LES FIORETTI

 

 

La prédication de maître Vincent s'appuie sur la Bible, qu'il connaît en grande partie par cœur, sur les Pères et les Docteurs, surtout saint Bernard et saint Bonaventure, et la Somme théologique. Pour rendre sa prédication plus imagée, plus vivante, il consulte la Légende dorée de Jacques de Voragine, un de ses livres préférés, ou puise dans ses souvenirs personnels. Il parle au peuple et pour le peuple.

Bona gent, Bonne gens, aime-t-il souvent répéter au cours du sermon, marquant ainsi une charmante cordialité avec son auditoire. Il aime détendre ses gens avec des remarques plaisantes, des mots piquants, des réflexions originales jusqu'au comique, des comparaisons familières, des images frappantes, des anecdotes ou de gentilles historiettes qu'il cite avec un rare talent. En somme, édifier les gens en les amusant un peu, n'est pas indigne de notre Dominicain. Il trouve même que c'est nécessaire pour ne pas lasser son auditoire. « Les courges, dit-il, sont un mets exquis et délicat, mais pour qu'elles ne brûlent pas en adhérant aux parois de la marmite, il faut pour bien les faire cuire toujours remuer avec une cuiller ». Nous le verrons donc à l'œuvre dans les FIORETTI, épisodes gracieux et émouvants de sa vie. C'est la plus charmante familiarité et parfois la poésie, simple et naïve, qui ravissaient ses auditoires. L'édification y trouve toujours son compte.

 

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La puissance du signe de la croix

Vincent raconte qu'ayant demandé au démon qui tourmentait un malheureux, pourquoi il s'était ainsi emparé de sa victime, le démon répondit : « Parce qu'il mangeait et buvait sans réciter au préalable aucune prière, sans même faire le signe de la croix ». Et à la foule, qui lui demandait pourquoi il les signait du haut de son estrade avant de commencer son sermon, il répondait : « Je crains toujours en mon cœur, quand je prêche hors d'une église, qu'il n'arrive un accident ; dans une église, non. C'est pourquoi dehors je vous signe. Contre le signe de la croix, aucun danger ne prévaut ».

 

La Vierge et l'écolier

Un écolier voulait à tout prix voir la Vierge. Un ange l'avertit qu'il y perdrait un œil. Il accepta et devint borgne. Puis il réclama de la voir encore, au risque de perdre l'autre, ce qui eut lieu. Mais, lorsqu'il fut complètement aveugle, la Vierge guérit ses deux yeux, et lui dit : « Garde-toi pur de toute faute ; jusqu'à ce jour tu t'es voué à mon service très fidèlement, tu feras encore mieux à l'avenir ; fais de sorte que les yeux qui m'ont contemplé ne se tournent pas vers les femmes ».

 

Le vice impur

Afin de montrer l'énormité du vice impur, il faisait la comparaison suivante : « Ce serait un forfait exécrable de jeter dans la boue une image du Christ Notre-Seigneur. Les personnes impures ne commettent certes pas un moindre crime en plongeant dans la fange des passions charnelles leurs âmes, qui sont l'image de Dieu d'une façon encore plus parfaite que les peintures qui représentent le Sauveur des hommes ».

 

Les trois compagnons

Trois compagnons voulaient servir Dieu. L'un choisit la vie solitaire dans le désert, où il eut beaucoup de révélations et de consolations, parce qu'il avait le cceur tranquille et sans trouble. Les deux autres préférèrent rester dans le monde, l'un servant les pauvres dans un hôpital, et l'autre essayant de mettre la paix entre les citoyens d'une ville. Mais comme ils avaient le caeur dissipé, ils s'avouèrent leur déception et vinrent consulter l'ermite. Le solitaire les mena devant un bassin, agita l'eau de ses mains et leur dit de regarder s'ils s'y voyaient, et ils ne virent rien ; mais l'eau étant calme, ils y virent leur image. Et Vincent en concluait à la supériorité de la vie contemplative sur la vie active : Tenez-vous éloignés des affaires, pour contempler l'humanité du Christ, car il n'y a pas besoin d'un grand calme pour connaître qu'il y a un Dieu, les philosophes étant arrivés eux-mêmes à la connaissance de cette vérité. Mais comme il est dit dans le titre du psaume Pour les secrets : que croire en un seul Dieu n'est pas une chose bien cachée, ce qu'il faut croire, c'est en Dieu fait homme. C'est là qu'il faut dans le calme voir qu'il est homme et Dieu tout ensemble.

