DEUXIÈME PARTIE :

LA PRATIQUE DE LA VIE SPIRITUELLE

 

 

 

V. Le directeur de conscience

 

 

On a souvent comparé la vie spirituelle à un voyage. L'homme vient de Dieu et retourne vers Lui. Ce chemin du retour s'accomplit par des voies inconnues ou incertaines, ce qui nécessite l'intervention d'un guide. La nécessité d'un guide spirituel est une vérité approuvée par l'autorité et la doctrine traditionnelle de l'Église. Notre auteur nous rappelle cette importante vérité en constatant toutefois qu'il est bien difficile de trouver un bon directeur. Sainte Thérèse d'Avila au XVIe siècle espagnol, s'appuyant sur une pratique déjà existante, affirmera très catégoriquement la nécessité pour les laïcs, désireux de vivre plus pleinement leur vie chrétienne, d'un guide particulièrement compétent. « Même aux personnes étrangères à l'état religieux, il serait très avantageux d'avoir un guide dont elles suivent les avis, afin de ne faire en rien leur propre volonté ; car c'est là d'ordinaire la cause de notre perte ». (Château Intérieur, 3e Demeure, ch. II). Et dans la Vie, ch. XIII : « Mon opinion est et sera toujours que tout chrétien doit, lorsqu'il le peut, communiquer avec les hommes doctes ; et plus ils le seront, mieux cela vaudra. Ceux qui marchent par les voies de l'oraison en ont plus besoin que les autres ; et celà, à proportion qu'ils seront plus spirituels ».

 

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La nécessité d'un directeur.

Chose certaine : celui qui tend à la perfection y arrivera plus facilement et plus vite s'il a un directeur auquel il obéit en toutes choses, petites et grandes. Tout seul, même avec une intelligence très vive et les meilleurs livres de spiritualité, il y parviendra moins aisément.

Bien plus, jamais Notre-Seigneur n'accordera sa grâce, sans laquelle on ne peut rien, à celui qui, ayant à sa disposition un directeur de conscience capable de l'instruire, néglige ce secours, persuadé qu'il se suffit à lui-même et qu'il peut trouver tout seul la voie du salut. C'est que l'obéissance est la voie royale qui mène sûrement les hommes au sommet de cette échelle mystérieuse où le Seigneur paraît s'appuyer.

 

 

L'exemple des saints.

C'est la voie qu'ont suivie les saints Pères du désert, et tous ceux qui sont parvenus à la perfection ont cheminé par là. Si, par une grâce spéciale, Dieu a directement instruit certaines âmes, c'est qu'alors sa bonté a remédié au manque de directeur. Il en use de la sorte dans ces cas, pourvu qu'on ait recours à Lui d'un cœur humble et fervent.

 

 

Rareté des bons directeurs.

Il est infiniment regrettable que de nos jours si peu de gens soient capables d'enseigner la perfection. Pire encore, si quelqu'un veut suivre les voies de Dieu, beaucoup l'en détourneront et bien peu l'aideront.

Dans ce cas, il faut recourir à Dieu de toute son âme et Lui demander par des prières pressantes et humbles de vouloir remplir Lui-même l'office de directeur. Oui, il faut se jeter dans ses bras, s'abandonner à Lui comme un orphelin, afin qu'Il vous reçoive avec bonté, car Il ne veut la mort de personne, mais que tous arrivent à la connaissance de la vérité.

À vous donc qui désirez ardemment trouver Dieu et aspirez à la perfection afin d'être plus utile aux autres, j'adresse ma parole. Je m'adresse à vous qui allez à Dieu d'un cœur simple et sans aucune duplicité, qui visez au plus parfait dans la vertu et souhaitez parvenir à la gloire éternelle par la voie de l'humilité.

 

 

VI. L'obéissance

 

Les trois principes de base de la vie spirituelle risquent d'être vite oubliés, si on n'en fait l'application à la vie pratique. Saint Vincent le sait, et c'est pourquoi il se fait dans son livre de plus en plus pratique. Il aborde le thème de l'obéissance, dont l'acte de vertu se rattache à Dieu directement, puisqu'il relève de la vertu de religion. Ce qu'il en dit regarde surtout le religieux, mais il sera facile d'en retenir l'esprit de foi qui doit animer aussi l'obéissance dans le monde.

 

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Obéissance aux règles.

Ayant établi en soi les bases premières de l'édifice spirituel, la pauvreté et le silence, que l'athlète du Christ ceigne ses reins et se prépare à suivre en tout et partout le chemin et la règle de l'obéissance, inébranlablement.

Qu'il observe exactement la règle, les constitutions, les rubriques ordinaires et extraordinaires, en tout lieu et en tout temps, au dedans, au dehors, au réfectoire, au dortoir, au chœur, pour les inclinations et les prostrations marquées, faisant ce qu'il y a à faire, se levant et se tenant debout quand il faut.

 

 

Obéissance aux supérieurs.

Pour tous ces actes qu'il observe à la lettre les ordonnances des supérieurs, se souvenant sans cesse de cette parole de Jésus : Qui vous écoute, m'écoute ; qui vous méprise, me méprise.

 

 

VII. Le comportement extérieur

 

Notre intérieur étant réglé par l'esprit d'obéissance, il faudra encore régler notre comportement extérieur selon une forte discipline.

 

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Nécessité d'une discipline du corps.

L'athlète du Christ devra ensuite régler son extérieur de telle manière que son corps soit totalement au service de Jésus-Christ.

Il faut pour cela que règne en tous ses actes et mouvements extérieurs une certaine bienséance qui soit la suite de la régularité religieuse. Car vous ne pourrez jamais réprimer les révoltes intérieures de l'âme si vous n'avez auparavant soumis votre corps à une discipline si exacte qu'elle l'empêche de faire non seulement une action, mais le moindre mouvement déplacés.

Dans cette discipline que vous vous imposerez, attaquez-vous d'abord à vaincre la gourmandise. Car si vous n'êtes maître de ce vice, en vain travaillerez-vous à acquérir les autres vertus.

Voici donc ce que vous devez observer.

 

 

La sobriété : règles générales.

D'abord contentez-vous de la nourriture commune qu'on donne à vos frères, et ne vous procurez aucun mets spécial. Si des séculiers veulent vous envoyer un plat pour votre usage personnel, n'acceptez d'aucune façon ; s'ils veulent l'offrir au couvent, libre à eux.

Vos frères vous invitent-ils à dîner hors du réfectoire conventuel, refusez. Mangez toujours au couvent, en y observant les jeûnes que la règle prescrit, tant que vos forces le permettent.

Si vous tombez malade, acceptez les adoucissements nécessaires, sans rien vous procurer par vous-même, mais acceptant de bonne grâce ce qui vous est servi.

