CHAPITRE X

 

De l’offrande

 

Après avoir ainsi donné au Seigneur les plus vives actions de grâces, le cœur, par un naturel élan, s'élève à ce sentiment du prophète David : « Que rendrai-je au Seigneur pour tous les biens qu'il m'a faits ? » L'homme satisfait à ce désir d'une certaine manière, en donnant et en offrant à Dieu tout ce qu'il possède et tout ce qu'il peut lui offrir. Pour cela, il doit d'abord s'offrir lui-même pour être à jamais son esclave, se mettant et s'abandonnant entre ses mains, afin qu'il fasse de lui tout ce qu'il voudra dans le temps et dans l'éternité. Il doit lui offrir en même temps toutes ses paroles, ses œuvres, ses pensées, ses souffrances, c'est-à-dire tout ce qu'il fera et endurera, afin que tout soit à la gloire et à l'honneur de son saint nom.

Secondement, qu'il offre au Père les mérites et les services de son Fils, toutes les douleurs qu'il a endurées, par obéissance, dans ce monde, depuis la crèche jusqu'à la croix ; car tous ces mérites et toutes ces douleurs sont notre propriété, notre héritage, qu'il nous a laissé dans le Nouveau Testament par lequel il nous a faits héritiers de tout ce grand trésor. De même que ce qui m'est donné par la grâce ne m'appartient pas moins que ce qui est acquis par mes efforts, de même les mérites et le droit qu'il m'a donnés ne sont pas moins ma propriété que si je les avais acquis par mes sueurs et par mes souffrances. C'est pourquoi l'homme peut présenter cette seconde offrande avec non moins de droit que la première, comptant par ordre et faisant valoir devant Dieu tous les services de son Fils bien-aimé, toutes les souffrances et toutes les vertus de sa très-sainte vie, son obéissance, sa patience, son humilité, sa fidélité, sa charité, sa miséricorde, en un mot toutes ses vertus ; car cette offrande est la plus riche et la plus précieuse que nous puissions lui faire.

 

 

CHAPITRE XI

 

De la demande

 

Après avoir présenté une si riche offrande, nous pouvons en toute assurance demander en retour différentes grâces. Et d'abord, demandons avec la charité la plus tendre et le zèle le plus ardent pour la gloire de Notre-Seigneur, que tous les peuples et toutes les nations du monde le reconnaissent, le bénissent et l'adorent comme leur unique et vrai Dieu, comme leur souverain Maître, disant du plus intime de notre cœur ces paroles du Prophète : « Que tous les peuples, Seigneur, vous adorent, que tous les peuples vous rendent honneur et gloire (33) »

(33) Ps. LXV, 4

 

Prions ensuite pour les têtes de l'Église, qui sont le Pape, les cardinaux, les évêques, et puis pour tous les autres ministres et prélats inférieurs, afin que Dieu les dirige et les éclaire de telle façon, qu'ils conduisent tous les hommes à la connaissance de leur Créateur et à l'observation de ses lois. Nous devons également prier, comme saint Paul le conseille, pour les rois et pour tous ceux qui sont constitués en dignité, afin que, par la prudence de leur conduite, nous menions une vie tranquille et paisible. Une telle prière est agréable à Dieu, notre Seigneur, lequel veut que tous les hommes se sauvent et arrivent à la connaissance de la vérité.

Prions aussi pour tous les membres de son corps mystique ; demandons pour les justes que le Seigneur les conserve en sa grâce ; pour les pécheurs, qu'il les convertisse et pour les défunts, qu'il les délivre miséricordieusement de si grandes souffrances, et les conduise au repos de la vie éternelle.

Prions pour tous les pauvres infirmes, les prisonniers, les captifs, etc. Demandons à Dieu, par les mérites de son Fils, qu'il les assiste et les délivre de tout mal.

