CHAPITRE XXIII

 

La Joie

 

 

1. La véritable allégresse ou la joie consiste à trouver notre charme et notre consolation en ce que Dieu possède, s'il est vrai que tout ce qui peut nous réjouir se trouve en lui : la puissance, la sagesse, la bonté, la libéralité, la beauté, la miséricorde, la justice, la vérité, la noblesse, la sainteté, la douceur, la fidélité, l'amour, l'humilité, et autres perfections de ce genre. Tout cela est à l'infini et éternel en Dieu (1).

 

2. Celui-là a la vraie joie qui fait toutes ses actions avec une conscience sincère, qui ne transgresse jamais, sciemment, ses vœux ou les commandements, et qui veut toujours progresser et se conformer aux exemples de Jésus-Christ et à ses mœurs divines. L'apôtre saint Paul se réjouissait d'une telle conscience et s'en glorifiait : « Ce qui fait notre gloire, c'est le témoignage de notre conscience que nous nous sommes conduits dans le monde, et particulièrement envers vous, avec simplicité et sincérité devant Dieu, non pas avec une sagesse charnelle, mais avec la grâce de Dieu » (IIe lett. aux Cor., ch. 1, v. 12).

 

3. Que Dieu, infiniment bon, se soit uni, entre toutes les créatures, la seule créature humaine, au point qu'on puisse dire vraiment que Dieu est homme et que l'homme est Dieu, et tout ce que Dieu a par nature, l'homme le possède par grâce, cela ne doit-il pas provoquer en notre âme une joie véritable ? « Dieu ne s'est pas uni aux Anges, mais au sang d'Abraham » (Épître aux Hébreux, ch. 2, v. 16). « N'est-ce pas quelque chose de grand et de merveilleux, s'écrie saint Jean Chrysostome, que notre chair soit assise, au ciel, bien haut, et que les Anges et les Archanges l'adorent ! » (2)

Autre motif de joie : Dieu nous a rendus certains du bonheur éternel, bonheur garanti par les promesses de la loi et des prophètes et par son propre serment : « le serment qu'il fit à Abraham, notre père » (Luc, ch. 1, v. 73), bonheur assuré par le don spécial des Évangélistes, par le témoignage des Apôtres, par le don de l'Esprit-Saint au baptême, – l'Esprit est le gage de notre héritage – par les arrhes, c'est-à-dire l'avant-goût de ce bonheur, dans la dévotion et [le sentiment de] la douceur de Dieu, par le Christ, le Fils unique de Dieu, qui est notre otage. Saint Paul (aux Philipp., ch. 4, v. 4) nous exhorte à cette double joie. « Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur (à, cause de l'union de Dieu avec notre nature) ; je vous le dis encore, réjouissez-vous (à cause de la certitude du bonheur éternel) » (3).

 

4. C'est une preuve de la vraie joie, et un bon motif, pour quelqu'un, de se réjouir vraiment, que d'avoir l'assurance, par inspiration intérieure, de la rémission de ses péchés qui avaient si gravement offensé Dieu et les créatures et avaient fait perdre, au pécheur lui-même, avec toutes les grâces reçues, le droit d'en recevoir encore à l'avenir. Marie-Madeleine a eu cette certitude lorsque Notre-Seigneur lui dit : « Beaucoup de péchés lui seront remis parce qu'elle a beaucoup aimé » (Luc, ch. 7, v. 47) (4). Saint François aussi : il lui fut révélé que ses fautes, jusqu'à la plus petite partie, lui étaient tout à fait remises (5).

Une autre marque de joie et une nouvelle raison de se réjouir, c'est l'assurance intérieure que l'on est fils de Dieu et héritier du royaume céleste. L'Esprit-Saint nous donne cette assurance : « Il rend lui-même témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. Si nous sommes fils, nous sommes aussi héritiers, héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ » (Rom., ch. 8, v. 16 et 17). L'apôtre saint Paul avait cette certitude : « J'ai l'assurance que ni la mort, ni la vie... ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ » (Rom., ch. 8, v. 38 et 39) (6).

 

5. La joie est fausse lorsqu'on trouve son plaisir en ce qui passe : biens temporels, amitiés sensibles, avantages physiques, joies de ce monde ; cette joie nous enlace dans la tristesse. En effet, comme tout cela passe, la joie s'en va aussi, et la tristesse vient ensuite. Et si cette tristesse ne se retire du cœur, la joie véritable n'y entrera jamais : l'une et l'autre ne peuvent être ensemble, tels l'eau et le feu, qui s'excluent mutuellement.

