CHAPITRE XII

 

La Compassion

 

 

1 et 2. Compatir vraiment et parfaitement à l'égard de Dieu c'est être blessé au cœur d'une tristesse continuelle pour toutes les injures qu'il a reçues ou qu'on lui infligera dans sa personne ou dans ses amis (1). Toucher à ses amis, c'est comme si on le touchait lui-même à la prunelle de l'œil (Zacharie, ch. 2, v. 8). Tous les éléments ont souffert avec le Christ qui mourait sur la croix (Matt., ch. 28, v. 51-53).

On compatit véritablement à l'égard du prochain quand on partage sa souffrance, du fond de l'âme, pour ses afflictions spirituelles et corporelles, suivant l'exemple de saint Paul qui s'écriait : « Qui donc est faible sans que moi aussi je sois faible avec lui ? Qui vient à tomber sans qu'un feu me dévore ? » (IIe aux Cor., ch. 11, v. 29). La Glose commente ainsi ces paroles : « Qui est faible dans la foi ou dans une vertu quelconque sans que je sois faible aussi ? C’est-à-dire : est-ce que je ne m'en afflige pas comme pour moi-même ? Qui est scandalisé, à cause de quelque chagrin, sans que je brûle du feu de la compassion ? » (2)

Et à l'endroit de nos proches qui sont en purgatoire, la véritable compassion consiste à nous affliger grandement de ce qu'ils y endurent des peines rigoureuses, et principalement de ce qu'ils sont privés de la vision de Dieu et du bonheur qu'on en ressent ; et pendant tout le temps qu'ils y restent, ils ne peuvent louer Dieu parfaitement. Cette affliction et cette compassion nous poussent à prier Dieu avec ardeur et sans interruption, pour qu'il daigne les arracher à ces souffrances si dures et si cruelles.

 

3. La surabondante compassion du Christ pour nous doit nous conduire à la compassion véritable. N'est-ce pas lui, au dire de saint Augustin, qui est pressé d'absoudre le pécheur de ce qui fait le tourment de sa conscience, comme si la compassion pour ce malheureux l'affligeait plus que le pécheur ne souffre par compassion pour lui-même ? (3) Encore, le Christ n'a pas seulement compati à nos misères ; il portait nos maladies et il s'était chargé de nos douleurs (Isaïe, ch. 53, v. 4). La nature aussi, notre corps, nos membres nous prêchent cette compassion. « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui » (Ire aux Cor., ch. 12, v. 26).

De même, nous devons nous laisser attirer à la compassion par ses avantages. La compassion fortifie notre charité et elle nous fera régner avec le Christ, selon ce qui est écrit : « Ne manquez pas de consoler ceux qui pleurent, allez et venez avec ceux qui sont dans l'affliction, n'hésitez pas à visiter les malades, car votre charité en sera affermie (4). Et saint Paul disait à son disciple Timothée (IIe lettre, ch. 2, v. 12) : « Si nous souffrons, nous régnerons aussi avec le Christ. »

Elle est rare, la vertu de compassion. Notre-Seigneur s'en plaignait à l'avance : « J’ai attendu quelqu'un qui s'attristerait avec moi, mais en vain ; quelqu'un pour me consoler, et je n'ai trouvé personne » (Ps. 68, v. 21) (5).

 

4. On prouve que l'on a une véritable compassion quand on ne s'afflige pas seulement avec ses amis, mais encore quand on partage les souffrances de ses ennemis. Ainsi, Joseph pleura sur tous ses frères, sur chacun d'eux, eux qui l'avaient vendu pour trente deniers (6). David (IIe livre des Rois, ch. 1er, v. 12) fit un grand deuil à la mort de Saül, qui avait eu, cependant, plus d'une fois l'intention de le tuer ; et il ordonna même d'enseigner aux enfants d'Israël un chant funèbre sur Saül (v. 17, 18). Et quand mourut Absalon, qui avait voulu le détrôner, David le pleura, le visage voilé, en se lamentant : « Mon fils Absalon ! Absalon, mon fils ! Qui me donnerait de mourir à ta place ! Absalon, mon fils ! Mon fils Absalon ! (ch. 18, v. 33 ; ch. 19, v. 4). Job disait également : « Je versais des larmes sur celui qui était dans l'affliction, et mon cœur souffrait avec l'indigent » (Job, ch. 30, v. 25).

 

5. Voici les preuves d'une fausse compassion : proférer des paroles de sympathie et montrer un visage compatissant, tout en se réjouissant, au fond de l'âme, de l'affliction du prochain, ne pas adoucir la peine du prochain quand on le peut ; ne pas empêcher ceux qui l'affligent, mais plutôt exciter les autres, par geste, parole ou action, à lui faire de la peine et les y encourager.

 

 

(1) La compassion s'inspire de la charité. Parce que nous aimons Dieu, nous souffrons, nous, des offenses qu'il reçoit ; lui-même n'en peut souffrir. Dieu n'a pas besoin de nos consolations ; et Notre-Seigneur lui-même ne souffre plus : il a assez souffert durant sa vie mortelle. Nous prêtons, trop souvent, à l'Homme-Dieu, des sentiments qu'il n'a plus. Souffrir avec Dieu, c'est trop dire : c'est une manière humaine de parler ; tandis que la compassion vraie se réalise totalement à l'égard du prochain, elle fait que nous nous affligeons réellement avec celui qui souffre réellement aussi.

(2) Glose interlinéaire d'Anselme de Laon (voir 1ère note sur le chap. 4, p. 37). Ce qui rend difficile la traduction de ces commentaires, c'est que l'auteur ne les rapporte qu'incomplètement, probablement de mémoire, et il y ajoute un peu son explication à lui. Voici le passage tel qu'il est dans la sainte Bible (éditée à Douai, en 1617, tome 6, col. 443, 444) : « Qui est faible, dans la foi ou dans une vertu, sans que je sois faible moi aussi ? C'est comme s'il disait : J'en souffre pour lui autant que pour moi-même. Qui se scandalise du mal des tribulations, sans que je brûle du feu de la charité par laquelle j'y compatis ? »

(3) Livre de l'esprit et de l'âme, ch.6. P. L, t. 40, col. 784. Cet ouvrage n'est pas de saint Augustin. Et il s'agit non pas de Notre-Seigneur, spécialement, mais de Dieu auquel il tarde plus, dit l'auteur, de pardonner au pécheur qu'à celui-ci de recevoir son pardon. « En effet, Dieu se hâte d'absoudre le coupable du tourment de sa conscience ; on dirait que la pitié pour ce malheureux l'afflige plus que la pitié de soi-même ne fait souffrir le pécheur. »

(4) Ce texte de l'Ecclésiastique (ch. 7, v. 34, 35) a déjà servi à l'auteur pour démontrer que la compassion favorise et entretient la charité, fin du ch. 1er. En effet, la compassion procède de la charité, et, en même temps qu'elle l'entretient, elle manifeste sa vitalité.

(5) On se rappelle le reproche attristé que fit Notre-Seigneur à ses disciples, au jardin de Gethsémani : « Ainsi, vous n'avez pu veiller une heure avec moi » (Matt, ch. 26, v. 40).

(6) C'est le prix indiqué par l'auteur. D'après la Genèse, ch. 37, v. 28, Joseph fut vendu pour 20 pièces d'argent.