCENT : Je vous suis très bien, mon oncle. C'est une maîtresse femme que celle-là et ce dont elle parle est bien ce que les mortels recherchent le plus dans les positions qui donnent de l'autorité.

 

ANTOINE : Et pourtant, il me semble que bien peu y trouveront un avantage car dans un royaume une seule personne peut donner des ordres sans en recevoir et c'est le roi. Lui seul peut tout gouverner, tout contrôler sans être ni contrôlé, ni gouverné. Tous les autres sont sous ses ordres, la plupart doivent obéir à plus d'un supérieur, et maint parmi ceux qui occupent une position élevée exige moins de travail de ceux qu'il a sous ses ordres que son chef n'en exige de lui seul.

 

VINCENT : Pourtant, cela leur plaît, mon oncle, qu'on s'incline, qu'on reste nu-tête et même qu'on s'agenouille devant eux.

 

ANTOINE : Cher neveu, ce n'est souvent qu'un prêté-rendu : on leur fait des courbettes, eux doivent en faire à d'autres. Si, comme je l'ai dit, nous exceptons le roi, nous voyons que même celui qui se trouve à l'échelon directement inférieur, fait plus de courbettes qu'il n'en reçoit ; et si, par hasard son genou lui fait mal, les génuflexions de vingt personnes ne calmeront pas sa douleur. Un grand officier du roi m'a dit un jour que vingt personnes se découvrant devant lui, ne lui tenaient pas aussi chaud que ne le fait son chapeau, et le plaisir qu'il éprouvait à les voir nu-tête devant lui n'était rien en comparaison du dépit qu'il éprouva quand il attrapa un rhume, pour être resté longtemps nu-tête devant le roi.

Mais laissons là ces avantages et voyons les inconvénients que comportent de telles charges. Tout va-t-il éternellement comme chacun le désire ? Autant vaudrait, n'est-ce pas, demander si tout le monde est content du temps qu'il fait, puisque dans une même chaumière, le mari désire le soleil pour son blé et la femme, la pluie pour ses poireaux ! Ainsi en va-t-il de ceux qui détiennent l'autorité. Ils ne sont d'accord ni sur le profit, ni sur les règlements, ni sur le maintien des causes, ils sont tirés à hue et à dia par leurs différents amis et il est impossible qu'ils l'emportent tous. Il est toujours déplaisant de ne pas l'emporter, mais, pour eux la défaite est bien plus cuisante que pour un pauvre homme. Et ceci est vrai aussi bien pour les plus puissants. Les princes eux-mêmes ne peuvent avoir tout ce qu'ils désirent. Comment cela serait-il possible alors que chacun d'entre eux voudrait régner sur les possessions de tous les autres ? Ils sont enviés et haïs par ceux qui sont sous leurs ordres, qui leur parlent en les flattant, mais qui, si le prince vient à tomber, se transforment en une meute hurlante et dévorante.

 

Enfin, le coût, la charge de la guerre leur incombe à eux bien plus qu'au pauvre, ils sont beaucoup plus exposés à ses dangers. Plus d'un laboureur peut rester tranquillement assis devant son feu alors qu'eux doivent se lever et marcher.

Il suffit d'ailleurs que leur maître change d'humeur pour que s'écroule du même coup l'autorité dont ils jouissaient. Nous en voyons tous les jours maints exemples, qui viennent illustrer cette pensée du philosophe : il comparait ceux qui servent de grands princes à ces comptoirs dont on se sert pour régler les paiements. On les dresse pour un sou aussi bien que pour mille livres. Aussitôt après, on les démonte, pour les dresser de nouveau pour un sou. Ainsi en est-il de ceux qui cherchent à s'élever par la protection des grands princes, ils s'élèvent puis retombent, et c'est toujours à recommencer.

Même celui qui garde sa situation jusqu'à sa mort doit finalement abandonner tout. Et ce « finalement » ne se fait pas longtemps attendre, car au moment où on peut s'élever, bien des années ont déjà passé. Ceux qui y réfléchissent n'auront guère à se réjouir, ils verront que les honneurs dont ils sont revêtus, que leur autorité ne dureront guère, sans parler des chances qu'ils ont de les perdre encore plus vite. Inutile de vous dire que de telles pensées plongent dans la désolation ceux qui les conçoivent.

Vraiment, mon cher neveu, je ne vois guère d'avantages dans le fait d'avoir de l'autorité, mais beaucoup de désagréments. Il y a tant de chances de perdre cette autorité et de toutes façons on ne peut la conserver longtemps, s'en séparer cause tant de douleur que je ne vois pas pourquoi on la désirerait tant.