CHAPITRE XIV

 

La Miséricorde

 

 

1. La véritable miséricorde consiste à donner, à pardonner, et à donner encore par surcroît.

 

2. Aussi longtemps qu'il a lui-même quelques biens, le vrai miséricordieux procure aux indigents ce qui leur est nécessaire ; s'il ne le faisait pas, il n'aurait qu'une miséricorde incomplète, au témoignage de saint Jean Chrysostome : « Sans doute, vous avez donné une fois, mais ce n'est pas l'aumône, cela ! Vous n'avez rien accompli, si vous ne donnez pas tant que vous avez. Les vierges folles, elles aussi, avec leurs lampes, avaient de l'huile, mais elles n'en avaient pas assez » (1). Job pratiquait bien cette miséricorde : « Je n'ai pas refusé aux pauvres ce qu'ils demandaient, je n'ai point fait attendre les yeux de la veuve ; mon morceau de pain, je ne le mangeais pas seul, l'orphelin en avait sa part. La compassion a crû avec moi depuis mon enfance, et, avec moi, elle était sortie du sein de ma mère... Je ne laissais pas dehors l'étranger, ma porte était ouverte au voyageur » (Job, ch. 31, v. 16-19, 32).

Mais, dit saint Grégoire, celui qui donne son argent et qui ne pardonne pas, celui-là ne fait nullement miséricorde (2). Aussi le vrai miséricordieux, avant même qu'on l'en prie, pardonne toute injure, du fond du cœur et spontanément, sans vouloir se venger à l'avenir, directement ou par intermédiaire. Et il est même plus disposé à pardonner que l'offenseur à demander pardon, parce que le péché de celui-ci lui fait plus de peine que son propre chagrin provenant de l'injustice qu'il supporte. À Séméï qui lui jetait des pierres et qui le maudissait, David pardonna de grand cœur et sans en être prié, et il défendit aux ennemis de Séméï de le tuer, en disant : « Laissez-le, qu'il me maudisse, Dieu le lui a ordonné. Qui sait si le Seigneur ne regardera pas mon affliction et ne me rendra pas du bien pour la malédiction d'aujourd'hui ? (IIe liv. des Rois, ch. 16, v. 11 et 12). De la même manière, Joseph avait devancé la demande de ses frères, et en pleurant sur chacun d'eux, il leur avait pardonné (Gen., ch. 45, v. 15).

Même cela ne suffit pas à celui qui est vraiment miséricordieux. Il faut encore qu'il obtienne de Dieu, par ses prières, le pardon en faveur de ceux qui le traitent avec injustice. Moïse demanda grâce pour les juifs qui avaient voulu le lapider : « Seigneur, suppliait-il, pardonnez-leur ce péché ; sinon, effacez-moi du livre que vous avez écrit » (Exode, ch. 32, v. 32). Étienne fit de même pour ceux qui le lapidaient (Actes, ch. 7, v. 60), et le Seigneur Jésus obtint à ses bourreaux grâce et pardon. Ils avaient dit l'un et l'autre : « Pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc, ch. 23, v. 34). C'était excuser ceux qui les maltraitaient de la pire façon ; cela revenait à dire : ils n'ont pas conscience, ils ne savent pas ce qu'ils font, donc on ne doit pas leur en faire un crime, mais leur pardonner avec clémence.

 

3. Dieu en lui-même est souverainement miséricordieux, et il aime sans mesure chez les autres la miséricorde. Notre-Seigneur n'a-t-il pas dit : « Allez apprendre ce que signifie cette parole : Je veux la miséricorde, et non le sacrifice » ? (Matt., ch. 9, v, 13). Cela doit nous exciter à aimer la miséricorde véritable.

Autre chose encore nous conduit à la miséricorde. Ce Dieu, dans son jugement, sera sans pitié pour les hommes impitoyables. L'apôtre saint Jacques nous l'affirme : « Le jugement sera sans miséricorde pour celui qui n'aura pas fait miséricorde » (ch. 2, v. 13). Les autres, au contraire, obtiendront du Seigneur miséricorde avec abondance. Il est écrit : « Celui qui a compassion du pauvre prête à Dieu » (Prov., ch. 19, v. 17), il recevra donc, avec intérêt et grand bénéfice, tout ce qu'il aura donné aux indigents.

Que fait la miséricorde ? Elle donne à chacun sa place selon ses mérites au regard de Dieu. « Toute miséricorde, est-il dit dans le livre de l'Ecclésiastique (ch. 16, v. 14), vaudra à chacun une récompense d'après le mérite de ses œuvres. »

 

4. On prouve que l'on est vraiment miséricordieux, lorsqu'on se retranche tout ce que l'on peut se retirer, tout en gardant la vie sauve, et qu'on travaille continuellement, au-delà même de ses forces, afin de pouvoir subvenir davantage à ceux qui sont dans le besoin.

 

5. Une preuve que l'on n'est pas vraiment miséricordieux, c'est lorsqu'on ne soulage pas, autant que l'on peut, la misère d'un chacun, et qu'on se contente de dire aux malheureux : « Allez en paix, chauffez-vous et rassasiez-vous », sans leur donner ce qui est nécessaire à leur corps. À quoi cela sert-il, en effet ? (Jacq., ch. 2, v. 16). Saint Jean Chrysostome dit à ce sujet : « Même si vous donniez de vos propres biens à vous, vous ne devriez pas en être si parcimonieux. Or, ce que vous donnez, ce sont les richesses du Bon Dieu : il vous les a confiées seulement ; pourquoi, dès lors, les gardez-vous d'une manière si tenace ? » (3)

Il n'est pas non plus vraiment miséricordieux, celui qui pardonne parce qu'il ne peut pas se venger, celui qui ne pardonne pas simplement par amour, mais parce qu'il sait bien que s'il ne pardonne pas le premier, Dieu ne lui pardonnera pas non plus : celui-là, enfin, qui prie pour ses ennemis, mais du bout des lèvres seulement, en se réjouissant, au fond, de leur malheur.

 

 

(1) Homélie 76 sur S. Jean. P. G. t. 59, col. 420.

(2) 22e livre des Morales. P. L. t. 76, col. 229.

(3) P. G. t. 59, col. 420.