 

Les qualités des brebis

Si vous voulez être du nombre des brebis, observez les quatre qualités qui se trouvent en elles : l'innocence, la bienfaisance, la patience et l'obéissance. Soyez innocents comme elle. Voyez ! Elle ne mord point, et vous aussi ne diffamez personne. Elle n'a pas de cornes, vous aussi, même sous prétexte de justice et en usant de votre puissance, ne frappez pas, ne poursuivez pas le prochain. Dieu parle quelque part de ces cornes-là : Je briserai les cornes des pécheurs. De même la brebis ne frappe pas du pied. Imitez-la en ne méprisant pas le prochain et ne disant pas : O conver retallat villano y toi perqual ( ?) La brebis n'a pas les ongles crochus. Ce qui veut dire pour vous de ne pas voler ni dérober furtivement. Enfin, soyez bienfaisants comme la brebis : elle observe les conseils évangéliques : Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas ; de ses deux tuniques, la laine et la peau, elle donne l'une et garde l'autre. Vous, de même, de votre superflu faites la part du pauvre et couvrez la nudité de votre prochain. La brebis donne le lait et le fromage. Vous aussi, de votre abondance, faites aux autres la plus large part. La brebis est patiente : si vous la frappez, elle ne se retourne pas comme le chien, mais quitte la place et va plus loin. Sachez, vous aussi, supporter les injures, et ne cherchez pas à vous venger. La brebis est obéissante : il suffit d'un tout petit enfant pour garder trente brebis, tandis qu'il ne pourrait garder un seul bouc, lequel s'en va parmi les rochers se faire déchirer par les ronces. Si donc vous voulez être des brebis et non des boucs, soyez soumis au Pasteur éternel.

 

La comparaison des oiseaux

Les oiseaux font quatre choses : chanter, voler, se laver et manger.

1° Ils chantent, leur chant est le bréviaire que Dieu leur montre. Et ils le font, à la minuit le rossignol, et les « oronètes » le jour, et certains autres quand le soleil se couche.

2° Puis ils volent, et trouvent ainsi un grain de froment, un ver, un brin d'herbe. Qui a posé là ce petit fragment ? Dieu. Ils vivent et n'ont cure de plus.

3° Puis se purifient, soit avec le bec, soit dans l'eau. – Vous autres, vous ferez ainsi. D'abord, le matin, avant de quitter la maison, agenouillez-vous dévotement dans votre chambre, afin de louer Dieu. – Autre chose font les oiseaux ? Quoi donc ? Ils volent. Vous en ferez autant : penser à la gloire du paradis, à l'enfer, à la Passion, ouïr la messe en silence, n'est-ce pas voler ? – Alors, vous vous purifierez par la confession, et les yeux, et les oreilles. –- Enfin vous mangerez. Comment ? En communiant le jour de Pâques avec une grande révérence.

 

Quelle sottise est la haine

Un homme, furieux qu'on lui eût refusé l'absolution, se plaignait partout, disant que c'était uniquement parce qu'il n'avait pas voulu pardonner à un cordonnier qui ne le méritait pas. Vincent l'entend : « Vous ne voulez pas pardonner au cordonnier, soit, pardonnez à vous-même ! À qui faites-vous mal ? Pendant que vous le haïssez, il mange, boit, et prend du bon temps : et vous, vous vous rongez le foie, sans compter l'âme qui se perd ». L'autre revint : « Je comprends à présent, dit-il, quelle sottise c'est la haine ».