Pour éviter tout excès dans le boire et le manger, examinez avec attention votre tempérament et constatez ce qu'il exige de nourriture afin de discerner le nécessaire du superflu.

En règle générale mangez autant de pain qu'exige votre constitution, surtout en temps de jeûne ; et méfiez-vous du démon lorsqu'il vous pousse à agir autrement.

 

 

Les nécessités vitales.

Voici comment distinguer le nécessaire du superflu.

Aux jours où l'on fait deux repas, vous sentez-vous alourdi après None au point de ne pouvoir prier, lire ou écrire, c'est qu'il y a eu quelque excès. Ressentez-vous la même lourdeur après Matines, quand vous avez dîné, et après Complies, les jours de jeûne, c'est que la cause est la même. Mangez donc autant de pain qu'il vous en faut, de façon pourtant qu'après le repas vous puissiez lire, écrire ou prier.

Si cependant à cette heure-là vous vous sentiez moins disposé à ces exercices qu'aux autres heures, ce n'est pas nécessairement une marque d'excès pourvu que vous ne sentiez pas cet appesantissement dont j'ai parlé.

Examinez donc selon cette méthode ou toute autre que le Seigneur pourrait vous inspirer dans vos prières, ce qu'exige votre tempérament. Puis soyez fidèle à observer la mesure que vous vous êtes prescrite. Surveillez toujours ce que vous mangez à table. Et si jamais il vous arrive de faire un petit excès, punissez-vous par une pénitence appropriée.

 

 

La boisson.

Il est difficile de fixer des règles précises quant à la boisson. Essayez de vous restreindre peu à peu, en buvant chaque jour un peu moins, en évitant toutefois d'avoir trop soif jour et nuit. Vous pouvez aisément restreindre la boisson à l'indispensable, quand vous aurez mangé du potage. Ne buvez pas en dehors des repas, si ce n'est le soir en temps de jeûne et alors en très petite quantité, ou bien à la suite d'un voyage ou de quelque autre fatigue.

Si vous prenez du vin, mêlez-y un peu d'eau ; et s'il est fort, coupez-le de moitié ou même davantage.

Vous n'aurez qu'à retrancher ou augmenter selon que Dieu vous l'inspirera.

 

 

La sanctification des repas.

 

– Avant le repas.

Au signal de la cloche, lavez-vous les mains avec gravité, asseyez-vous dans le cloître jusqu'à ce qu'on sonne l'autre petite cloche qui doit vous faire entrer au réfectoire. Bénissez alors le Seigneur en chantant de toutes vos forces, tout en gardant la modestie dans la voix et dans votre extérieur. Ensuite prenez votre place à table et pensez avec un saint effroi que vous allez manger les péchés du peuple. (1)

Disposez votre cœur à profiter de la lecture qui se fait pendant le repas ou, si on ne lit pas, à faire quelque méditation pieuse, car il ne faut pas être tout entier à l'action matérielle de manger. Pendant que le corps se nourrit, l'âme aussi doit avoir son aliment.

 

– Pendant le repas.

Tenez-vous décemment à table, disposant votre habit comme il faut et retroussant la chape sur les genoux. Faites un pacte avec vos yeux pour ne jamais regarder vos voisins de table, mais ne voir que ce qu'on vous servira.

Aussitôt assis ne vous pressez pas de couper le pain. Attendez un moment, au moins le temps de dire un Pater et un Ave pour les âmes délaissées du purgatoire.

Tout en mangeant, maintenez la modestie dans vos mouvements et votre attitude.

Avez-vous le choix entre du pain frais et du pain dur, du blanc, du noir ou d'autre qualité, prenez le plus proche, et de préférence celui qui vous plaît le moins.

Ne demandez jamais rien à table, mais laissez les autres le demander pour vous. S'ils ne le font pas, attendez patiemment.

N'appuyez pas les coudes sur la table, mais seulement les mains. N'écartez pas vos jambes, et ne mettez pas les pieds l'un sur l'autre.

N'acceptez pas double portion ni quelque mets que les autres religieux ne reçoivent pas, fût-il même envoyé par le Prieur en personne. N'y touchez pas, mais cachez-le adroitement parmi les restes ou dans le plat.

C'est une coutume agréable à Dieu de réserver toujours un peu de son potage pour le donner au Christ dans la personne des pauvres. De même pour le pain. Réservez-Lui les meilleurs morceaux, et non quelques méchantes croûtes.

Ne vous inquiétez pas si quelques-uns murmurent de votre conduite, pourvu que votre Supérieur l'autorise.

Réservez donc généralement au Christ pauvre un peu de tout ce que vous mangez, et que ce soient les meilleurs morceaux. Car il y en a qui ne Lui donnent que les rebuts, comme aux pourceaux.

Si avec une des portions servies vous pouvez manger suffisamment de pain, gardez le reste pour le Christ.

La grâce aidant, vous pourrez pratiquer une abstinence admirable aussi agréable à Dieu qu'ignorée des hommes.

Par exemple : tel mets vous paraît-il insipide et sans goût faute de sel ou d'un autre condiment, laissez-le tel quel sans vouloir l'assaisonner, en souvenir de Jésus abreuvé de fiel et de vinaigre. Résistez à la sensualité. De même privez-vous des sauces dont le seul but est d'exciter le plaisir de manger.

Toutes les fois qu'à la fin des repas on vous offre un dessert, du fromage, des fruits, un vin plus relevé, des liqueurs, etc., laissez-les pour l'amour de Dieu. Ces choses ne sont point nécessaires à la santé, et parfois même nuisibles : car ce qui flatte le goût n'est pas toujours utile.

Si vous vous abstenez de ces bons morceaux pour l'amour du Seigneur Jésus, nul doute qu'Il ne vous prépare Lui-même la douceur de ses consolations spirituelles, et que vous ne trouviez agréables les autres aliments dont vous vous contenterez pour Lui.

Pour vous rendre cette abstinence facile, pensez en allant à table, qu'à cause de vos péchés vous devriez jeûner au pain sec et à l'eau ; que le pain devrait être votre seule nourriture et que vous ne prenez le reste que pour mieux le faire passer. Cette mortification rendra délicieux ce qu'on ajoutera à votre pain.

Evitez de faire comme une grande soupe dans votre plat ; trempez-y seulement votre pain.

Si vous n'avez rien avec votre pain, vous pouvez le manger tout entier, la moitié, ou un peu plus. Quand vous devrez faire deux repas, mangez-en autant qu'il faut pour vous soutenir.

Il y a quantité de pratiques semblables qu'il me serait difficile de vous indiquer toutes, mais que Jésus vous apprendra si vous Le priez avec ferveur et mettez en Lui toute votre confiance. Impossible d'exprimer les innombrables industries divines dont vous profiterez, si vous y êtes attentif.

