PROLOGUE (1)

 

 

Il y a des vices qui présentent souvent l'apparence de la vertu, et on les prend pour des vertus, alors qu'ils sont véritablement des vices C'est ainsi que la sévérité est réputée justice, la sécheresse du cœur se dit maturité, un agréable bavardage s'appelle de l'affabilité, la dissipation est estimée joie spirituelle ; la paresse ou une tristesse désordonnée, on juge que c'est de la gravité ; la tiédeur ou la nonchalance, c'est de la discrétion. Une parure excessive, on croit que c'est de la décence, et le luxe dans le train ordinaire de la vie s'appelle bienséance. On dit de la prodigalité qu'elle est générosité ; l'avarice est réputée prévoyance ; on juge de l'entêtement que c'est de la fermeté. La ruse s'appelle prudence, et l'hypocrisie, sainteté. L'insouciance, c'est de la douceur ; un curieux ! on le dit circonspect ; un vaniteux ! c'est un homme distingué. La présomption passe pour espérance, l'amour charnel pour charité, l'âpreté à accuser les autres ou à les corriger, c'est du zèle pour la justice. Celui qui dissimule, on le dit patient ; le manque de courage dans la réprimande, c'est de la bonté douce et pacifique ; et ainsi du reste.

Or, de même qu'on n'achète rien de bon avec de faux deniers, ce n'est pas non plus avec de fausses vertus qu'on gagne le royaume des cieux. Il y a aussi des vertus naturelles, inhérentes, pour ainsi dire, à notre nature : ainsi, l'humilité, la douceur, la modestie, la générosité, la pitié, la patience. Ces vertus-là et leurs semblables ne méritent pas la récompense éternelle ou le royaume de Dieu, mais seulement les vertus surnaturelles, que Dieu nous donne gratuitement.

Parmi ces dernières, il en est que les insensés regardent comme des vices. Ainsi jugent-ils que la justice est sévérité ; la gravité s'appelle chez eux dureté de cœur, la prévoyance est dite avarice, la constance s'appelle opiniâtreté, et ainsi des autres vertus dont on a parlé plus haut. Pareillement, ce qu'on fait par humilité, ils disent que c'est fait par vaine gloire ; ce qui est fait saintement, ils y voient hypocrisie ou ostentation ; ce qu'inspire le zèle de la justice, ils le disent inspiré par souci de vengeance. Ce que fait la charité procède, d'après eux, de la haine ou de la rancune ; ce qui est un acte de dilection spirituelle, ils l'attribuent à un amour, charnel ; ce qu'on fait dans une intention pure, ils le disent accompli en vue d'avantages temporels ; et ainsi du reste.

 

Il est donc difficile de distinguer entre le vice et la vertu. D'autre part, il y a des degrés en chacune de ces vertus : elles sont d'abord données à l'âme par la pure libéralité de Dieu ; une fois infuses, elles se perfectionnent. Aussi importe-t-il d'examiner, avec le plus grand soin, quelles sont les vertus de l'âme, véritables et parfaites, qui, seules, rendent l'homme agréable à Dieu.

Commençons par la charité, mère et joyau de toutes les vertus.

 

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Ce prologue est très important. L'auteur veut nous mettre en garde contre les fausses vertus, et cette intention première commande et explique toute son œuvre. Il a peur que nous nous laissions prendre aux apparences de la vertu ; la distinguer du vice n'est pas chose facile, il faut y regarder de près et attentivement, d'autant plus qu'il y a, à côté des vertus apparentes, les vertus naturelles ; l'auteur ne les estime pas beaucoup, puisqu'elles dont aucune valeur pour le ciel.

Il n'y a de vertu, d'après lui, que la vertu véritable et parfaite, la vertu surnaturelle. Et il ne paraît pas donner au mot de vertu son sens strict ; en tout cas, son traité n'est pas complet. Toutes les vertus n'y sont pas ; ainsi, il manque la vertu de Religion (au chap. 28, l'auteur entend par religion la vie spirituelle), et il y a autre chose que des vertus (ainsi : la Contemplation, la Confession).

Le point de vue de l'auteur est restreint. Sa doctrine, bonne, impersonnelle, habituellement exacte, est parfois un peu exagérée (quand il a fallu, une note corrige et précise), austère et empreinte d'une certaine tristesse, comme s'il sentait la difficulté, plus grande encore, de parvenir à la véritable vertu : une vertu parfaite exige tellement de perfections !

L'auteur veut nous aider à distinguer les vraies vertus des fausses. Pour cela, il suffit de noter, en termes forts et nettement appuyés, ce qui imprime à chaque vertu sa physionomie particulière.

Les 42 chapitres se suivent les uns les autres sans ordre apparent. Au début du chapitre, l'auteur affirme, de la façon la plus simple et la plus directe, en quoi consiste telle vertu, ce qu'elle exige précisément dans sa vérité et sa perfection. C'est une description brève plutôt qu'une définition.

Mais encore, une description demeure toujours théorique ; voici un exemple qui illustrera la doctrine et la rendra vivante. Et l'auteur, d'une manière presque uniforme, après avoir indiqué l'essentiel d'une vertu, la montre réalisée dans le portrait du vertueux.

Puis viennent les paragraphes où l'auteur nous parle des motifs de pratiquer la vertu, et des signes auxquels on peut reconnaître que l'on possède telle vertu (pour certaines vertus, leur fonction ou leur office tiennent lieu de signe distinctif ou s'y rattachent).

Presque toujours, l'auteur réserve, pour la fin de chaque chapitre, les signes ou les preuves de ce qu'il appelle souvent la fausse vertu : il rapproche ainsi le signe de telle vertu et la preuve du vice qui lui est opposé. Le contraste est frappant et instructif.

On jugera de la valeur du livre en le lisant. Chacun de ses chapitres fournit ample matière à réflexion.

Les paragraphes sont numérotés :

1. Description abstraite de la vertu.

2. Portrait du vertueux.

3. Motif d'aimer la vertu.

4. Preuves ou signes de la vertu.

5. Le vice qui lui est opposé.

 

(1) Ce prologue a beaucoup de ressemblance avec le ch. 35 du 2e livre des Sentences de saint Isidore : les vertus apparentes ou simulées. (Patr. Lat., t.83, col. 636.)