XXII

 

LA MORT, CONSIDÉRÉE EN SOI-MÊME, N'EST QU'UN DÉPART DE CETTE VIE

 

 

Je comprends bien, par ces deux adjectifs dont vous la qualifiez : humiliante et pénible, que la mort vous paraîtrait moins horrible si elle vous arrivait sans douleur et sans honte.

 

VINCENT : Sans aucun doute, mon oncle, beaucoup moins. Mais, malgré cela, je connais bien des gens qui ne veulent pas mourir, même d'une mort sans honte et sans douleur.

 

ANTOINE : je le crois sans peine, mon cher neveu, car cette peur de la mort vient le plus souvent d'un manque de foi, d'un manque d'espérance, ou encore d'un manque d'esprit.

Ceux qui ne croient pas à la vie dans l'au-delà ont peur de quitter celle-ci car alors, pensent-ils, ils perdront tout ; et voilà d'où viennent ces mots impies qui fleurissent sur tant de lèvres : « Ce monde-ci, nous le connaissons, de l'autre nous ne savons rien. » Et quelques-uns disent en plaisantant (mais le pensent sérieusement) : « Le diable n'est pas aussi noir qu'on veut bien le dire ! » ou « Si noir qu'il soit, il ne peut l'être plus qu'un corbeau » et ainsi de suite. Chez d'autres, la foi est assez forte, mais une vie dissolue leur fait perdre l'espoir du salut, et je m'étonne peu qu'ils répugnent à mourir. D'autres encore, qui ont l'intention de se corriger et souhaitent en avoir le temps, peuvent répugner à mourir incontinent. Il me semble à moi qu'un désir joyeux de mourir et d'être avec Dieu, lui serait agréable et mériterait la rémission des péchés et de la peine, tout autant que de longues années de pénitence.

Il y a aussi des gens qui, sans souhaiter la mort, sont heureux de mourir et s'en réjouissent.

 

VINCENT : Ceci est bien étrange, mon oncle.

 

ANTOINE : Je crains, mon cher neveu, que ce ne soit pas très fréquent, mais cela arrive à de belles âmes comme le fut saint Paul. Malgré le désir qu'il éprouvait d'être avec Dieu, il était content de vivre ici dans la peine et de remettre à plus tard l'infinie félicité du ciel, car il pouvait, sur terre, se dévouer aux autres hommes. « J'ai le désir de mourir et d'être avec le Christ, mais il est bien préférable pour vous que je reste en vie » (1 Phil., 23).

Mais il me semble, mon neveu, qu'aucun croyant ne devrait hésiter à mourir pour sa foi, à moins que la crainte de la honte et de la douleur violente ne mette un obstacle au désir de quitter ce monde, car le croyant sait que la mort pour la foi le lavera de tout péché et l'enverra droit au ciel. Les derniers dont j'ai parlé ne craignent pas tant la mort qu'ils ne l'acceptent, dans ces conditions, bien volontiers puisqu'ils savent que refuser la foi pour quelque raison que ce soit, les séparerait de Dieu, et on ne peut appeler charité le fait de déplaire à Dieu quand bien même ce serait pour venir en aide au monde entier, qui fut créé par lui.

Il y en a qui répugnent à mourir, tout simplement par manque d'esprit. Ils croient au ciel et espèrent bien y aller, mais ils aiment tant les richesses et les agréments de ce bas monde qu'ils veulent les garder aussi longtemps que possible, et les défendent même avec bec et ongles. Quand il leur faut absolument s'en séparer, quand la mort vient les en arracher, ils comptent bien, faute de rester en vie, être hissés tout droit en paradis en la présence de Dieu ! Ces gens sont aussi fous que celui-là, qui gardait depuis son enfance, un sac de noyaux de cerises et s'en était tellement épris, qu'il ne voulait plus le lâcher, même pas pour un sac d'or.