 

La femme bavarde et l'eau du puits

Une femme, continuellement en brouille avec son mari, demande à Vincent un avis pour avoir la paix. C'est une fameuse bavarde dont la loquacité met l'homme hors de ses gonds. Vincent lui dit : « Si vous désirez mettre un terme à vos querelles, allez trouver le portier de notre couvent et faites-vous donner dans un vase de l'eau de la citerne qui est au milieu du cloître. Lorsque votre mari rentrera chez lui, prenez vite une gorgée de cette eau sans l'avaler, et gardez-la tout un temps en bouche. Vous verrez le résultat : votre époux sera doux comme un agneau ». La femme s'exécute. Le mari rentre en grognant, et la femme aussitôt de boire sa gorgée. L'homme n'obtenant pas de réponse se tait à son tour ; et tout heureux de ne pas être pris à partie, il remercie Dieu d'avoir changé le cœur de sa femme et fermé sa bouche, origine de toutes leurs disputes. Le fait se produit plusieurs fois, toujours avec le même succès. Alors la femme revient remercier Vincent qui lui dit : « Le remède que je vous ai enseigné, ce n'est pas l'eau de la citerne, mais le silence. À l'avenir, gardez le silence et vous vivrez en paix ». De là l'euphémisme valencien passé en proverbe : quand une femme se plaint de son mari, on lui répond : « Remplissez votre bouche d'eau, et il vous arrivera ce qu'a dit maître Vincent ».

 

Les sagesses de la fourmi

Méditez les sagesses de la fourmi, elles sont dignes d'exemple, et chacun de vous devrait les posséder. Il y en a onze.

1° Dieu vous donne la nuit pour repos et le jour pour travail (d'aucuns animaux c'est le contraire) ; mais la fourmi nuit et jour ne cesse de travailler.

2° Toutes les fourmis vont, par un bon chemin et par une bonne carrière.

3° Les fourmis allant par le chemin, se baisent les unes les autres ; ainsi devrions-nous faire, nous baisant par paix et bonne concorde et nous remettant les rancœurs, comme se donne la paix à la messe.

4° La fourmi porte une charge plus pesante qu'elle.

5° Si elle seule ne la peut porter, une autre l'aide.

6° Si l'une est malade et ne peut rentrer au logis, une autre l'y porte.

7° Si l'une meurt, les autres la traînent jusqu'à la fosse.

8° La fourmi ne laisse jamais son blé dehors le soir, mais le rentre comme elle peut.

9° Tout le temps de l'été, elle accumule beaucoup de blé et fait bonne provision pour l'hiver, parce que, l'hiver, il ne fait pas chaud à mendier. Exemple : la fable la cigale et la fourmi. Morale (dure comme dans la fable) : Puisque tu as chanté tout l'été, danse donc en hiver ! Et la cigale mourut.

11° Toutes les fourmis se supportent les unes les autres et pourtant elles sont beaucoup en une maison, et cette maison est un trou. Et nous autres, nous ne pouvons nous supporter ni souffrir non seulement en une même maison, mais ce qui est pire, en une même ville, dans la même cité, dans le même état, avec nos actes de banditisme ou de déprédation.

 

L'hôtelier injuste

Un hôtelier vint prier maître Vincent de prêcher sur l'obligation de payer les dettes qu'on a contractées, plusieurs de ses clients se refusant à le faire. — D'accord, répartit maître Vincent, je dirai combien sont coupables ceux qui retiennent le bien d'autrui ; mais apportez-moi de votre vin. - Le plaignant va lui en chercher une bouteille, et lui dit : Goûtez-le ; vous verrez combien il est de bonne qualité. - Vincent lui tend son scapulaire comme une coupe : l'eau passe et le vin reste ; très peu de vin et beaucoup d'eau. Étonnement de l'hôtelier ! — Mon ami, vous voulez qu'on vous paie ce qu'on vous doit, n'avez-vous pas fait tort à beaucoup de personnes en falsifiant votre marchandise ? Rien n'échappe au regard de Dieu. Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera certainement dans les grandes.

 

Le mari jaloux

Le fait se passe à Gérone. Un homme affreusement jaloux de sa femme, la calomnie. La pauvre raconte sa douleur à Vincent, qui prêche sur la jalousie. Les époux sont dans son auditoire, la femme portant sur les bras son jeune bébé. Tout à coup, Vincent s'adresse au mari : « Tu doutes de la fidélité de ta femme, n'est-ce pas ? Tu crois que cet enfant n'est pas de toi ? Eh bien, regarde ! » - Alors, il crie de toutes ses forces à l'enfant : « Va ! Embrasse ton père ! » - Docile à ce commandement, le petit se tourne vers son père et lui tend les bras. L'homme éclate en sanglots, et le voilà réconcilié.