 

Après avoir prié pour le prochain, prions pour nous-mêmes. Chacun, s'il se connaît bien lui-même, sera averti par ses propres besoins de ce qu'il doit demander ; néanmoins, pour suivre un chemin plus facile et plus sûr, nous pouvons demander les grâces suivantes :

Premièrement, demandons, par les mérites et les souffrances de Notre-Seigneur, le pardon de tous nos péchés et la grâce de ne plus les commettre. Demandons un secours spécial contre ces passions et ces vices vers lesquels nous avons plus de pente, et qui sont pour nous la source de plus de tentations, en découvrant toutes ces plaies à ce céleste médecin, afin qu'il les guérisse et nous les enlève par l'onction de sa grâce.

Secondement, demandons, ces hautes et nobles vertus qui sont l'abrégé de toute la perfection chrétienne : la foi, l'espérance, l'amour, la crainte, l'humilité, la patience, l'obéissance, le courage pour toute espèce de sacrifices, la pauvreté d'esprit, le mépris du monde, la discrétion, la pureté d'intention, et autres vertus semblables qui sont au sommet de cet édifice spirituel. La foi est la première racine de la piété. L'espérance est comme un levier qui la soulève de la terre au ciel, et un remède contre les tentations de cette vie. La charité est la fin de toute la perfection chrétienne. La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. L'humilité est le fondement de toutes les vertus. La patience est l'armure qui nous protège contre les coups et les attaques de l'ennemi. L'obéissance est une très agréable offrande, par laquelle l'homme s'offre lui-même en sacrifice à Dieu. La discrétion est comme l'œil de l'âme qui lui découvre ses voies, et la dirige dans toutes ses démarches ; la force est comme le bras qui exécute toutes ses bonnes œuvres ; la pureté d'intention les rapporte et les dirige à Dieu.

Troisièmement, demandons ces autres vertus qui, très importantes par elles-mêmes, ont encore l'avantage d'être un rempart pour celles qui leur sont supérieures : la tempérance dans le boire et le manger ; la modération ou la retenue de la langue, la garde des sens ; la modestie et la composition de l'homme extérieur, la douceur et le bon exemple à l'égard du prochain, la rigueur et la sévérité envers soi-même, et autres vertus semblables. Après toutes ces demandes, on terminera par celle de l'amour de Dieu ; que ce soit celle sur laquelle on insiste le plus, et laquelle on emploie la plus grande partie du temps. Qu'on demande au Seigneur cette vertu du plus intime de l'âme, et avec les plus ardents désirs, puisqu'en elle consiste tout notre bien Ainsi, on pourra faire cette demande en ce termes.

 

DEMANDE SPIRITUELLE DE L'AMOUR DE DIEU

 

Par-dessus toutes ces vertus, Seigneur, donne-moi ta grâce pour que je t'aime de tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces et de toutes mes entrailles, ainsi que tu me le commandes. Ô Dieu de mon cœur, toute mon espérance, toute ma gloire, tout mon refuge, mon allégresse ! Ô Bien-Aimé des bien-aimés ! Ô mon glorieux et ravissant Époux, Époux suave, Époux qui fais savourer à mon âme un miel si pur ! Ô délices de mon cœur ! Ô vie de mon âme ! Ô joyeux repos de mon esprit ! Ô beau jour, ô jour pur de l'éternité, ô lumière sereine des plus intimes profondeurs de mon être, ô paradis verdoyant et fleuri de mon cœur ! Ô aimable principe de mes joies, et suprême rassasiement de mon âme ! Prépare, Dieu que j'aime, prépare en moi, ô tendre Maître, une demeure agréable à tes yeux, afin que, selon la promesse de ta sainte parole, tu viennes vers moi, tu viennes prendre en moi ton repos. Fais mourir en moi tout ce qui déplaît à tes yeux, et daigne m'accorder d'être en tout selon ton cœur. Blesse, Seigneur, le plus intime de mon âme avec les flèches de ton amour, et enivre-la avec le vin de ta parfaite charité. Oh ! Quand viendra ce fortuné moment ? Quand me sera-t-il donné de te plaire en toutes choses ? Quand sera mort en moi tout ce qui t'est contraire ? Quand serai-je entièrement à toi ? Quand cesserai-je d'être à moi ? Quand, ô mon Bien-Aimé, seras-tu mon unique vie ? Quand t'aimerai-je du cœur le plus enflammé ? Quand m'embrasera toute la flamme de ton amour ? Quand serai-je tout liquéfié, tout transformé en toi par ta toute puissante suavité ? Quand ouvriras-tu à ce pauvre mendiant ? Quand lui découvriras-tu ton royaume, ce beau royaume qui est au dedans de moi, et qui n'est autre que toi-même avec toutes tes richesses, quand me raviras-tu, quand, ô mon Bien-Aimé, m'enlevant, me transportant tout entier en toi, me cacheras-tu dans ton cœur de manière que je ne paraisse plus jamais ? Quand, brisant tous les obstacles et toutes les chaînes, me feras-tu un esprit avec toi, de manière que je ne puisse plus me séparer de toi ?

