TROIS GENRES D'AMITIÉ

 

 

Il y a une amitié charnelle, une amitié mondaine, une amitié spirituelle. La connivence dans le vice fait l'amitié charnelle ; l'espoir du profit éveille l'amitié mondaine ; une similitude de vie, de mœurs et d'intérêts cimente l'amitié spirituelle des meilleurs.

 

L'amitié charnelle naît de la passion. Comme une courtisane qui s'offre à tout passant, on livre effrontément ses yeux et ses oreilles à toute impression ; de là, naissent dans l'esprit ces images fascinantes des corps et des plaisirs voluptueux. En jouir sans frein serait le bonheur, pense-t-on, mais comme le plaisir est moindre d'en jouir sans compagnon, on y attire une autre âme, Par des gestes, des signes, des paroles, des égards, comme un feu qui se propage, on la rend captive. Après ce pacte misérable, aucun crime, aucun sacrilège que l'un ne fasse ou ne supporte pour l'autre. Rien n'est plus agréable, croit-on, que cette amitié. « Vouloir les mêmes choses et ne pas vouloir les mêmes choses », telle serait la loi suprême de l'amitié. Une amitié de ce genre n'est pas le fruit d'un choix délibéré, elle n'est pas mise à l'épreuve, car la raison n'a rien à y voir. L'impétuosité de la passion fait perdre toute mesure, sans souci de l'honnêteté. Une telle amitié s'expose avec une extrême légèreté à tous les dangers, sans discernement, sans réflexion ni modération. Aussi, comme agitée par des furies, elle finit par se consummer d'elle-même ou bien elle se dénoue soudain sans raison.

 

L'amitié mondaine qui naît du désir des biens temporels, est toujours faite de ruses et de tromperies. Elle n'a rien de stable ni d'assuré. Elle est sujette aux variations de la situation ou de la fortune de l'ami. Il est écrit : « L'ami d'un moment vous abandonne au temps de l'épreuve » (Eccli. 6, 8). Il cesse d'être un ami sitôt que s'évanouit l'espoir du gain. Un poète a finement raillé ce genre d'amitié :

« L'ami de la prospérité n'est l'ami de personne,

Le succès le retient, les revers le font fuir ».

Pourtant, un tel mobile élève parfois l'amitié jusqu'à une certaine dignité. On se lie d'abord dans l'espoir d'un profit commun, on garde sa foi en matière d'argent et on parvient à établir un accord très solide et très agréable sur le plan humain. Pourtant une telle amitié, contractée et gardée uniquement en vue d'un avantage matériel, ne peut évidemment pas être qualifiée de véritable.

 

L'amitié spirituelle, la seule vraie, n'a aucun profit temporel en vue. Elle n'a pas de cause en dehors d'elle-même. Le cœur humain la désire instinctivement pour sa propre valeur. Son fruit et sa récompense ne sont autres qu'elle-même. Le Seigneur ne dit-il pas dans l'évangile : « Je vous ai choisis pour que vous alliez et que vous portiez beaucoup de fruit » (Joa. 15, 16), c'est-à-dire que vous vous aimiez les uns les autres ? Aller dans les voies de l'amitié, c'est progresser ; porter du fruit, c'est goûter les charmes de l'amitié. Il n'y a encore rien compris celui qui cherche dans l'amitié autre chose que l'amitié elle-même.

L'amitié spirituelle, qu'une similitude de vie, de mœurs et d'intérêts suscitent chez les meilleurs, est donc bien « cet accord accompagné de bienveillance et de charité sur les choses divines et humaines ». Cette définition exprime assez clairement ce qu'est l'amitié.