L'HOMME AFFABLE ET L'HOMME AUSTÈRE

 

 

Je voudrais maintenant examiner le fond de ma conscience pour voir d'où vient cet attrait et éviter toute illusion. Je me sens attiré vers quelqu'un de moins parfait, mais il n'est pas mauvais, il possède même beaucoup de vertus. Pourquoi mon inclination ne viendrait-elle pas précisément de ces vertus ? Dans ce cas pourquoi hésiterais-je ? Mais si je dis que c'est la vertu qui est le motif, pourquoi alors suis-je moins enclin à aimer celui qui est plus vertueux mais moins sympathique ?

 

Si l'affection, qui naît du charme extérieur de quelqu'un, est une affection charnelle, d'où vient alors que je n'aie aucune sympathie pour un homme charmant dans ses manières, mais que je sais être pervers ? S'il m'est arrivé d'éprouver de la sympathie pour quelqu'un que j'espérais bon, mais dont j'ignorais la perversité, dès qu'il se fut trahi, il me fit horreur et toute ma sympathie s'évanouit. Ne pourrait-on pas comparer le vice et la vertu à des nourritures de l'âme, nocives ou bienfaisantes ? L'austérité ou l'amabilité extérieures seraient alors comme des récipients vulgaires ou précieux. On prend volontiers une bonne nourriture dans des plats ordinaires, mais on refuse une nourriture nocive, même présentée dans de la vaisselle précieuse. Mais il arrive assez souvent qu'on soit attiré par une nourriture grossière, présentée dans un beau plat, et qu'on n'ait aucun plaisir à prendre une nourriture raffinée quand elle est présentée dans un plat ébréché. Un homme pervers déplait, même si son aspect extérieur est attrayant ; tandis qu'on admire un homme vertueux malgré son visage dur et austère. Néanmoins, il est évident qu'on remarque plus volontiers la moindre vertu chez quelqu'un d'aimable. On en éprouve plus de joie que d'une plus grande vertu dans un homme austère.

 

Mais voici une meilleure comparaison qui exprimera mieux ma pensée. Comparons l'homme austère à un langage sec et un style raboteux, l'homme sympathique à un langage châtié et brillant. Acceptons-nous un mensonge parce qu'il est bien dit ? Rejetons-nous une vérité parce qu'elle est mal exprimée ? Non. Eh bien ! Le vice ne doit pas nous plaire chez l'homme agréable, ni la vertu nous déplaire chez l'homme austère.

 

Mais supposons maintenant deux orateurs défendant une cause. L'un parle mal, son style est aride et confus ; l'autre est brillant, son style est orné, habile, véhément. Aussi longtemps qu'on ignore celui des deux qui s'appuie sur la vérité et celui qui ment, quoi d'étonnant si l'on écoute avec plaisir celui qui par l'habilité de son discours, arrive à se concilier des adversaires et intéresser des indifférents. Dès l'exorde, il a su gagner l'attention de ses auditeurs qu'il a rendus ouverts et dociles. À des gens qui ignoraient où tendait son discours, il a eu l'art de suggérer ce qu'ils devaient en attendre. Si nous supposons maintenant que tous les deux présentent des thèses également nobles et vraies, ce ne sera pas sans un certain ennui qu'on acceptera la vérité du premier, tandis qu'on la recevra du second avec enthousiasme et reconnaissance. Plus on voit le côté agréable d'une vérité, plus on est enclin à en faire son profit. Si le moins éloquent de ces deux orateurs présente des idées profondes, tandis que le plus éloquent exprime des idées plus superficielles, c'est à coup sûr ce dernier qui remportera plus de succès. Car il faut beaucoup de courage pour résister à l'ennui quand des arguments, même très beaux, sont présentés d'une façon inepte. Ce qu'on n'a pas de plaisir à comprendre, on n'y croira pas volontiers.

 

Il n'en va pas autrement de nos sympathies. Voici nos deux hommes : l'un réjouit tout le monde par son affabilité, sa bienveillance et sa conversation enjouée ; l'autre fait presque peur par son austérité, sa froideur et ses airs trop sérieux. Aussi longtemps que nous ne savons pas si ces apparences recouvrent des vertus ou des vices, qui nous reprocherait d'accorder notre sympathie au premier et de la refuser au second, non par la volonté ou par raison, mais tout simplement parce que ce dernier n'est guère attirant ?

