CHAPITRE XXVI

 

Le Zèle des âmes

 

 

1 et 2. Le zèle des âmes est véritable et parfait lorsque l'on travaille pour le salut des âmes, dans de saintes méditations, par des désirs fervents, par des larmes, des prières, des jeûnes et des veilles, par la prédication et les confessions (1), par des conseils, par l'enseignement et d'autres bonnes œuvres. C'est une grâce immense, décrite en ces termes par le Vénérable Bède : « Peut-il y avoir une grâce plus élevée, et une manière de vivre plus agréable à Dieu que la grâce et la vie de ceux qui s'appliquent et s'exercent, quotidiennement, à ramener les autres à la grâce de leur Créateur, et à augmenter les joies de la patrie céleste par l'acquisition renouvelée d'âmes fidèles ? » « Au regard du Dieu tout-puissant, dit saint Grégoire (2), il n'est pas de sacrifice supérieur au zèle des âmes. » Et cela, parce que l'image de la Trinité est imprimée dans nos âmes.

 

3. Ce qui doit nous conduire au zèle des âmes, c'est l'exemple de Jésus-Christ. Pendant toute sa vie, Notre-Seigneur a eu une soif si ardente de la conversion des pécheurs et de la perfection des justes, que, pour recouvrer les âmes vendues (au démon), il a offert chacun de ses membres à une peine spéciale, et il s'est offert lui-même à la mort la plus ignominieuse. Il avait tellement le souci de réconcilier les hommes qu'il s'occupait fort peu de ce que cela lui coûtait, pourvu qu'il gagnât ces pauvres égarés (selon S. Bernard) (3).

Qu'elle est donc grande, la dignité de nos âmes, et quel zèle de Dieu pour les âmes ! Afin de les racheter, le Fils de Dieu offrit à son Père tout son sang précieux, alors qu'une-seule goutte d'un sang si précieux aurait suffi (comme le dit saint Ambroise) pour racheter le genre humain tout entier, et alors, surtout, que son bonheur ne pouvait s'en accroître en rien, ni diminuer. Cette noblesse des âmes, Dieu le connaissait dans sa sagesse, mais nous ne la connaissons pas, nous. « Hélas ! gémissait saint Bernard, comme nous prêtons peu d'attention à la noblesse de l'âme ! C'est elle qui fait vivre le corps, et son absence montre bien ce que sa présence apportait à celui-ci. L'âme, Dieu l'estime à ce point qu'il a donné, pour elle, son Fils unique ; et le démon l'apprécie tellement qu'il donnerait, pour une âme, le monde entier (4). »

 

4. Une preuve de la véritable ferveur, c'est de ne pas se soucier de son corps, ni de sa vie, afin de gagner un plus grand nombre d'âmes au Christ. David avait ce zèle, lorsqu'il disait : « Qui m'accordera de mourir pour toi, ô mon fils Absalon ? » (IIe livre des Rois, ch. 18, v. 33) (5). Et saint Paul, également : « Pour moi, je dépenserai volontiers, et je me dépenserai moi-même pour vos âmes » (IIe aux Cor., ch. 12, v. 15), « Chaque jour, je suis exposé à la mort, aussi vrai, mes frères, que vous êtes ma gloire » (Ier, ch. 15, v. 31). Saint Dominique aussi avait ce zèle, lui qui voulut se vendre pour racheter un chrétien captif chez les Maures ; il eut de nouveau l'intention de se vendre pour un autre qui restait chez les hérétiques parce qu'ils lui donnaient de quoi vivre ; mais Dieu, dans sa sagesse, veillait à sa liberté pour le salut d'une multitude d'âmes.

 

5. Un signe de la fausse ferveur, c'est d'être soucieux des œuvres spirituelles bien plus pour ce qui en revient : présents, honoraires, que pour les âmes elles-mêmes. Tel n'est pas le démon, figuré parle roi de Sodome qui disait à Abraham : « Donne-moi les âmes ; le reste, prends-le pour toi » (Gen., ch. 14, v. 21) (6). Et celui qui travaille pour l'amitié des hommes ou leurs faveurs, plutôt qu'à les sanctifier et les perfectionner, celui-là prouve que sa ferveur est fausse ; il ne peut pas dire avec l'apôtre saint Paul : « Ce n'est pas vos biens que je cherche, c'est vous-mêmes » (IIe lett. aux Cor., ch. 12, v. 14).

