LE CHOIX

 

 

Après avoir distingué ces deux amours, le bon et le mauvais, il nous reste à voir ce qu'il faut choisir comme objet de jouissance et comment l'âme doit y tendre. Que Dieu, dans la main de qui nous sommes, nous inspire nos paroles ! Nous saurons alors ce qu'il faut aimer et comment il faut l'aimer. Je dis bien aimer, car nous n'aimons vraiment que ce que nous choisissons comme objet de jouissance, et non pas indifféremment tout ce que nous choisissons pour notre usage.

 

Ceux qui sont plongés dans la chair au point de ne pouvoir aspirer à autre chose qu'au grossier plaisir des sens, ceux-là se choisissent comme fin de fallacieuses richesses, des honneurs futiles, les voluptés du corps ou les faveurs du monde, ou l'une de ces choses, ou toutes à la fois. Ils se trompent bien s'ils croient y trouver le bonheur. Ils se donnent beaucoup de peine pour atteindre leur but. Les uns y accèdent par le commerce, les autres, par la carrière des armes ou par tout autre métier, d'autres même par le vol ou la rapine. Dans tout cela, nous dirons qu'ils aiment ce vers quoi tend leur désir de jouissance, tout le reste n'étant qu'adjuvant pour arriver à leurs fins. Tant qu'il n'a pas ce qu'il désire, l'esprit pervers se figure que le bonheur serait précisément d'en jouir ; dès qu'il a ce qu'il cherchait, il est aussitôt travaillé par le sentiment de son indigence radicale, et s'il a abusé de quelque bien, il le rejette par dégoût. Mais son désir se rallume et le lance vers quelque autre objet qui, hélas, ne le satisfera pas non plus, mais de nouveau et par le même jeu, se moquera honteusement de lui. C'est le cercle des impies où s'affole la misérable indigence dont nous avons parlé plus haut.

 

Mais l'homme qui a l'esprit plus sain, l'œil plus pur et qui mène une vie plus dégagée des sens, prend la chose de plus haut et se rend mieux compte que personne ne peut suffire à se rendre lui-même heureux. Il sait aussi que ce qui est inférieur à l'homme ravale à son niveau quiconque en fait l'objet de son amour ; qu'au lieu de l'élever et de lui donner un peu de vrai bonheur, ces choses le font tomber dans une foule de misères. Alors prenant conscience de sa grandeur et du privilège que lui confère sa nature, il reconnaît la vérité magnifique du commandement de Dieu : « Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu ; tu ne serviras que lui » (Deut. 6). Cela n'aurait jamais été dit, s'il existait quelque être plus sublime auquel l'humanité dût le respect et dont elle pût attendre le bonheur. Avant tout autre objet de jouissance, nous devons donc choisir Dieu. Ce choix est le commencement de l'amour. Nous devons le désirer plus que tout autre et tendre vers lui, c'est ainsi que l'amour suivra son cours et son élan. Et quand, dans l'amour du bien parfait, nous l'atteindrons enfin, notre bonheur aussi sera parfait. La loi divine ajoute aussitôt : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu », car le premier commandement et le plus grand est celui de l'amour de Dieu.

 

Or, quand nous entrerons en possession de la béatitude, chacun en jouira à la mesure de sa capacité. Mais tous ensemble, nous en serons plus capables que seul. Mon bonheur sera donc augmenté de tout ce que je trouverai de bonheur dans les autres et dont j'étais incapable seul. Mais le bonheur d'un autre ne peut être mien que si je l'aime en lui. Ceci est tout à fait impossible si je n'aime pas les autres. D'où le second commandement : « Tu aimeras ton prochain » (Mt., 5). Cependant comme mon bien suprême en moi-même, dans l'autre ou en tous, c'est toujours finalement Dieu, c'est lui qu'il faut donc aimer par-dessus tout : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ». Et parce que le bonheur du prochain nous rend heureux quand il devient nôtre, il est dit aussi : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

 

Il ressort clairement de tout ceci que nous devons choisir à la fois Dieu et le prochain si nous voulons jouir de Dieu et des autres. Avec cette différence cependant, que nous choisissons Dieu pour en jouir en lui-même et pour lui-même, et le prochain pour en jouir en Dieu, ou mieux, pour jouir de Dieu en lui. C'est pourquoi, lorsqu'il ne s'agit pas de l'amour de Dieu seul, on ajoute généralement comme saint Paul dans sa lettre à Philémon : « Oui, mon frère, je jouis de toi dans le Seigneur » (Philémon 20). La raison nous fait voir qu'il n'y a que ces deux réalités : Dieu et le prochain, à préférer à tout le reste. Si l'esprit consent à ce choix, la charité est née dans notre cœur, car l'amour s'est tourné vers son objet véritable.