BIBLE ET VIE CHRÉTIENNE

 

 

La cause primordiale et efficiente de toutes les choses qui furent, qui sont et qui seront, c'est Dieu. Il en est aussi le but final. En effet, comme le propre de Dieu, pour ainsi parler, c'est d'être, il est clair que toutes les choses qui sont, tiennent de lui qu'elles soient, car elles ne le tiennent que de l'être. Il est évident que l'homme et l'ange ont l'être, mais autre chose est d'être, autre chose d'être un homme ou un ange, puisqu'il est possible que quelque chose soit sans être homme ou ange. Essayez maintenant de penser comme vous pouvez, non l'être d'un homme ou d'un ange, mais sans ange ni homme, l'être lui-même, qui n'est pas uniquement l'être de l'homme ou de l'ange, mais de toutes choses qui soient. Cet être alors, qui n'appartient pas en particulier à telle ou telle chose, mais appartient en commun à toute existence, ou pour mieux dire, à tout « étant », cet être est, sans aucun doute, Dieu (1).

Et de même qu'il est l'être de toute existence, il est la vie de toute vie, et la sagesse de toute sagesse. C'est ainsi que la créature raisonnable a été créée : elle tient de Dieu non seulement l'être et la vie, mais aussi la sagesse qui faisait la dignité de son être et de sa vie.

 

Mais l'homme, pour son malheur, se départit de cette forme première et se rendit conforme aux animaux dépourvus de sagesse (Ps. 48). Il continua à être et à vivre, mais désormais privé de sagesse. Cependant, cet être vivant gardait la capacité de retrouver sa forme originelle, à condition que celui qui l'avait formé le reformât dans la sagesse. La voie du retour à la sagesse, c'est l'érudition (qui nous dégagera de notre rudesse). Cette érudition qui nous enlève notre difformité, consiste en trois choses : la foi, l'espérance et la charité. Mais il faut savoir ce que nous devons croire, espérer et aimer. C'est pourquoi la Sagesse, venant habiter des âmes saintes, en a fait des amis de Dieu et des prophètes et, par eux, nous a donné la sainte Écriture comme source de toute érudition.

Or, l'Esprit qui a établi l'Écriture, l'a composée si habilement qu'elle est capable d'innombrables significations. L'Esprit révèle certains sens à l'un, d'autres à un autre, pour stimuler la recherche. L'Écriture est ainsi toujours nouvelle, elle nous charme sans cesse par un renouvellement continuel qui chasse l'ennui.

 

Mais il faut également appliquer un certain jugement, sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, pour discerner ce qui serait suggestion diabolique et pour éviter le danger toujours possible d'une interprétation purement humaine. C'est pour cela que nous avons une règle de foi, que nous savons clairement ce que nous espérons et que les préceptes de la charité ont été promulgués. Si une idée nous vient à l'esprit et ne correspond pas à ces normes, il nous faut l'attribuer sans hésitation au jeu du démon ou à l'erreur humaine. Par contre tout ce que vous pouvez honnêtement tirer de ces pages sacrées et qui contribue à éclairer votre foi, ranimer votre espérance et enflammer votre charité, ne doutez pas que cela ait été inséré entre les lignes par l'Esprit-Saint lui-même et que cela vous soit révélé.

 

Pour ceux qui sont plongés dans les affaires ou sont entourés d'un réseau d'occupations, c'est déjà bien assez pour eux de lire ce qu'on a écrit autrefois sur ces textes. C'est plus qu'assez pour refréner les divagations de leurs rêveries. Ces commentaires sont tellement peu connus d'eux qu'ils leur paraissent nouveaux. Mais pour vous, mes frères, qui avez renoncé aux soucis distrayants et aux affaires du monde, pour vous qui avez engagé le combat avec vos propres pensées, vous cherchez autre chose, vous avez d'autres besoins en lisant et méditant la Bible. Pour beaucoup un même sermon, un même texte trop souvent répété engendre l'ennui. Il faut que l'ancien et le connu soient renouvelés par l'addition de commentaires ou tout au moins par un nouveau vocabulaire. Ainsi l'application à l'étude est soutenue et les inutiles divagations du cœur sont ramenées à des méditations profitables. L'esprit qui avait pris en dégoût ces textes ressassés, y revient attiré par un charme nouveau.

C'est la raison pour laquelle je m'apprête à voir avec vous un passage d'Isaïe. Bien que vous connaissiez à fond les commentaires que des saints en ont faits, je crois cependant utile, sinon de dire d'autres choses, au moins de les répéter autrement. Nous irons donc chercher des semences de réflexion dans ces textes qui ont pu passer inaperçus, soit parce qu'ils semblaient manquer d'importance, soit parce qu'ils étaient trop clairs. Ainsi celui qui hésite à aborder des interprétations plus hautes et une nourriture plus consistante, pourra du moins, même s'il n'est qu'un petit chien, avoir accès aux miettes qu'avec l'aide de vos prières, je tâcherai de recueillir sous la table des anciens commentateurs. C'est ainsi que nous rachèterons le temps, que nous tromperons le temps, ces jours mauvais, comme dit saint Paul, et que, par des paroles de salut et de saintes réflexions, nous défendrons notre langue des bavardages et notre cœur des pensées vaines.

 

Isaïe est un prophète à la fois profond dans ses intuitions, très clairvoyant dans ses prédications et fort intéressant dans ses enseignements moraux. On dirait qu'il est soudain enlevé jusqu'au ciel pour connaître les mystères de Dieu, puis, qu'il est lancé d'une aile rapide dans des espaces inférieurs pour révéler ces mystères, pour descendre enfin d'un vol léger jusqu'à nous et parcourir avec facilité le champ des doctrines morales. Il pénètre au paradis pour venir nous en révéler les mots ineffables qu'il n'est pas permis à l'homme de prononcer. Ses prophéties sur les mystères du Christ et de l'Église sont si claires qu'on pourrait croire qu'il parle de choses passées, et non d'événements futurs. Toutes ces choses qui sont de nature à nous intéresser vivement, il les rend encore plus attrayantes par la beauté de son style.

Il nous a semblé bon de commenter ces oracles, ces fardeaux dont Isaïe a parlé (ch. 13) sous l'inspiration du Saint-Esprit et de dire ce que l'Esprit lui-même nous aura suggéré. Je me dois tout entier à votre progrès spirituel, c'est mon devoir, c'est aussi mon désir le plus cher. Comme a dit saint Paul : « Un devoir m'incombe. Malheur à moi si je n'évangélise » (I Cor., 9). Si je fais quelque progrès en spiritualité ou dans l'intelligence des Écritures, je ne puis hésiter à vous transmettre ce qui m'a été donné bien plus pour vous que pour moi-même. Ne l'attribuez pas à mes mérites, je ne suis qu'un pécheur ; ni à des enseignements d'école, vous le savez, je suis presque un illettré ; ne l'attribuez pas non plus à mon travail ou à mes études, car je suis plus souvent occupé d'affaires que laissé tranquille. Tout vient donc de Dieu, à moi confié pour vous être transmis, afin que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur.

 

(1) La source de ce passage, et notamment de l'expression « être de tous les existants ou des étants », est le Pseudo-Denys l'Aréopagite Des noms divins, ch. 5. Aelred le cite encore, et nommément cette fois, dans son traité De l'âme, édition C. H. Talbot, p. 120. Voir également A. FRACHEBOUD, Denys l'Aréopagite en Occident dans le Dictionnaire de spiritualité, t. 3, col. 337.