Ô Bien-Aimé, Bien-Aimé, Bien-Aimé de mon âme ! Ô délices, délices de mon cœur ! Exauce-moi, Seigneur, non à cause de mes mérites, mais à cause de ton infinie bonté. Sois mon maître, ma lumière, mon guide, mon secours en toutes choses, afin que je ne fasse, que je ne dise rien qui ne soit agréable à tes yeux. Ô Dieu, ô mon Bien-Aimé, ô mon cœur, ô bien de mon âme ! Ô mon doux amour, ô mon inénarrable plaisir, ô ma force, viens à mon aide ; ô ma lumière, daigne me guider.

Ô Dieu de mon cœur, pourquoi ne te donnes-tu pas au pauvre ? Tu remplis le ciel et la terre, et mon cœur, tu le laisses vide ? Toi qui revêts les lis des champs, qui prépares la pâture aux petits oiseaux, qui nourris les vers de terre, pourquoi m'oublies-tu, moi qui pour toi ai oublié tous les mortels ? Je t'ai connue trop tard, Bonté infinie ; je t'ai aimée trop tard, Beauté si ancienne et si nouvelle ! Qu’il est digne de larmes, le temps où je ne t'ai point aimée ! Que j'étais à plaindre, puisque je ne te connaissais pas ! Que j'étais aveugle, puisque je ne te voyais pas ! Tu étais au dedans de moi, et j'allais te chercher dehors. Mais puisque enfin je t'ai trouvé, ne permets pas, Seigneur, par ta divine clémence, que je t'abandonne jamais ! Et s'il est vrai qu'une des choses qui te charment le plus, et qui font à ton cœur une plus grande blessure, c'est d'avoir des yeux pour savoir te regarder ; je t'en conjure, Seigneur, donne-moi de tels yeux pour te voir ; je veux dire les yeux simples de la colombe, des yeux chastes et purs, des yeux humbles et amoureux, des yeux remplis de dévotion et de larmes, des yeux attentifs et clairvoyants pour connaître ta volonté et l'accomplir. Exauce-moi, Seigneur ; que je te regarde ainsi, afin qu'en retour tu me regardes de ces yeux, avec lesquels tu regardas saint Pierre, quand tu lui fis pleurer son péché ; de ces yeux, avec lesquels tu regardas l'enfant prodigue, quand tu allas le recevoir, et que tu lui donnas le baiser de paix ; de ces yeux, avec lesquels tu regardas le publicain, quand il n'osait élever les siens au ciel ; de ces yeux, avec lesquels tu regardas Magdeleine, quand, avec les larmes qui coulaient des siens, elle lavait tes pieds ; enfin, de ces yeux, avec lesquels tu regardas l'Épouse dans les Cantiques, quand tu lui dis : « Tu es belle, ô ma bien-aimée, tu es belle, tes yeux sont ceux de la colombe. » Seigneur, cette grâce, je te la demande, afin que, satisfait des yeux et de la beauté de mon âme, tu lui donnes ces ornements de vertus et ces grâces qui te la fassent trouver toujours belle.