 

Les fraudeurs à la douane

Dans le recueil imprimé De sancta Lucia, maître Vincent pose la question : est-ce péché que de frauder à la douane ? - Il répond : Oui, les fraudeurs commettent un triple vol : vol envers l'acheteur, car on vend plus cher à cause de la douane qu'on a soi-disant payée, vol envers le prince, vol envers Dieu puisqu'on lui vole son âme par le péché et que toutes les âmes appartiennent à Dieu. Oui, voler à la douane est un péché et de même négliger de s'acquitter de tel ou de tel impôt est un péché. Saint Matthieu n'a-t-il pas écrit formellement : Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César.

 

L'ermite et les richesses

Un saint ermite, méprisant les richesses, se rendait à la ville. Il heurte du pied une bourse, pleine de florins qui se répandent sur la route. Ce que voyant, il s'enfuit en criant : la mort, la mort ! Des passants l'interpellent : Où ça ? - Fuyez, leur dit l'ermite, là tout près sous l'arbre. — Pas du tout, allons-y voir. Oh, oh, s'exclament-ils en voyant la bourse, ce n'est pas la mort, c'est la vie ! Ils raflent les florins, rentrent à la ville, se saoulent et finissent par s'entretuer. La leçon ? L'ermite avait vu juste.

 

Parabole de la douceur

Un roi tenait enfermés dans une prison deux hommes qui lui devaient beaucoup d'argent. Comme ils ne possédaient pas de quoi payer, un jour il jeta sur le dos de l'un d'eux une bourse pleine d'or. Celui-ci, irrité du coup reçu, ne fit pas attention à ce que la bourse contenait. Alors le roi en jeta une toute semblable au second prisonnier, lequel, frappé au bras, ne s'en mit pas en peine, mais saisit le trésor qu'on lui donnait, remercia le bienfaiteur, et avec la somme trouvée, paya ses dettes et sortit de prison. - Le premier homme, c'est l'impatient et l'irascible ; le second, l'homme doux et patient. Nous sommes tous dans ce monde comme dans une prison, et débiteurs de Dieu à cause de nos péchés. Incapables de satisfaire à nos dettes, Dieu dans sa miséricorde nous envoie l'or de la patience dans la bourse de la contradiction et de la tribulation. Celui qui ne sait pas en profiter, risque bien de ne jamais payer ses dettes à Dieu. Mais celui qui en profite, en accueillant bien les peines, paie ses dettes, se délivre de la prison de cette vie et de toutes les misères présentes et futures, en arrivant en outre à la gloire céleste.

 

La messe et la communion

Maître Vincent célébrait la messe tous les jours, chose rare à son époque, et prêchait ensuite. C'est pour imiter les apôtres qu'il agissait ainsi. Il s'en explique dans un sermon pour le samedi après le troisième dimanche de carême (Sab. post Dom. oculi) : « Nous lisons dans l'Évangile qu'à l'aurore, Jésus vint sur la montagne des Oliviers et prêcha au peuple ; faisons ainsi tous les jours de notre vie. Nous montons sur la montagne des Oliviers en nous rendant à la messe, car la messe est la plus haute œuvre de contemplation qui puisse exister ; elle est plus onctueuse que l'huile de l'olive. Aussi, voyez-vous que nous disons d'abord la messe et que nous prêchons ensuite, comme Jésus prêcha au peuple après avoir gravi le mont des Oliviers, c'est qu'un sermon après la messe vaut mieux que trois sermons avant la messe ». – Et pour exprimer la présence réelle de Notre-Seigneur dans la Très Sainte Eucharistie, il s'exprimait dans cette figure fine et touchante : « Le Christ est dans chaque hostie comme une voix dans chaque oreille, une image dans chaque fragment de miroir ». (Edit. Farges, Sermons, t. I, Introduction).