Ces gens se comportent comme l'escargot d'Esope. Un jour, Jupiter invita tous les pauvres vers à une grande fête. L'escargot resta chez lui et ne s'y rendit point. Quand Jupiter lui demanda par la suite pourquoi il n'avait pas assisté à la fête où il eut été accueilli, bien traité, en un beau palais, où il eût pu prendre part à mille divertissements, l'animal répondit qu'il ne se trouvait nulle part aussi bien qu'en sa maison. Cette réponse rendit Jupiter furieux. Puisque le limaçon aimait tant sa maison, dit-il, il la porterait toujours sur son dos où qu'il allât. Et, pour ma part, je n'ai jamais vu les escargots aller autrement.

 

VINCENT : Vraiment, mon oncle, il me semble que cette fable contient une grande part de vérité.

 

ANTOINE : Esope veut nous représenter par là, la folie de ces gens qui mettent leur plaisir dans des choses sans valeur et ne peuvent s'en passer, même pour avoir quelque chose de précieux. Par ce travers à la fois sot et peu aimable, ils peuvent pâtir durement ; et les chrétiens qui imitent l'escargot en s'attachant trop à leur maison sur terre, ne peuvent pas éprouver dans leur cœur le joyeux désir de se rendre à cette grande fête que Dieu prépare au paradis, et à laquelle, dans sa grande bonté, il nous convie tous. Ils risquent fort, je le crains, de s'entendre donner la même réponse que l'escargot et peut-être une bien pire, car ils peuvent comme le colimaçon de la fable être condamnés à rester attachés à leur demeure, la terre, mais contrairement à l'escargot ils ne pourront la traîner là où ils veulent, ils devront rester enclos, au centre de la terre, dans le brasier infernal. C'est par leur faute qu'ils seront entraînés à cette folie, tout comme l'ivrogne s'entraîne à l'ivrognerie, et le mal qu'il commet pendant son ivresse ne lui est pas pardonné sous prétexte qu'il n'est pas conscient, mais son ébriété même lui est imputée à faute.

 

VINCENT : Mon oncle, ceci ne me paraît pas invraisemblable, et c'est bien par leur faute qu'ils tombent dans une telle folie. Mais si vraiment c'est une folie, alors bien des gens sont fous qui se croient sages.

 

ANTOINE : Mais, cher neveu, je n'ai jamais rencontré un fou qui ne se crût sage. Car de même qu'un ivrogne qui se sent ivre n'est pas complètement ivre, de même un fou qui se croit fou, montre par là un éclair de sagesse.

Cependant, mon cher neveu, assez parlé de cette sorte de fous qui répugnent à mourir tant ils sont attachés à leurs plaisirs terrestres, ceux qui pour cette raison préfèrent renier leur foi plutôt que de perdre leurs biens, même s'ils ne risquent pas, pour cela, la mort.

 

VINCENT : Oui, mon oncle, et vous avez rappelé autant que je puisse m'en souvenir, tous ceux qui craignent une mort humiliante et douloureuse. Vous avez mis à part ceux qui n'ont pas la foi ; aucun réconfort ne peut les atteindre, il faut leur conseiller d'essayer d'avoir la foi, car c'est la base de tout réconfort comme vous l'avez montré au début de notre entretien, le jour de ma première visite ; les autres, ceux qui risquent de perdre leur foi par crainte de la mort, nous les avons tous passés en revue. Mais vous ne m'avez pas encore parlé de ces deux aspects de la mort que nous risquons de subir pour notre foi : la honte et la souffrance. Je vous en prie, donnez-moi des arguments de réconfort contre cela, car si la mort devait nous emporter simplement vers une vie meilleure, sans que nous ayons à souffrir, il me semble qu'aucun homme sensé ne s'attacherait à la vie d'ici-bas.

 

ANTOINE : Ceux qui veulent examiner ce problème en se basant sur leur foi verront bien qu'ils ne se laisseront pas décontenancer par la honte et la souffrance au point de renier Dieu.

Pour prouver ceci, commençons par étudier la honte qui accompagnerait cette mort.