Vous avez aussi parfois une joie toute naturelle à penser aux perfections de Dieu, à en parler ou à en entendre parler, ou à lire un traité de ses perfections, vous avez même de la joie à désirer le royaume du ciel (tous, en effet, nous désirons instinctivement le bonheur), mais cette joie purement naturelle est vaine, et il est difficile de reconnaître si on a affaire à une joie qui vient de la grâce et de Dieu, ou si ce n'est qu'une joie naturelle (7). Il serait heureux celui qui pourrait dire avec Isaïe : « Je me réjouirai dans le Seigneur (mon créateur) et mon cœur sera ravi d'allégresse en mon Dieu (rédempteur), parce qu'il m'a couvert du vêtement du salut » (ch. 61 ; v. 10).

 

 

(1) On se souvient que l'auteur, au premier chapitre, a déjà signalé ces mêmes perfections divines comme l'objet de la charité. Il y a avantage à rapprocher ces deux chapitres, puisque la joie n'est pas, à proprement parler, une vertu, mais un acte de la vertu de charité. Celui qui aime Dieu se réjouit de ce que Dieu, son ami, possède toutes les perfections.

(2) L'auteur ne cite pas textuellement, il reproduit plutôt la pensée de saint Jean Chrysostome : 3e homélie sur l'épître aux Éphésiens, P. G. t. 62, col. 25 : « Que Dieu ait fait asseoir le Christ au-dessus de toute principauté... c'est vraiment grand et admirable »... ; col. 27 : « les anges, les archanges, et toutes ces puissances le craignent et le révèrent ».

(3) De quelle certitude s'agit-il ? Elle est absolue du côté de Dieu. Dieu veut notre bonheur éternel, et son Fils, notre Rédempteur, nous l'a mérité. Mais notre salut, à nous, est soumis à l'épreuve ; l'auteur lui-même le disait au chapitre de l'Espérance : « Nous ne savons pas si nos bonnes œuvres plaisent à Dieu », comme nous ne sommes jamais absolument sûrs d'être en état de grâce : Cette incertitude nous maintient dans l'humilité. « Travaillez à votre salut, disait saint Paul aux Philippiens) ch. 2, v. 12, avec crainte et tremblement. »

(4) La certitude de Marie-Madeleine ne procède donc pas d'une inspiration interne, mais de la parole du Christ. Certains saints, évidemment, ont bénéficié d'une lumière intérieure qui leur révélait l'état de leur âme et la rémission de leurs péchés. Mais Notre-Seigneur y a pourvu, pour tous, d'une manière générale, par le sacrement de Pénitence. L'absolution est le signe sensible de la grâce rendue et de l'amitié de Dieu recouvrée.

(5) Voir : Légende de saint François dans les œuvres complètes de saint Bonaventure (Quaracchi, 1898, tome 8, 1ère légende, ch. 3, p. 511, n. 6) : « certificatus est de remissione plenaria omnium delictorum », il eut la certitude de la rémission plénière de tous ses péchés. – La Petite Légende, p. 567 (3e leçon) ajoute : « usque videlicet ad quadrantem novissimum », c'est-à-dire jusqu'au dernier quart (la quatrième partie d'une pièce de monnaie), nous dirions : jusqu'au dernier centime (S. Matth., ch. 5, v. 26... jusqu'à la dernière obole). Voici maintenant le texte de l'auteur qui semble annoncer une citation : « Et B. Franciscus (hanc certitudinem habuit) de quo dicitur : quadrans quoque novissimus culparum sibi penitus dimitti revelatur. » (Voir Préface, p. 1).

(6) Ce témoignage de l'Esprit-Saint – sa parole intérieure – rassure le chrétien et lui donne une certitude – qui laisse entières les obscurités de la foi – certitude personnelle, incommunicable, qui n'a de valeur que pour celui qui en est favorisé, mais qui lui suffit amplement pour mener jusqu'au bout le bon combat.

(7) Ce paragraphe de la fausse joie corrige un peu le précédent. La joie du bien divin qu'il y a en nous (la grâce) n'est pas complète ici-bas, elle s'accompagne d'une certaine tristesse, puisque cette vie divine, il reste toujours possible que nous la perdions. La joie du Bien divin en soi est plus parfaite : nous nous réjouissons de ce que Dieu est Dieu, de ce qu'il a toutes les perfections, et de ce que personne ne peut lui ravir, ni diminuer en rien, essentiellement, le bonheur infini qu'il ressent en lui-même et de lui-même.