Ne soyez pas de ceux qui s'attardent à table. Terminez votre repas dès que possible pour être plus attentif à la lecture qui se fait.

 

– Après le repas.

En vous levant de table, rendez grâces de tout cœur au Très-Haut qui vous a fait part de ses biens et qui vous a donné la force de vaincre la sensualité. N'épargnez point votre voix pour louer et bénir de votre mieux le Dispensateur de tous biens.

Comptez, mon cher frère, qu'il y a une infinité de pauvres qui croiraient faire un repas délicieux s'ils avaient seulement le pain que Dieu vous a départi, sans les autres aliments. Considérez que c'est le Christ qui vous a tout donné, et même que c'est Lui qui vous a servi à table. Voyez donc avec quelle retenue, quel respect, quelle gravité et quelle crainte vous devez être dans un lieu où Dieu est présent et vous sert en personne.

Que vous seriez heureux, s'il vous était donné de découvrir ces choses par les yeux de l'esprit ! Vous verriez le Christ Jésus, suivi d'une multitude de saints, parcourir le réfectoire.

 

 

Pour persévérer dans l'abstinence et la sobriété.

Les moyens que donne Saint Vincent Ferrier pour persévérer dans l'abstinence et la sobriété se ramènent aux trois dispositions essentielles à toute vertu, à savoir : tout attendre de Dieu, être défiant de soi-même, ménager le prochain.

 

Voulez-vous continuer à vivre dans la sobriété et l'abstinence, soyez défiant de vous-même. Reconnaissez que Dieu seul vous donne la vertu, et demandez-Lui la grâce de persévérer dans sa pratique.

Pour ne pas tomber, évitez de juger et de condamner les autres. Arrière toute indignation ou scandale si vous voyez quelqu'un ne pas observer les convenances dans le manger. Ayez-en pitié, priez pour lui, excusez-le autant que c'est possible. Rappelez-vous que ni vous ni lui ne pouvez rien, tant que la grâce de Dieu distribuée non selon les mérites, mais selon sa miséricorde, ne vous aide.

De telles pensées vous donneront la fermeté dans l'abstinence.

Pourquoi, après avoir commencé parfaitement et fait de réels progrès, tant de gens se laissent-ils abattre par la fatigue du corps et la tiédeur de l'esprit ? Uniquement à cause de la présomption et de l'orgueil. Présumant trop d'eux-mêmes, ils s'indignent contre les autres et les condamnent dans leur cœur. Que s'en suit-il ? Dieu leur retire sa grâce et ils perdent leur première ferveur. Ou bien, négligeant toute prudence, ils vont au delà de leurs forces et contractent quelque infirmité. Alors trop occupés de leur petite santé, ils dépassent les justes bornes de la discrétion en sens contraire, et deviennent plus délicats et plus intempérants que ceux qu'ils gourmandaient. J'ai pu maintes fois le constater. En effet, Dieu permet ordinairement que celui qui condamne son frère avec témérité tombe dans la même faute qu'il a reprise, et parfois dans une faute plus grave.

Servez donc Dieu avec crainte. Et lorsque vous éprouverez de l'orgueil au souvenir des bienfaits dont le Très-Haut vous a comblé, armez-vous contre vous-même d'une sainte indignation et faites-vous d'amers reproches de peur que le Seigneur n'entre en colère et que vous ne périssiez en vous écartant de la voie de la justice. Faites ainsi, et vous demeurerez ferme dans la vertu.

Tels sont les moyens très agréables au Seigneur de combattre la gourmandise.

Hélas ! Il y en a peu qui savent se modérer. Ils mangent trop ou trop peu, et ne tiennent pas compte dans cette action de toutes les circonstances nécessaires.

 

 

VIII. Le sommeil et les veilles

 

La seconde chose à régler dans notre comportement extérieur regarde le sommeil et les veilles. Une vie bien ordonnée a besoin d'un repos réparateur. Il faut donc le regarder comme sacré. Les conseils que donne notre saint sont de tout bon sens.

 

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La discrétion nécessaire.

Appliquez-vous à régler le sommeil et les veilles selon la discrétion, car il est fort difficile de ne point tomber ici dans les extrêmes.

Deux excès surtout sont dangereux pour le corps et par conséquent pour l'âme si l'on dépasse les bornes de la discrétion : de trop grandes abstinences et des veilles désordonnées.

Dans l'exercice des autres vertus, l'excès n'est pas tant à craindre. C'est pourquoi le démon use de toute son adresse : s'il voit un homme fervent, il lui suggère de grandes abstinences et des veilles prolongées pour le faire tomber dans une si grande faiblesse, qu'étant malade et bon à rien, il soit obligé dans la suite, comme je l'ai déjà dit, à manger et à dormir plus que les autres. Jamais une telle personne n'osera reprendre ni ses veilles ni ses abstinences, sachant trop bien les résultats fâcheux qu'elles ont eus pour sa santé. Le diable d'ailleurs lui soufflera : « Ne fais pas pénitence, car c'est elle qui t'a rendu malade ! » Inspiration mensongère, puisque le mal n'est pas venu précisément du jeûne ni des veilles, mais de l'indiscrétion dans la pratique de tels exercices.

Un homme simple, sans expérience des sophismes du démon n'y voit que du feu, alors que sous prétexte de le porter au bien le tentateur lui dit : « Que de péchés tu as commis ! Pourras-tu jamais les expier ? » Ou, si cet homme n'a pas de grandes fautes à se reprocher, il lui représente ce qu'ont voulu souffrir les martyrs et les Pères du désert. Notre débutant dans la vie spirituelle ne saurait se persuader que ces pensées, revêtues de l'apparence du bien, puissent ne pas venir de Dieu.

 

 

Obéissance et humilité.

Ainsi il se fourvoie, surtout lorsqu'il n'a pas soin de recourir au Seigneur par de ferventes prières, accompagnées de sentiments d'humilité et de crainte. Car s'il priait, Dieu l'exaucerait et le dirigerait Lui-même en l'absence d'un guide capable.

En effet celui qui vit sous la sainte obéissance et est continuellement instruit et redressé par son père spirituel est à l'abri de ces illusions, même si par extraordinaire le directeur vient à se tromper. Dans ce cas Dieu lui fera la grâce, à cause de son humilité et de son obéissance, de disposer tout pour son bien. On pourrait le prouver par beaucoup d'exemples.

 

 

Conseils pour la sanctification du sommeil.

Pour rendre utile le repos, saint Vincent Ferrier propose de nous fixer quelques saintes pensées et d'en occuper un moment notre esprit avant de nous endormir. Les pensées à faire ainsi fructifier pendant la nuit sont les pensées de Dieu. On les trouvera au réveil toutes vivantes dans l'esprit et dans le cœur. Rien de plus juste : dans un sens plus profond qu'on ne pense, la nuit porte conseil.