Il faut remarquer ceci : partout où deux motifs, – soit, par exemple, Dieu et une autre raison– nous poussent à une œuvre quelconque, il est difficile de reconnaître lequel nous meut davantage. Ainsi quelqu'un est excité à entendre les confessions ou à faire une autre œuvre spirituelle ; ce qui le pousse, c'est le salut des âmes et l'espérance de certains honoraires, ou la faveur, le désir de plaire ou le plaisir d'agir à son gré ou quelque autre plaisir. Alors, on ne discerne pas facilement lequel de ces motifs impressionne davantage l'esprit de celui qui s’adonne à ces œuvres.

Voici pourtant une preuve évidente que l'un de ces différents motifs agit plus que Dieu ou le zèle des âmes, c'est lorsqu'on entend plus volontiers les riches, les nobles, ceux qui ont pour eux jeunesse et beauté, de préférence aux pauvres, aux gens du peuple, aux vieillards et aux infirmes ; lorsqu'on aime se trouver plus souvent et plus longtemps avec les premiers qu'avec les seconds, et probablement avec moins de fruit. Ces braves gens n'ont-ils pas la conscience aussi bonne que les autres, et meilleure quelquefois ? Ils obéissent aux conseils, autant, sinon plus, que ceux-là, ils s'appliquent à la perfection et ils plaisent à Dieu autant et plus que les autres. « Mes frères, disait saint Jacques, Dieu n'a-t-il pas choisi les pauvres en ce monde, pour être riches dans la foi et héritiers du royaume qu'il a promis à ceux qui l'aiment ? Et vous, vous faites affront au pauvre » (Jacq., ch. 2, v. 5) lorsque vous ne vous souciez pas de lui. C'est en lui cependant que l'on honore spécialement le Christ, ainsi qu'on le dit dans une homélie sur cette parole de saint Pierre : « Rendez honneur à tous » (Ire lettre, ch. 2, v. 17).

Une autre preuve évidente d'un faux zèle, c'est de chercher dans nos actions, au lieu de la part qui nous revient, celle qui est réservée à Dieu (7). Pour les œuvres, en effet, qui supposent, avec le travail, une consolation : ainsi la prédication, la confession, la prélature et autres choses de ce genre, nous sommes toujours prêts, malgré le péril qu'elles comportent. Au contraire, lorsqu'il s'agit d'œuvres pénibles et sans consolation : jeûnes, veilles, disciplines, etc., et qui sont cependant sans danger, nous nous en abstenons autant que possible.

 

 

(1) Ce chapitre s'adresse directement aux prêtres ; il ne sera cependant pas inutile aux simples fidèles qui se convaincront davantage de la nécessité de demander à Dieu, pour leurs pasteurs, la grâce du saint zèle des âmes, du zèle véritable et désintéressé ; et pour eux-mêmes la grâce de la pureté d'intention, sans laquelle on perd, si facilement, une partie du mérite de ses bonnes actions. Il ne suffit pas de faire le bien, dira l'auteur au chapitre 30, il faut encore le bien faire, c'est-à-dire par charité, pour accomplir la volonté de Dieu aimé par-dessus tout, et non avec des sentiments mêlés d'amour-propre, comme si on demandait, avant chacune de ses actions : Que m'en reviendra-t-il ?... Peu importe, pourvu que Dieu en soit mieux aimé et plus glorifié.

(2) Ier livre d'homélies sur Ézéchiel, Hom. 13. P. L. t. 76, col. 932.

(3) Saint Bernard, au 22e Sermon sur les Cantiques, P. L, t. 183, col. 881 (référence indiquée par le P. Berthier, p. 152, note 2), dit seulement : « Que devait-il faire pour vous qu'il n'ait point fait ? Il a éclairé l'aveugle, il a rendu libre le prisonnier, il a ramené celui qui s'égare, il a réconcilié le coupable. »

(4) Le 3e chapitre des Méditations sur la nature de l'homme (opuscule qui n'est pas de saint Bernard) est consacré à la dignité de l'âme humaine (P. L. t. 184, col. 489-492) ; on n'y trouve pas la pensée que l'auteur attribue à saint Bernard.

(5) L'auteur prête à David des sentiments qu'il n'avait pas, semble-t-il, en cette circonstance. C'est sa douleur de père qui s'exprime ainsi : « Que ne suis-je mort à ta place, ô mon fils ? »

(6) Ce texte, on le sait, n'a pas le sens que lui donne l'auteur. Le mot « âme », principe de la vie, désigne la personne vivante : « Donne-moi les personnes, prends pour toi les biens. »

(7) Si nous cherchons plus la part de Dieu que la nôtre, il semble que ce soit le signe du vrai zèle. Mais l'auteur donne à la part de Dieu un sens spécial : c'est l'honneur, la consolation, le côté spirituel de l'œuvre ; notre part, c'est la fatigue, c'est la peine et la charge, le côté matériel de l'œuvre qui pèse à notre nature en même temps qu'il lui déplaît.