Ô très haute, très clémente, très bénigne Trinité, Père, Fils, et Saint-Esprit, un seul vrai Dieu, sois, Seigneur, ma lumière, mon guide, mon aide en tout ! Ô Père tout-puissant, par la grandeur de ton infini pouvoir, arrête et fixe ma mémoire en toi, et daigne la remplir de saintes et dévotes pensées. Ô Fils très-saint, par ton éternelle sagesse, illumine mon entendement et orne-le de la connaissance de la souveraine vérité et de mon extrême bassesse. Ô Esprit-Saint, amour du Père et du Fils, par ton incompréhensible bonté, fais passer en moi toute ta volonté, et embrase-moi d'un si grand feu d'amour que les plus grandes eaux ne puissent l'éteindre. Ô Trinité sainte, mon unique Dieu et tout mon bien, oh ! si je pouvais te louer et t'aimer comme te louent et te bénissent tous les anges ! Oh ! Si j'avais l'amour de toutes les créatures, que de bon cœur je te le donnerais, et m'en dépouillerais pour toi ! Ce serait encore trop peu pour t'aimer comme tu le mérites ! Toi seul te peux dignement aimer et dignement louer, parce que toi seul comprends ton incompréhensible bonté ; et ainsi toi seul la peux aimer autant qu'elle le mérite, de manière que dans ton cœur seul, ô grand Dieu, s'observe la justice de l'amour.

Ô Marie, Marie, Marie, Vierge très sainte, Mère de Dieu, Reine du ciel, Souveraine du monde, sanctuaire de l'Esprit-Saint, lis de pureté, rose de patience, paradis de délices, miroir de chasteté, modèle d'innocence, prie pour ce pauvre exilé, pour ce pauvre pèlerin, et fais-lui part des surabondantes richesses de ta charité. Ô vous, bienheureux saints et saintes, et vous, bienheureux esprits qui brûlez ainsi des flammes de l'amour de votre Créateur, et vous en particulier, séraphins qui embrasez les cieux et la terre de votre amour, n'abandonnez pas ce pauvre et misérable cœur, mais purifiez-le comme les lèvres d'Isaïe, de tous ses péchés, et embrasez-le de la flamme de votre très-ardent amour, afin que je n'aime que ce Seigneur, que je ne cherche que lui, que je me repose et demeure en lui dans les siècles des siècles. Amen.

 

 

CHAPITRE XII

 

De quelques avis qui doivent nous diriger

dans le saint exercice de l’oraison et de la méditation

 

Tout ce qui a été dit jusqu'ici est destiné à fournir de la matière à la considération, ce qui est une des principales parties de l'affaire qui nous occupe, et une des choses les plus nécessaires à ceux qui veulent s'adonner à l'oraison : car ce n'est que le petit nombre qui ont une matière suffisante pour méditer ; et ainsi c'est faute d'avoir des sujets de méditation, que bien des personnes manquent à cet exercice.

Maintenant nous dirons en peu de mots la manière et la méthode qu'on y pourra garder. Et, bien que dans cette matière, le maître principal soit le Saint-Esprit, l'expérience a néanmoins montré que quelques avis étaient nécessaires, parce que le chemin pour aller à Dieu est difficile, et qu'on ne peut y marcher sans guide. Si tant de personnes s'égarent et marchent longtemps en pure perte, c'est qu'elles manquent de ce secours.

 

 

Premier avis

Liberté qu'on doit garder dans l'exercice de l'oraison.

À quels sujets on doit s'attacher.

Raisons de passer d'un sujet, ou d'un point, à un autre.