 

Voici donc ce que vous pourrez faire touchant le sommeil et les veilles.

L'été, après le repas de midi, lorsqu'on aura sonné la cloche qui annonce le silence, prenez un peu de repos. Ce temps est moins favorable aux exercices de piété. Vous pourrez plus facilement veiller la nuit, si vous vous reposez à cette heure.

En règle générale, toutes les fois que vous désirez dormir, ayez soin de méditer quelque psaume ou quelque autre bonne pensée qui se présente à l'esprit et qui vous reviendra quand votre sommeil sera interrompu.

Ordinairement couchez-vous le soir de bonne heure : car ceux qui veillent tard manquent d'attention et de dévotion à l'office des Matines de nuit ; ils sont somnolents, appesantis, tièdes, et quelquefois incapables d'assister à l'office.

Habituez-vous à faire quelques courtes prières, quelque lecture ou quelque pieuse méditation le soir avant de vous endormir.

Entre autres méditations, j'estimerais davantage, si votre dévotion vous y porte, celles qui regardent les souffrances que Jésus endura durant sa Passion. (2) Pensez donc, selon la méthode de saint Bernard, à ce qu'on a fait souffrir à Jésus en ces moments où vous allez vous reposer. Vous pouvez observer cette même pratique aux autres heures du jour ou de la nuit, selon la méthode précitée ou selon que l'Esprit de Dieu vous l'inspirera. Car tous n'ont pas la même dévotion et chacun est différemment porté à la ferveur. À certains il suffit d'habiter avec simplicité au creux des rochers, comme dit l'Écriture.

Personne cependant, quelle que soit sa supériorité d'esprit, ne doit rien négliger de ce qui peut exciter à la dévotion.

 

 

Le lever : discrétion dans l'austérité.

Ce paragraphe fait partie du chapitre où saint Vincent Ferrier donne les règles à observer dans la récitation de l'office liturgique. A la suite des Pères Bernadot et A. Sinués Ruiz, nous l'intercalons ici sans toutefois modifier en rien le texte lui-même.

 

La nuit donc, au signal de l'horloge ou à tout autre signal vous appelant à l'office de Matines, secouez toute paresse, levez-vous aussi vite que si votre lit était en feu. Mettez-vous à genoux et faites une courte mais fervente prière, au moins un Ave Maria ou toute autre oraison capable d'exciter votre esprit à la ferveur.

Remarquez que l'on se lève bien plus promptement et même avec un certain empressement, si l'on dort sur un lit dur et tout habillé.

Un serviteur de Dieu doit fuir avec grand soin toute mollesse et bien-être dans la couche, sans dépasser toutefois les bornes de la discrétion.

Servez-vous d'une simple paillasse munie d'une couverture, et qu'elle vous soit d'autant plus agréable qu'elle sera plus dure. Pour vous défendre du froid, prenez une ou deux couvertures suivant la saison ou la nécessité. Garnissez votre oreiller de paille, et jamais de plumes. Bannissez de plus les délicatesses de tous genres, comme d'avoir du linge près de votre visage, au cou ou à la ceinture, choses nullement nécessaires si ce n'est dans les nuits d'été à cause de la sueur. La nature n'a pas besoin de ces précautions, que de mauvaises coutumes seules ont introduites.

Dormez tout habillé comme vous l'êtes pendant le jour. Contentez-vous d'ôter vos souliers et de desserrer votre ceinture. Vous pouvez toutefois, dans les grandes chaleurs de l'été, ôter votre chape et ne garder que le scapulaire.

Si vous observez ces conseils, vous vous en trouverez bien : vous vous lèverez sans peine, et même avec joie et empressement.

 

 

IX. La lecture et l'étude

 

L'auteur en arrive maintenant aux devoirs d'état des religieux consacrés à l'apostolat. Contempler et faire profiter les autres du fruit de ses contemplations. Telle est la devise de l'Ordre auquel appartient saint Vincent Ferrier. Le Frère Prêcheur doit être avant tout un intellectuel. Il manquerait absolument à sa vocation en négligeant l'étude. C'est un devoir professionnel. Mais l'étude peut dessécher le cœur, elle peut égarer l'esprit dans les dédales de la connaissance. Comment éviter ces dangers ? En établissant l'âme dans l'unité. Si nous voulons vivifier et féconder notre étude, il faudra l'interrompre, la prolonger, la pénétrer par la prière, soit qu'une simple aspiration nous ramène vers Dieu, soit que, cessant le travail, nous nous mettions à genoux auprès de notre bureau, soit que, cédant à une ferveur plus grande encore, nous nous rendions quelques instants à l'église. On trouve ici, en bref, l'utilité des visites au Saint Sacrement.

 

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Tout ramener au Christ.

En vos lectures et vos études il faut toujours ramener votre pensée au Christ, en vous entretenant avec Lui et Lui demandant l'intelligence et le sens des choses.

Pendant que vous étudiez, détournez pour un moment les yeux de votre livre afin de vous recueillir et de vous cacher un instant dans les plaies de Jésus-Christ. Puis reprenez l'étude.

Parfois arrêtez l'étude pour vous mettre à genoux et faire une brève et brûlante prière.

Suivez les inspirations de votre cœur et quittez votre cellule, allez à l'église, au cloître, au chapitre, etc., selon que l'Esprit de Dieu vous y porte.

Par une prière vocale, une oraison jaculatoire, un gémissement ou ardent soupir de votre cœur, implorez le nom du Seigneur, présentez-Lui vos vœux et vos désirs. Appelez aussi les saints à votre aide.

Ces élans spirituels peuvent venir à toute heure, et sans qu'un psaume ni une prière vocale ne les aient provoqués. Cependant ils surgissent souvent d'un verset des psaumes, d'un passage de la Sainte Écriture, d'un pieux ouvrage, ou même de nos propres pensées et de nos désirs, selon que Dieu nous inspire intérieurement.

Cette ferveur d'âme dure généralement peu. Lorsqu'elle sera passée, rappelez dans votre mémoire ce que vous étiez en train d'étudier auparavant. Vous en aurez alors une intelligence plus claire.

 

 

Alternance de prière et d'étude.

Reprenez ensuite votre étude ou lecture, puis revenez à la prière. Faites ces choses alternativement (3) . En changeant ainsi d'exercices, vous aurez le cœur plus fervent dans la prière et l'esprit plus vif dans l'étude.

Cette ferveur de dévotion peut se produire indifféremment à toute heure, selon que daigne l'accorder Celui qui dispose suavement toute chose comme Il veut. Cependant, Dieu l'accorde d'ordinaire après Matines plutôt que dans un autre temps.