 

Maintenant, si nous savons qu'ils sont aussi vertueux l'un que l'autre, et même si le plus sympathique l'est un peu moins, il n'y a rien d'étonnant à ce que nous apprécions plus celui dont la vertu transparaît sur un visage agréable, tout comme nous préférions la vérité présentée en termes élégants. Et notre esprit se rebiffe et ne reconnaît que de mauvais gré la vertu dont fait preuve un homme dur et austère, tout comme elle n'acceptait pas facilement une vérité mal exprimée.

 

Mais il y a une éloquence qui sied aux jeunes et une autre qui plait chez un vieillard. Ce qui chez un jeune est ardeur et vivacité d'esprit, serait légèreté chez un homme plus âgé. Chez un jeune homme, la gaieté, la vivacité, l'admiration facile et le goût de l'action ne sont pas plus répréhensibles qu'une allure plus grave, plus digne, une joie plus réservée et un sourire plus discret chez l'homme mûr.

 

Cependant, quoi qu'il en soit de ces attraits, la loi de la charité sera observée si l'on écoute la raison, ne témoignant pas une affection exagérée à l'un et ne refusant pas à un autre ce à quoi il a droit. Mais comme ces attraits ne sont pas affaire de volonté, qu'ils nous surprennent parfois contre notre gré ou nous fuient quand nous aimerions en faire l'expérience, nous dirons que l'attrait n'est que la cause de l'amour. Il n'y aura pas encore amour quand l'attrait aura ému l'âme, mais seulement quand l'âme aura dirigé son mouvement d'après cet attrait. Il en est de même du mouvement causé par la raison.

 

L'amour naît de l'attrait lorsque l'esprit consent à cet attrait. L'amour naît de la raison, quand la volonté consent à la raison. Mais un troisième genre existe, synthèse des deux premiers, où la raison et l'attrait se rejoignent dans la volonté. Le premier amour, né du sentiment d'une douce expérience, est agréable mais non sans danger ; le second, éclairé par la raison est dénué de charme, mais porte son fruit ; le troisième, enfin, est parfait car l'esprit y goûte la pure joie d'aimer. Ce dernier genre d'amour diffère du premier en ceci que dans le premier, on aime ce qu'il faut aimer, mais surtout à cause de la douceur de l'attrait, tandis qu'ici, on l'aime non parce qu'il est attirant, mais parce qu'il est digne d'amour et par là même attirant.

 

Résumons brièvement les données que nous avons rassemblées sur l'amour. Nous disons que quelqu'un aime lorsqu'après avoir choisi un objet de jouissance, il y tend intérieurement par le désir et agit extérieurement de manière à l'atteindre. Plus cette activité est intense, plus on aime. On aimera avec plus de plaisir, si l'on suit un attrait, et par conséquent, on agira avec plus de facilité. Mais ce qui peut être l'effet du seul attrait, peut être également atteint par la seule raison. Si cet amour a moins de charme, on n'en obtient pas moins aussi sûrement ce qu'on désire. Maintenant si le choix est mauvais, c'est-à-dire, si l'on choisit ce qui ne convient pas, tout ce qui suit ce mauvais choix sera mauvais également. Un tel amour est mauvais, il ne faut pas l'appeler charité mais convoitise. Comme nous l'avons dit plus haut, l'esprit fait un mauvais choix lorsque, séduit ou trompé, il recherche comme objet de jouissance, quelque objet en dehors de Dieu aimé en lui-même et du prochain aimé en Dieu. La charité est transgressée.

 

Mais un bon choix peut être suivi d'un mouvement pervers de l'âme ; et ceci dans les deux cas du désir aussi bien que de l'acte. Même si la raison a présidé au choix et au mouvement du désir qui le suit, l'autre mouvement de l'âme, l'acte extérieur, peut tout corrompre. Des exemples rendront ceci plus clair. Quelqu'un veut jouir de Dieu, son choix est bon. Mais voilà qu'il se met à rêver de banquets et de voluptés et s'imagine qu'il les trouvera au ciel, comme on le voit dans certaines histoires judaïques. L'excellence de son choix ne servira à rien s'il est suivi de tels désirs. Autre cas : quelqu'un met son bonheur dans la jouissance de Dieu, et il ne désire y trouver rien d'autre que Dieu lui-même, mais si pour atteindre ce but, il fait des sacrifices païens ou s'adonne à d'autres superstitions, il s'interdit par ses actes d'y parvenir jamais. Il faut donc bien choisir, désirer ce qu'il faut désirer et agir intelligemment. On ne s'écartera pas alors des limites de la charité.