 

Lorsque nous nous mettrons à méditer un des sujets indiqués plus haut, aux temps et aux exercices déterminés, nous ne devons pas tellement nous attacher à ce sujet, que nous tenions pour mauvais de passer à un autre, quand nous y trouvons plus de dévotion, de goût, ou de profit. Car, comme la fin de tous ces exercices est la dévotion, ce qui nous fait atteindre le plus efficacement cette fin, doit être regardé comme le meilleur. Toutefois, ce n'est pas pour des causes légères qu'on doit ainsi changer de sujet, mais seulement lorsqu'on y voit un avantage manifeste.

De même, lorsque dans un point de l'oraison ou de la méditation, quelqu'un sent plus de goût ou de dévotion que dans un autre, qu'il s'y arrête tout le temps que durera cette affection, quand bien même le reste de l'exercice se passerait à cela. En effet, comme la fin de tout ce commerce avec Dieu est la dévotion, ainsi que nous l'avons dit, ce serait se tromper que de chercher ailleurs, avec une espérance douteuse, ce que nous tenons déjà entre les mains d'une matière certaine.

 

Deuxième avis

Le cœur doit plus agir que l'esprit dans l'exercice de l'oraison.

 

Que ceux qui s'appliquent à cet exercice tâchent d'éviter de trop donner à la spéculation de l'entendement, et qu'ils prennent soin de traiter cette affaire plutôt avec les affections et les sentiments de la volonté qu'avec les discours et les considérations de l'esprit. Ceux-là se trompent certainement de chemin, qui dans l'oraison, se mettent à méditer les divins mystères, comme s'ils les étudiaient pour les prêcher ; car cela sert plutôt à dissiper l'esprit qu'à le recueillir, et à nous porter hors de nous, qu'à nous renfermer au dedans de notre âme. Il arrive de là, qu'à la fin de l'oraison ils demeurent seuls et sans esprit de dévotion, aussi faciles et aussi prompts à toute sorte de légèreté qu'ils étaient auparavant ; parce qu'en effet ils n'ont pas prié, ils ont parlé, ils ont étudié, ce qui est chose bien différente. Ceux qui se trouvent ainsi disposés devraient considérer que dans cet exercice nous nous approchons de Dieu beaucoup plus pour écouter que pour parler. Ainsi donc, s'ils veulent réussir dans cette affaire, qu'ils se présentent à l'oraison avec les dispositions intérieures d'une femme simple et droite, ignorante mais humble, et plutôt avec un cœur disposé et préparé à sentir et à aimer les choses de Dieu, qu'avec un esprit actif et avide de les approfondir ; car ceci est le propre de ceux qui étudient pour savoir, et non de ceux qui prient et qui pensent à Dieu, pour pleurer.

 

Troisième avis

Dans quelle mesure le cœur doit agir dans l'exercice de l'oraison.

 

L'avis précédent nous enseigne comment nous devons calmer l'entendement et remettre toute cette affaire entre les mains de la volonté. L'avis présent fixe à la volonté elle-même sa règle et sa mesure, afin qu'elle n'excède point, et ne soit pas trop véhémente dans son office. Pour cela, il faut savoir que la dévotion que nous prétendons acquérir n'est pas une chose qui se doive obtenir à force de bras, comme beaucoup de gens se le persuadent. Ils se figurent qu'avec des efforts excessifs, des tristesses forcées et comme artificielles, ils vont obtenir des larmes et des sentiments de compassion lorsqu'ils méditent la passion de Notre-Seigneur. Il n'en est pas ainsi : cela d'ordinaire ne fait que dessécher le cœur, et le rendre moins propre à recevoir la visite du Seigneur, comme Cassien l'enseigne. En outre, ces choses sont nuisibles à la santé corporelle, et souvent laissent l'esprit tellement effrayé du dégoût qu'il a ressenti dans cet exercice, qu'il appréhende d'y revenir, sachant par expérience tout ce qu'il lui coûte de peine. Que chacun donc se contente de faire bonnement ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire qu'il se rende présent en esprit à ce que Notre-Seigneur a souffert, regardant d'une vue simple et paisible, avec un cœur tendre et compatissant, prêt à recevoir le sentiment qu'il plaira au divin Maître de lui envoyer, tout ce que son amour lui a fait endurer pour nous. Il faut qu'il soit plus disposé à recevoir l'affection que sa miséricorde voudra lui donner, qu'à l'exprimer à force de bras ; et cela fait, qu'il ne s'attriste pas pour le reste, lorsqu'il ne plaira pas à Dieu de le lui donner.