Ainsi ne veillez pas tard si cela se peut, afin de réserver pour l'étude et la prière du matin les forces vives de votre âme.

 

 

X. L'office choral

 

L'office canonial est un élément essentiel dans la vie contemplative des cloîtres. Saint Dominique, précisant les moyens ordonnés au but de son Ordre, a placé la récitation solennelle de l'Office. Cette récitation a lieu dans l'église, au chœur, Il n'en est pas de même du petit office ou office de la Bienheureuse Vierge Marie, qui peut se dire en tout endroit, et que saint Vincent Ferrier regarde comme une préparation au Grand Office. Il n'était pas de règle (dominicaine) tous les jours et n'oblige actuellement que les membres des Fraternités du Tiers-Ordre, mais non sous peine de péché.

 

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Récitation de l'office de la Sainte Vierge.

Lorsqu'on dit l'office de la sainte Vierge, demeurez pour le dire à la porte de votre cellule, debout, sans vous appuyer, et récitez-le d'une voix claire, l'esprit attentif et l'âme joyeuse comme si Notre-Dame était visiblement présente devant vous.

Cet exercice terminé, si vous n'avez plus rien à faire dans votre cellule, allez à l'église ou au cloître ou en tout autre lieu propice à votre dévotion.

Faites grande attention de ne pas laisser l'esprit vide, lorsque vous sortez de votre cellule ou que vous y retournez. Occupez-le de choses célestes, méditant les psaumes ou quelque pieuse pensée. Vous pouvez aussi vous rendre au chœur avant l'Office et prévoir ce qu'on doit y réciter, afin que le moment venu vous soyez tout attention et ferveur.

 

 

La grande prière liturgique au chœur.

 

Comment psalmodier.

Quand on aura sonné pour Matines et qu'on aura fait les inclinations ou prostrations prescrites, psalmodiez debout, sans vous appuyer, vaillants de corps et d'esprit en la présence de Dieu. Chantez ses divines louanges avec joie en compagnie des anges certainement présents, et pensant à l'obligation où vous êtes de les révérer sans cesse, car ils contemplent la face du Père Tout-Puissant que nous voyons encore dans un miroir d'une manière confuse.

Chantez de toutes vos forces, en réglant votre voix avec une juste modération. N'omettez rien de l'office, ni des psaumes, ni des versets, ni des notes du chant. Si vous n'avez pas autant de voix que les autres, chantez tout de même, mais d'une voix plus basse. Si c'est possible, servez-vous d'un livre pour chanter les psaumes et les hymnes, afin que votre esprit s'y applique davantage et que vous y puisiez plus de consolation et de joie spirituelle.

Pendant que vous avez l'esprit occupé aux psaumes et autres prières, ayez soin de ne rien laisser paraître au dehors, dans votre attitude ou le son de votre voix, qui trahisse de la légèreté. Alors surtout cette action toute spirituelle devra être empreinte de gravité et de bienséance, car la joie spirituelle dégénère vite en légèreté si on ne la réprime par le frein de la discrétion.

Faites tous vos efforts pour psalmodier d'esprit et de cceur. Ce n'est pas un petit travail, surtout pour le commençant qui n'est pas encore fortifié dans la grâce de Dieu, de se préserver des distractions pendant la psalmodie.

Occupez toujours votre place habituelle au chœur, à moins qu'il ne vienne quelqu'un à qui vous deviez la céder.

 

– Calme et modestie.

Si vous voyez faire quelque faute au chœur, tâchez d'y suppléer, ou par vous-même ou par un autre.

Ce serait chose agréable à Dieu de prévoir les rubriques et le chant du lendemain et d'être prêt à réparer les oublis ou négligences des autres.

Y a-t-il une contestation touchant la lecture ou le chant, ne vous en mêlez pas, fûssiez-vous même sûr d'en savoir le fin mot. À quoi bon discuter de vétilles, comme certains font parfois ? C'est un moindre mal de se tromper que d'ergoter.

Pourtant si par un mot vous pouviez corriger une erreur, vous devez le dire, surtout si vous êtes des plus anciens. Mais si vous sentez l'impatience vous agiter, vous ferez mieux d'apaiser cette agitation intérieure que de reprendre les autres.

Quelqu'un fait-il des fautes dans la lecture, le chant ou d'autre manière, gardez-vous de murmurer ou de le reprendre ; cette correction est un signe d'orgueil. Quelle que soit la faute, ne donnez aucun signe extérieur de mécontentement : ce serait la marque d'un esprit enflé d'orgueil.

Lorsque plusieurs s'empressent pour corriger une erreur, laissez-les faire sans vous en mêler. Si personne n'intervient, c'est alors à vous de le faire, mais modestement. Mieux vaudrait évidemment prévenir la faute que de la réparer par après.

Ne lisez jamais deux leçons ou deux répons de suite, quand vous êtes nombreux au chœur. Le nombre de religieux est-il si limité qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, allez-y. Si vous êtes jeune, gardez-vous de suppléer à la place des anciens.

Evitez de regarder de côté et d'autre pour voir ce que font vos voisins ; mais baissez les yeux vers la terre, élevez-les vers le ciel, fermez-les tout à fait, ou fixez-les sur le livre.

Durant l'office divin, soit assis, soit debout, n'ayez point la main sous le menton, mais sous le scapulaire ou la chape. Ne croisez pas les pieds et n'écartez pas les jambes, mais tenez-vous dans la modestie que demande la présence de Dieu. Soyez décent. Tous ces petits riens peuvent être des suggestions du diable pour vous distraire de l'office et vous porter à la tiédeur.

 

 

Pas de discussions.

Vous qui me lisez : faites bien attention. Les actions que je viens d'énumérer peuvent être sujettes à caution selon les circonstances. Abstenez-vous de les blâmer si elles ne correspondent pas à votre optique, par exemple quand vous entendez une remarque au chœur à propos d'une erreur, car il est permis aux anciens de la relever.

Cependant il faut maintenir la loi générale qu'un serviteur de Dieu ne doit pas disputer. Il y a moins d'inconvénient à supporter une erreur avec patience que de s'amuser à contester, surtout au chœur où de telles disputes sont scandaleuses et empêchent l'attention et la tranquillité intérieure.

Il faut interpréter de la même façon ce que j'ai dit des lectures et du chant. Il peut arriver, en effet, qu'une âme sente un élan de ferveur que le chant pourrait ralentir. Mieux vaut en de telles circonstances réciter l'office à voix basse, du moins s'il y a assez de religieux pour chanter.

