CHAPITRE VIII

 

La Prudence

 

 

1. La prudence parfaite et véritable s'applique constamment à la connaissance de la nature divine, et de la grande misère de l'homme. Saint Augustin soupirait après elle quand il s'écriait : « Ô Dieu toujours le même, puissé-je vous connaître et me connaître moi aussi ! » (1)

 

2. Celui qui possède la vraie prudence travaille à reconnaître avec soin ce qu'il y a de meilleur, et il s'y attache de toutes ses forces ; ce qu'il y a de plus mauvais aussi, et c'est de tout cœur qu'il le déteste. Fréquemment il examine et compare le sort futur des bons et des méchants : quelle jouissance ce sera pour les uns que d'être unis à jamais au Souverain Bien, quelle peine amère pour les autres que d'en être séparés éternellement ! De tous ses efforts, il évite tout ce qui éloigne, même pour un temps, de la familiarité avec Dieu, autrement dit : le péché véniel ; et ce qui exclut, pour toujours, de la jouissance de Dieu : le péché mortel. Faire usage de la vraie prudence, c'est encore aimer tout ce qui rapproche de Dieu : je veux dire les bonnes œuvres, et ce qui unit perpétuellement à Dieu ; les vertus et les dons du Saint-Esprit.

 

3. Même l'exemple des Philosophes peut nous conduire à la véritable prudence. Par amour de la science, ces Sages se mettaient tellement en peine, raconte saint Jérôme (2), « qu'ils fuyaient toute société, les hommes, les villes et les maisons de campagne où il y a trop de charmes pour la vue et l'ouïe : un jardin arrosé d'eaux courantes, le feuillage – qui tombe comme une chevelure – des arbres, le chant des oiseaux, le miroir d'une source et ses eaux qui murmurent. Peut-être la splendeur et la profusion de ces richesses auraient-elles énervé leur force d'âme, et souillé la pureté et l'intelligence de leur esprit ! À quoi bon, vraiment, regarder souvent ce qui nous a parfois captivés, et pourquoi tenter l'expérience de ce dont nous ne nous passerions que difficilement ? Les disciples de Pythagore, eux aussi, restaient, habituellement, en des endroits solitaires. Et nous savons que certains se sont crevé les yeux, afin qu'aucun objet visible ne les détournât plus de la contemplation philosophique... Il se trompe, celui qui s'imagine pouvoir s'adonner aux plaisirs de la table, et se livrer à l'étude de la sagesse ; ce serait vivre dans les délices sans être l'esclave de leur corruption !... Nous pensons, en effet, à ce que nous voyons et entendons, à ce que nous sentons, à ce que nous goûtons ou atteignons par le toucher ; et ce qui attire notre volonté, c'est le plaisir qui la captive (3)... Et nous, ne devons-nous pas faire davantage, pour nous appliquer à la divine sagesse !

 

L'imprudence a perdu bien des hommes, et c'est un motif de plus qui nous conduit à la prudence. Isaïe ne dit-il pas : « Mon peuple est allé en exil, parce qu'il n'avait pas la science » (ch. 5, v. 13), et Baruch (ch. 3, v. 28) : « Parce qu'ils n'avaient pas la sagesse, ils ont péri, à cause de leur folie. »

 

4. Voici ce que fait la prudence : elle dispose les pensées du cœur et les empêche de se répandre en dehors de Dieu, elle règle les affections de l'âme pour qu'elles ne s'arrêtent pas aux créatures, et ses vouloirs afin qu'ils ne s'écartent pas de Dieu. Les intentions, elle les dégage de tout mélange et les purifie, et elle dirige au mieux les soupçons et les jugements. Elle doit aussi régler et ordonner les paroles, actions et démarches pour que tout se fasse conformément à une fin raisonnable, en vue du perfectionnement de tous et pour l'utilité commune. C'est qu'en effet, au témoignage de Salomon (Ecclésiaste, ch. 8, v. 1), la sagesse de l'homme, resplendit sur son visage, c'est-à-dire à l'extérieur, par sa manière de vivre. Celui dont la conduite est ainsi réglée a la preuve de la vraie sagesse. « Chaque jour, disait saint Bernard (4), examinez et contrôlez votre vie. Remarquez, avec beaucoup d'attention, vos progrès et vos défaillances ; quel est votre conduite ? Quels sont vos sentiments ? Ressemblez-vous à Dieu, oui ou non ? Appliquez-vous, avec le plus grand soin, à vous connaître vous-même : vous valez beaucoup mieux à vous connaître qu'à vous ignorer, tout en connaissant le cours des astres et les propriétés des plantes. »

 

5. S'appliquer à connaître, – simplement pour gagner de l'argent – le cours des astres, les propriétés des herbes médicinales et la valeur des pierres précieuses, – (une telle science enfle, sans édifier, Ière aux Cor., ch. 8, v. 1) cela révèle une prudence fausse ; de même, être rusé dans les affaires de ce monde ; et alors, cette prudence est plus que fausse, elle est insensée : « la sagesse de ce monde est folie devant Dieu » (ch. 3, v. 19). Hélas, ils sont en grand nombre, ces insensés. Notre-Seigneur se plaignait avec raison de ce que « les enfants de ce siècle sont plus habiles entre eux que les enfants de la lumière » (Luc, ch. 16, v. 8). Vous en avez d'autres qui sont ingénieux quand il s'agit de penser au mal ou de trouver des nouveautés, mais qui sont aveugles pour considérer la volonté de Dieu, « habiles à faire le mal, ils ne savent pas faire le bien » (Jérémie, ch. 4, v. 22), « ils disent et croient qu'ils sont sages, et ils sont devenus insensés » (Rom., ch. 1, v. 22) (5).

 

 

(1) Livre second des Soliloques, ch. 1, P. L. t. 32, col. 886.

(2) Contre Jovinien, livre 2e, P. L. t. 23, col. 298.

(3) L'auteur donne, en raccourci, le passage de saint Jérôme, et son texte diffère encore de celui de l'édition de Migne. Et il conclut plus brusquement que je n'ai fait dans la traduction : « Combien plus nous qui devons vaquer à la Divine Sagesse ! » (sommes-nous obligés de nous arracher à ce dont les philosophes se sont volontairement séparés.)

La sagesse, c'est la connaissance la plus élevée ; pour les philosophes, c'était connaître toutes choses par leurs causes ; pour nous, c'est la connaissance du vrai Dieu et de celui qu'il a envoyé : Jésus-Christ.

(4) Méditations sur la nature de l'homme, ch. 5, P. L. t. 184, col. 494. Ouvrage inauthentique.

(5) La prudence, d'après l'auteur, a une portée générale et un sens très étendu. On ne voit plus bien comment elle se distingue encore de la sagesse et de la science. Elle apparaît à peine comme cette vertu qui sauvegarde, dans toutes les actions humaines, le juste milieu raisonnable, et qui dispose sagement, au bénéfice des autres vertus morales, des moyens d'atteindre, chacune, leur fin spéciale et leur bien propre ; c'est elle la règle de toute l'activité vertueuse. L'auteur en parlera, d'une manière plus explicite, au chapitre 34 où il traite de la discrétion. Il attribue à la discrétion le rôle et la fonction de la prudence. En réalité, la discrétion n'est que le jugement prudentiel ; la prudence, elle, va jusqu'à l'action.