 

Quatrième avis

Du genre d'attention qu'on doit apporter à l'exercice de l'oraison.

 

De tout ce qui vient d'être dit, nous pouvons conclure quelle doit être l'attention que nous devons apporter à l'exercice de l'oraison. C'est là surtout qu'il convient de n'avoir ni le cœur abattu ni lâche, mais de le tenir ferme, attentif et élevé en haut. Mais s'il est nécessaire d'y être avec cette attention et ce recueillement de cœur, d'un autre côté, il convient que cette attention soit tempérée et modérée, afin qu'elle ne nuise point à la santé, et qu'elle n'empêche pas la dévotion. Car il est des personnes qui fatiguent leur tête par les trop grands efforts qu'elles font pour être attentives à ce qu'elles pensent, comme nous l'avons dit plus haut ; et il en est d'autres qui, pour éviter cet inconvénient, se tiennent là, avec beaucoup de lâcheté, de laisser-aller, et avec beaucoup de facilité à se laisser emporter à tous les vents. Pour fuir ces extrémités, il faut se tenir dans un juste milieu, de telle sorte qu'on ne se fatigue point la tête par une attention excessive, et que, par trop de négligence et de lâcheté, on ne laisse point voltiger l'imagination où bon lui semble.

 

Cinquième avis

Constance qu'on doit montrer dans l'oraison. - Conduite à tenir dans les sécheresses.

 

Mais entre tous ces avis, voici le principal : que celui qui prie ne perde pas courage, et qu'il n'abandonne pas son exercice, lorsqu'il ne sent pas tout de suite cette douceur de dévotion qu'il désire. Il faut attendre avec longanimité et persévérance la visite du Seigneur ; car la gloire de ce souverain Maître, la bassesse de notre condition et la grandeur de l'affaire que nous traitons, demandent que nous attendions souvent, et que nous nous tenions en suppliants aux portes de son palais sacré.

Quand vous aurez donc ainsi attendu un peu de temps, si le Seigneur vient, rendez-lui des actions de grâces de sa visite ; et s'il vous semble qu'il ne vient pas, humiliez-vous devant lui, reconnaissez que vous ne méritez pas la faveur qui vous est refusée. Contentez-vous d'avoir fait là le sacrifice de vous-même, d'avoir renoncé à votre volonté, d'avoir crucifié votre désir naturel, d'avoir lutté contre le démon et contre vous-même, et d'avoir fait au moins ce qui dépendait de vous. Que si vous n'avez pas adoré le Seigneur d'une adoration sensible, il doit vous suffire de l'avoir adoré en esprit et en vérité, attendu que c'est ainsi qu'il veut être adoré. Croyez-moi, c'est là, sans contredit, le pas le plus périlleux de cette navigation, et l'endroit où l'on reconnaît les véritables dévots ; et si vous en sortez heureusement, tenez-vous pour assuré que le reste de la course sera prospère.