Et ainsi de suite pour de nombreux cas imprévisibles, sur lesquels Dieu vous inspirera beaucoup mieux que moi, pourvu que vous vous attachiez à Lui d'un cœur dégagé et simple. (4)

On ne doit pas facilement s'en rapporter à ses propres vues quand il s'agit de s'éloigner des voies communes, à moins que par une pratique prolongée des vertus on n'ait obtenu l'esprit de discernement.

 

 

XI. La prédication

 

Dans ce chapitre, saint Vincent Ferrier s'adresse directement à l'apôtre, et trouve pour parler de la prédication des accents chaleureux. La marque du véritable zèle, c'est d'être bon. On ne fait du bien qu'en aimant les âmes. « Le vrai zèle est enfant de la charité, car c'en est l'ardeur », dit saint François de Sales. Ecoutons la manifestation de ce sentiment chez notre apôtre. C'est un des points culminants de sa conscience apostolique.

 

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  Comment il faut prêcher.

Dans les sermons et les exhortations, employez un langage simple et familier pour expliquer clairement aux fidèles ce qu'ils doivent faire.

Autant que possible partez d'exemples concrets afin que le pécheur, chargé des péchés que vous reprenez, se sente atteint en plein cceur. (5)

Mais parlez de telle sorte que vos paroles paraissent sortir non d'une bouche orgueilleuse et hostile, mais bien des entrailles de la charité et d'une compassion paternelle. Soyez comme un père qui s'apitoie sur ses enfants coupables, qui les pleure quand ils sont malades, qui se désole quand ils sont tombés dans une fosse profonde, et qui fait tous ses efforts pour les délivrer de ces périls. Ou plutôt ayez le cœur d'une mère qui caresse ses enfants. Et réjouissez-vous de leurs progrès et de l'espérance qu'ils ont de mériter la gloire du Paradis.

 

 

L'esprit de douceur.

C'est par l'esprit de douceur que vous ferez du bien à vos auditeurs, tandis qu'ils seront peu touchés si vous vous contentez de considérations générales sur les vices et les vertus.

 

 

XII. La confession

 

La lettre de ce chapitre vise directement le prêtre dans le ministère des confessions. Saint Vincent Ferrier qui, pendant les vingt années de pérégrinations à travers l'Europe, se confessait tous les jours, y attache une très grande importance. Il est d'avis que l'esprit de douceur doit avant tout présider à ce ministère qui effraie tant de personnes. Prêtres et laïcs auront tout intérêt à se pénétrer des enseignements recommandés ici.

 

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De la douceur envers le prochain.

Usez des mêmes moyens dans les confessions.

Que vous ayez à encourager les âmes faibles et timides ou à épouvanter les cœurs endurcis dans le péché, montrez à tous une charité profonde.

Que le pécheur sente toujours dans vos paroles le souffle d'une charité toute pure.

C'est pourquoi, si vous avez quelque reproche à faire, faites-le toujours précéder de quelques paroles douces. (6)

Vous donc qui désirez être utile aux autres, commencez par recourir à Dieu de tout votre cœur et demandez-Lui avec simplicité cette charité divine, qui est la somme des vertus et le moyen efficace d'atteindre le but que vous vous proposez.

 

 

XIII. Remèdes contre quelques tentations spirituelles

 

Qu'on veuille bien remarquer l'actualité des règles tracées dans ce chapitre. Les journaux relatent de temps en temps des manifestations troublantes qui, en raison de leur caractère inusité, stimulent la curiosité. Les journalistes à l'affût de nouvelles sensationnelles et de peur de rater le coche, communiquent ces informations, les regardant et les commentant, tantôt avec une crainte respectueuse, tantôt avec scepticisme ou mépris. Des controverses naissent qui opposent sur le plan spirituel et scientifique : des théologiens, médecins, psychologues, philologues et historiens. Beaucoup de chrétiens en ressentent une émotion vive et parfois inquiète, chacun selon son caractère, ses tendances, sa formation intellectuelle. Qu'on le sache bien : si stupéfiantes que soient certaines informations, déclarations, révélations, elles n'engagent aucunement les destinées de l'Église et le chrétien n'est aucunement tenu d'y croire. On ne peut toutefois ignorer qu'il plaît parfois au Seigneur d'accorder à quelques âmes fidèles des faveurs particulières, à titre personnel, pour le soutien dans leur lutte spirituelle et parfois pour produire des fruits spirituels chez d'autres. Cette possibilité étant admise, il faut se rappeler le conseil que donne à ce sujet saint Paul : «  Ne méprisez pas les prophéties, mais examinez toutes choses et retenez ce qui est bon  ». (Thess., V, 2). L'Eglise se donne toujours un délai avant de se prononcer sur l'authenticité de visions, extases, révélations privées, etc. Même reconnue, cette authenticité ne sera pas encore pour autant un article de foi. On remarquera combien saint Vincent Ferrier, véritable thaumaturge lui-même, insiste sur la nécessité d'une grande prudence...

 

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Pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous indiquerai les remèdes contre quelques tentations spirituelles, très communes en ce temps-ci, et que Dieu permet pour la purification et l'épreuve de ses élus.

Ces tentations n'attaquent apparemment aucun des principaux articles de la foi, l'homme clairvoyant toutefois reconnaît vite qu'elles vont à détruire ces dogmes de la religion et qu'elles préparent le règne de l'Antéchrist.

Je ne les exposerai pas en détail pour n'être à personne une occasion de chute ou de scandale, mais je vous dirai de quelle prudence vous devez user pour n'être pas détourné de votre voie.

Ces tentations sont de deux sortes : elles surgissent des suggestions et illusions du démon qui trompe l'homme dans la conduite qu'il doit tenir à l'égard de Dieu et dans tout ce qui se rapporte à Lui ; ensuite de la doctrine corrompue et de la manière de vie de ceux qui sont déjà tombés dans ces tentations.

Je vous indiquerai donc comment vous devez vous conduire à l'égard de Dieu et de tout ce qui se rapporte à Lui, et quelle doit être votre conduite à l'égard des hommes, touchant leur doctrine et leur manière de vivre.

 

1. Illusions produites par le démon.

 

Voici donc les remèdes contre les tentations spirituelles provenant des illusions diaboliques.

 

– Tendance à rechercher des voies extraordinaires.

Premier remède. Ceux qui veulent vivre dans la soumission due à Dieu ne doivent pas désirer obtenir par leurs prières, leurs méditations ou autres bonnes œuvres, des visions, des révélations ou des sentiments surnaturels dépassant le cours ordinaire des choses de ceux qui craignent Dieu et qui L'aiment sincèrement. Car un pareil désir qui dépasse le cours ordinaire ne peut venir que d'un fond d'orgueil, de présomption, d'une vaine curiosité à l'égard des choses de Dieu, et enfin d'une foi très fragile.

