CHAPITRE X

 

La Justice

 

 

1. La justice véritable et parfaite à l'égard de Dieu consiste à rendre les louanges qui sont dues, en toutes choses, à la nature divine ; elle nous fait rendre à Dieu les actions de grâces que nous lui devons pour tout ce qu'il nous donné, pour tous ses bienfaits, et pour tous les maux supportés avec courage ; elle nous fait rendre à Dieu la satisfaction qui lui est due pour tous les péchés d'omission ou de commission ; elle nous fait concevoir la douleur ardente que nous devons à Dieu pour toutes les grâces que nous avons négligées.

 

2. Il exerce la vraie justice à l'égard de Dieu, celui qui lui est fidèle, partout et toujours, dans l'accomplissement de ses vœux et de tous les commandements, et qui apporte à toutes ses œuvres et à chaque minute une application aussi grande que si son salut dépendait de chacune d'elles ; celui-là aussi qui fait toutes ses bonnes actions uniquement pour le bon Dieu, et non pour une faveur ou un avantage en ce monde ou en l'autre, et qui reçoit avec la reconnaissance convenable tous les bienfaits dont il use : toujours et partout selon la volonté de Dieu.

La vraie justice à l'égard du prochain consiste en deux choses. Premièrement, ne jamais faire aux autres ce qu'avec raison on ne veut pas pour soi, c'est-à-dire : ne jamais blesser le prochain ou l'offenser par parole ou action, par commandement ou par conseil, dans ses biens, dans son corps, dans son honneur ; ne jamais penser du mal de lui, et n'en point dire, ne pas dénaturer ce qu'il y a de bien en lui ni l'amoindrir, et ne jamais l'entraver lui-même dans ce qui regarde son bien. Quel est l'homme, en effet, qui voudrait, en justice, qu'on lui fasse subir tout cela ? Personne !

En second lieu, la justice à l'égard du prochain commande de lui faire ce que nous voudrions qu'on nous fasse à nous-mêmes, c'est-à-dire : il nous faut l'honorer, avoir une bonne opinion de lui, interpréter en bonne part toutes ses actions, même les mauvaises (1), se réjouir avec lui de son bien et s'affliger aussi avec lui dans l'adversité ; enfin, justifier son innocence et le défendre toujours lorsqu'il est absent : toutes choses qu'en justice, chacun désire qu'on fasse pour soi-même. Je dis : en justice, car un juge, par exemple, ne voudra pas être pendu à la place d'un voleur ; il doit cependant châtier ce voleur. Qu'il ne veuille pas être puni à sa place, c'est conforme à la justice. Par contre, un brigand voudrait bien qu'on le vole afin qu'il lui soit à lui-même permis de voler ; – ce qui lui est défendu – un tel vouloir, en effet, est contraire à la justice.

 

Il y a, de même, une justice à l'égard des morts, justice qui s'observe par l'exécution rapide de leurs testaments, selon ce qu'ils ont eux-mêmes ordonné ; et par des jeûnes, des prières et des aumônes, – ils comptaient bien là-dessus pour alléger, autant que possible, leurs peines et les abréger. Le jeûne, la prière, l'aumône, saint Bernard nous l'affirme, abrègent les châtiments de ceux qui sont au purgatoire (2).

Enfin, celui-là observe la justice à l'égard des Anges, qui acquiesce à leurs inspirations salutaires et, par conséquent, ne les prive pas de la gloire qui leur revient pour les bons services qu'ils nous rendent.

 

3. Ce que dit David, à savoir : « Le Seigneur est juste, il aime la justice » (Ps. 10, v. 7), cela conduit à la justice véritable. Ce qui y conduit également, c'est qu'aux justes on promet dès à présent la joie et l'espérance : « le juste se réjouira dans le Seigneur et il espérera en lui » (Ps. 63, v. 11) ; on les invite à la louange et à l'allégresse : « justes, tressaillez de joie dans le Seigneur, c'est aux hommes droits que convient la louange » (Ps. 32, v. 1) ; on leur prédit pleine sécurité au jugement : « alors, les justes se tiendront debout en grande assurance » (Sagesse, ch. 5, v. 1) ; à eux aussi est faite la promesse de la vie éternelle : « les justes vivront éternellement » (v. 15) ; enfin, tous les biens que Dieu promet dans la sainte Écriture s'acquièrent surtout par la justice.

 

4. Voici ce que doit faire la justice véritable : rectifier nos pensées et nos affections, pour qu'elles soient toujours en Dieu ; notre volonté, afin qu'elle se conforme à la volonté divine ; nos intentions, de manière à ce qu'elles soient toujours en Dieu et que nous rapportions tout à sa louange. À elle aussi de diriger actions et paroles pour que nous leur assignions toujours une fin bien déterminée et vertueuse. Et en cela vous avez les marques de la vraie justice.

 

5. La preuve de l'injustice, c'est que l'on s'arroge ce qui revient en propre à Dieu : l'amour, la louange, l'honneur, la vengeance ; ou ce qui est dû au prochain et ce qui lui appartient.

 

Ô mon Dieu, « dirigez mes pas selon votre parole, et ne laissez dominer sur moi aucune injustice » (Ps. 118, v. 133).

 

 

(1) Est-ce encore de la justice ?... Cela semble très bien entrer dans le domaine plus vaste de la charité.

(2) Les deux seules éditions du texte latin dont je dispose (celle de Lyon 1651, et celle de Paris, Vivès, 1898) donnent comme référence le 66e Sermon sur les Cantiques. Au passage indiqué P. L. t. 183, col. 1099, saint Bernard dit seulement : « Les morts qui en auraient besoin et qui l'auraient mérité, recevront, par le ministère des Anges, les prières et les sacrifices des vivants. »