C'est pour punir de tels désirs, et par un effet de sa justice, que Dieu abandonne une âme et la laisse tomber dans les illusions et les tentations du démon qui la séduit en des fausses visions et des révélations trompeuses.

Et voilà la source des tentations spirituelles les plus communes de notre temps ; tentations que le malin esprit enracine dans l'âme de ceux qu'on peut appeler les messagers de l'Antéchrist, comme vous le verrez dans la suite de mon exposé.

Sachez que les véritables révélations et les sentiments extraordinaires par lesquels on connaît les secrets de Dieu ne sont pas le fruit de ces désirs, pas plus que d'aucun effort humain. Mais c'est l'effet seulement de la pure bonté de Dieu se donnant à une âme profondément humble, qui désire ardemment Le connaître et est pénétrée pour Lui d'un souverain respect.

Il ne faut donc pas s'exercer à l'humilité et à la crainte de Dieu pour obtenir des visions, des révélations, des sentiments extraordinaires ; ce serait tomber dans le péché même que le désir de ces choses fait commettre.

 

– Illusions des fausses consolations.

Deuxième remède. Quand vous priez ou que vous contemplez, chassez de votre âme toute consolation, si petite soit-elle, si par hasard vous remarquez qu'elle se fonde sur un sentiment de présomption et d'estime de vous-même. Cela vous mènerait infailliblement à désirer honneur et réputation et vous ferait croire que vous méritez d'être honoré et loué en ce monde et dans l'autre.

Car, sachez-le bien, l'âme qui prend plaisir à ces fausses consolations tombe dans plusieurs erreurs funestes. Par un juste jugement Dieu permet au démon d'accroître ces sortes de goûts spirituels, de les rendre fréquents et d'imprimer dans cette âme des sentiments tout à fait faux, dangereux, qu'elle prend abusivement pour des communications véritables.

Hélas ! Mon Dieu, que de personnes séduites par ces illusions !

Tenez pour certain que la plupart des ravissements, des extases, ou plutôt des fureurs de l'Antéchrist viennent de là.

Ainsi n'admettez, quand vous priez ou que vous contemplez, d'autre consolation dans votre âme que celle produite par la parfaite connaissance de votre néant et de votre imperfection ; connaissance qui vous fera persévérer dans la salutaire impression d'humilité, et qui vous inspirera un profond respect pour la grandeur et la sublimité de Dieu, avec un ardent désir de son honneur et de sa gloire. Vous aurez là des consolations qui ne trompent pas.

 

– Pénétration des secrets de Dieu.

Troisième remède. Tout sentiment, même élevé, toute vision, même sublime, du moment qu'ils blessent quelque article de foi ou les bonnes mœurs, particulièrement s'ils sont contraires à l'humilité ou à la pureté, ne peuvent venir que du démon : ayez-les en horreur.

Et lors même que votre vision ne vous inspire rien de semblable, qu'elle vous donne au contraire la certitude de venir de Dieu et vous pousse à Lui être agréable, même dans ce dernier cas, ne vous appuyez pas sur elle.

 

– Attachement à des personnes de haute sainteté.

Quatrième remède. Ne vous attachez pas à autrui, quelle que soit sa piété, sa sainteté de vie, l'élévation de son intelligence ou autres capacités, et ne suivez jamais ses conseils ou ses exemples, si vous pressentez que ses avis ne sont pas selon Dieu ou selon les règles de la prudence, et qu'ils ne sont conformes ni à la loi de Dieu, ni à ce que les Saintes Écritures et les saints nous ont enseigné et prêché.

En méprisant de tels conseils, ne craignez pas de tomber dans l'orgueil ou la présomption ; votre conduite est louable, puisque vous agissez par zèle et amour de la vérité.

 

– Fréquentation des visionnaires.

Cinquième remède. Fuyez et évitez la société et la familiarité de ceux et de celles qui sèment et répandent les tentations dont je parle, qui les défendent et les louent.

N'écoutez ni leurs paroles ni leurs explications, n'assistez pas à leurs réunions et ne désirez pas voir ce qu'ils font. Car le démon pourrait bien se servir de cette curiosité pour vous faire remarquer en leurs paroles et leurs gestes tant de signes extérieurs de perfection que peut-être vous y ajouteriez foi et vous vous engageriez dans les principes de leurs erreurs.

 

2. Remèdes aux fausses révélations.

 

Je vous apprendrai encore les remèdes à employer à l'égard des personnes qui propagent les dites tentations par leur vie et par leurs doctrines.

 

– Méfiance envers les révélations privées.

Premier remède. Estimez peu leurs visions, leurs sentiments extraordinaires, leurs extases, leurs ravissements. Bien plus, vous disent-elles quelque chose de contraire à la foi, à la Sainte Écriture ou aux bonnes mœurs, ayez en horreur toutes ces visions et sentiments extraordinaires, les considérant comme de pures folies et néfastes illusions.

Si cependant leurs paroles, leurs jugements, leurs conseils sont conformes à la foi, à la révélation, aux exemples des saints et aux bonnes mœurs, alors ne les méprisez pas, car vous vous exposeriez à mépriser les choses de Dieu. Encore faut-il alors rester sur une prudente réserve, car souvent, surtout dans les tentations spirituelles, le faux est caché sous les apparences du vrai, la malice sous les apparences de la vertu. Souvent le démon se sert de tout cela pour répandre ainsi son venin mortel dans un plus grand nombre d'âmes sans défiance.

Je suis persuadé que la meilleure conduite dans ces occasions est de ne point s'arrêter à toutes ces choses extraordinaires, malgré leur apparence de bien et de vérité. Laissez-les pour ce qu'elles sont, à moins qu'elles arrivent à des personnes d'une probité si grande, d'une prudence si parfaite et d'une humilité si reconnue, qu'on est certain qu'ils ne sont pas le jouet de leur propre imagination ni les dupes du diable.

Même alors, encore qu'il soit bon d'approuver les visions et les sentiments surnaturels de personnes si recommandables, vous leur ferez crédit non pas tant parce que ce sont des visions mais parce qu'elles sont conformes à la foi catholique, aux bonnes mœurs, aux paroles et à la doctrine des saints.

 

– Réfléchir avant d'agir.

Deuxième remède. Supposons qu'une voix intérieure, – une révélation ou un mouvement extraordinaire – vous pousse à entreprendre quelque chose de considérable, surtout une œuvre importante sortant de vos habitudes, et dont vous n'êtes pas certain si elle plaît à Dieu ou dont la légitimité vous paraît douteuse pour certains motifs : prenez conseil avant d'agir. Examinez toutes les circonstances de votre entreprise, en particulier le but, pour pouvoir connaître si elle est agréable à Dieu.

Même alors vous n'êtes pas seul juge. Consultez si possible la Sainte Écriture, et joignez-y les exemples des saints que nous pouvons imiter. J'insiste sur les mots exemples que nous pouvons imiter, car selon le sentiment de saint Grégoire les saints ne sont pas imitables en tout. Ils ont parfois fait des choses, bonnes en elles-mêmes et par rapport à eux, mais que nous ne devons pas imiter. Elles commandent notre admiration et notre respect, pas plus.

Enfin si vous n'arrivez pas à tirer la chose au clair, demandez conseil à des personnes de vie et de doctrine sûres ; leur avis vous fera connaître la vérité.

 

– Envisager la voie normale.

Troisième remède. Si vous êtes exempt de ces tentations au point de ne les avoir jamais ressenties, ou si les ayant éprouvées vous en avez été délivré, élevez votre cceur et votre esprit vers Dieu pour reconnaître humblement la grâce qui vous a été faite.

Gardez-vous d'attribuer à vos forces, à votre sagesse, à vos mérites, à votre conduite ou au hasard, ce que vous tenez simplement et gratuitement de sa Divine Majesté. C'est Elle qu'il faut souvent ou pour mieux dire continuellement remercier.

Les saints enseignent que c'est principalement pour punir les criminelles pensées d'orgueil que Dieu retire sa grâce de l'homme et qu'il le laisse en proie aux tentations et aux mensonges du diable.

 

– Ne pas entreprendre une chose grave dans le doute.

Quatrième remède. Passez-vous par une de ces tentations qui vous mettent dans le doute, n'entreprenez de votre propre initiative aucune action notable qui sorte de vos habitudes. Réprimez les désirs de votre cœur et de votre volonté, attendant avec humilité, crainte et respect que Dieu vous éclaire. Car si, dans le doute où vous êtes, vous entrepreniez de vous-même une chose grave que vous n'eussiez pas coutume de faire, cette action n'aboutirait à rien de bon. Je ne parle ici que des choses graves et inaccoutumées qu'il ne faut jamais entreprendre dans le doute.

 

– S'en tenir aux pratiques ordinaires de la vie spirituelle.

Cinquième remède. Avez-vous commencé une bonne œuvre avant que se produise cette tentation, que celle-ci ne vous empêche pas de l'achever. Surtout n'omettez pas la prière, la confession, la communion, les jeûnes et autres œuvres de piété que vous avez coutume de faire, quand même vous n'y trouveriez ni goût ni consolation.

 

– Soumission totale à la volonté de Dieu.

Sixième remède. Si vous êtes tourmenté dans ces occasions, élevez votre cœur et votre esprit vers Dieu en Le priant humblement de faire ce qui sera le plus utile à son service et à sa gloire et à votre propre salut. Soumettez votre volonté à son bon plaisir. Et si le Seigneur permet que vous passiez par ces tentations, acceptez-les de bonne grâce en Lui demandant de ne jamais L'offenser.

 

 

(1) Allusion à Osée, IV, 8 : manger les péchés du peuple, c'est-à-dire les aumônes charitablement offertes par les fidèles pour l'expiation de leurs péchés.

(2) Si l'âme ne goûte pas sciemment aux souffrances du Christ, elle ne communie pas au Christ, disait Isaac le Syrien. – Etant encore novice à Valence, Vincent priait devant un crucifix. Ému de compassion devant l'extrême douleur de l'Homme-Dieu, il s'écria soudain : « Oh, mon seigneur, est-il possible que vous ayez tant souffert ? – Et le divin Crucifié de lui répondre : Oui, Vincent, et bien plus encore que tu ne crois ». Son âme avait déjà compris que la Passion du Christ est au centre de la vie spirituelle.

(3) Les idées sans les vertus sont une lumière stérile. L'équilibre de la science et de la vertu est indispensable au conducteur d'hommes. Aimez la science, dit saint Augustin, mais préférez-lui la charité. (Sermon 354, 6). Cette admirable réaction de la piété sur les études et de l'étude sur la piété nous empêchera de ressembler à ceux qui toujours à s'instruire, ne sont jamais capables de parvenir à la connaissance de la vérité. (2 Tim., 3, 7) - Saint Thomas d'Aquin a déclaré qu'il avait plus appris devant le tabernacle et au pied du crucifix que dans les livres. Vincent Ferrier lui fait écho. Avant d'être l'orateur des foules, l'Ange pacificateur de l'Europe, le réformateur social, il était l'homme d'oraison.

(4) Dans le récit romancé de sa conversion En Route, Huysmans a finement noté ces moments privilégiés de la vie de la grâce, nullement réservés aux grands mystiques, puisque beaucoup d'âmes les connaissent l'une ou l'autre fois dans leur vie : « Quand je restais seul dans les églises, j'ai souvent entendu des conseils inattendus, des ordres muets, et je l'avoue : c'est vraiment écrasant de sentir en soi la pénétration d'un être invisible... : c'est la pénétration incessante d'une volonté étrangère, l'imprégnation d'un désir clair et d'une délicatesse sans importunité, une ferme et en même temps douce impulsion de l'âme ». – Voici une anecdote qui illustre délicieusement ce que Vincent Ferrier suggère. Un jour d'été, aux environs de 1630, non loin de Vannes, Mme Le Charpentier du Tertrei emmène sa femme de chambre pour l'accompagner an bain : « Elle l'aperçoit en un instant toute recueillie et renfermée au-dedans d'elle-même sans dire aucune parole : de quoi la reprenant, elle d'apostrophe : « Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore ? » Elle, comme si on l’eût réveillée d'un profond sommeil, lui dit avec une grande douceur et simplicité qu'elle pensait aux suprêmes angoisses... qui avaient pénétré le Cœur du Fils de Dieu, passant par le torrent de Cédron dont cette eau l'avait fait souvenir ». H. Brémond, Hist. du sentiment rel. en France, t. V, p. 127.

(5) Orateur-né et fin psychologue, saint Vincent Ferrier avait le don de lire dans les âmes. C'est du moins l'impression qu'il faisait en prêchant. Il parlait comme si le secret des cœurs lui était dévoilé. Quand il décrivait certaines fautes morales, beaucoup d'auditeurs se disaient : « Il me vise personnellement, il connaît mes péchés ». En plus de la sainteté, il y avait dans l'orateur cette puissance d'évocation qui fait que les coupablées étaient atteints en plein cœur.

(6) Toute cette page rejoint le texte de saint Jacques sur la vraie et fausse sagesse : « Est-il quelqu'un de sage et d'expérimenté parmi vous ? Qu'il fasse voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. Pareille sagesse ne descend pas d'en-haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Tandis que la sagesse d'en-haut est tout d'abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix ». Jacques, III, 13-18.