Enfin, si après avoir fait tout ce qui dépend de vous, il vous semblait encore que c'est temps perdu de persévérer dans l'oraison, et que c'est fatiguer votre tête sans profit, alors vous pourriez sans inconvénient prendre quelque livre de dévotion et changer l'oraison en lecture. Vous observerez toutefois de ne point lire à la hâte ni en courant, mais d'une manière posée, en vous pénétrant profondément de ce que vous lisez, et en mêlant souvent la prière à la lecture. Cette pratique est très profitable aux âmes, plus facile pour toutes sortes de personnes, à la portée même des plus ignorantes surtout en ce qui regarde le chemin de l'oraison.

 

Sixième avis

Du temps à consacrer à l'oraison, suivant les états et les personnes.

Consolante doctrine pour ceux qui ont peu de temps à donner à cet exercice.

 

Cet avis ne diffère point du précédent, mais il le complète. Il est nécessaire que le serviteur de Dieu sache bien qu'il ne doit pas se contenter de quelque petit goût qu'il trouve dans l'oraison, ainsi que le font certaines personnes ; elles n'ont pas plus tôt répandu une petite larme, ou senti quelque tendresse de cœur, qu'elles pensent avoir terminé leur exercice. Cela ne suffit point pour la fin que nous nous proposons. Pour que la terre porte des fruits, il ne suffit pas d'un peu de rosée ni d'une légère pluie, qui ne fait qu'abattre la poussière et mouiller la superficie. Il faut une quantité d'eau telle, qu'elle pénètre le sol et l'humecte de manière à le féconder. De même, dans l'oraison, il nous faut non quelques gouttes, mais abondance de cette rosée et de cette eau céleste, afin que nos âmes donnent les fruits des bonnes œuvres. C'est pourquoi l'on nous conseille avec beaucoup de raison de consacrer à ce saint exercice le plus de temps qu'il nous sera possible. Il vaudrait mieux y employer d'un trait un long espace, que d'y revenir deux fois et de n'y consacrer que de courts intervalles. Si l'on n'a que peu de temps, il se passe en quelque sorte tout entier à apaiser l'imagination, à calmer le cœur ; et à peine notre âme est-elle en paix, que nous nous levons de l'exercice, quand nous devrions le commencer.

Pour préciser plus en détail la limite de ce temps, il me semble que tout ce qui est moins qu'une heure et demie ou deux heures, est un espace court pour l'oraison : car souvent une demi-heure se passe à accorder l'instrument, c'est-à-dire à mettre l'imagination en repos ; et ce n'est pas trop de tout le temps qui reste, pour jouir du fruit de l'oraison. Il est bien vrai que quand l'oraison se fait à la suite d'autres saints exercices, comme après Matines, après avoir dit ou entendu la messe, après quelque dévote lecture, ou quelque oraison vocale, le cœur se trouve bien plus disposé pour s'entretenir avec Dieu ; car, de même que le feu prend vite au bois sec, de même le feu céleste s'allume bien plus vite dans un cœur bien préparé. Il est vrai encore que le temps du matin permet d'abréger l'exercice, parce qu'il n'en est point de plus favorable pour vaquer à l'oraison. Mais que celui qui sera pauvre de temps, à cause de ses nombreuses occupations, ne laisse pas d'offrir son denier, comme la veuve dans le temple. Pourvu qu'il n'y ait pas de négligence de sa part, Celui qui dispense à toutes les créatures ce qui leur est nécessaire, selon leur besoin et leur nature, ne manquera pas non plus de donner à son âme tout ce qui lui est nécessaire pour avancer dans son saint service.

 

Septième avis

Comment on doit recevoir les visites de Notre-Seigneur,

soit dans l'oraison, soit hors de l'oraison.

 

Voici un autre avis qui a du rapport avec le précédent. Lorsque l'âme, dans l'oraison ou hors de l'oraison, reçoit quelque visite particulière du Seigneur, qu'elle ne la laisse point passer inutilement ; mais qu'elle profite de l'occasion qui lui est offerte : car il est certain qu'à l'aide de ce vent, on naviguera plus en une heure qu'on n'aurait fait sans lui en plusieurs jours.

On dit que saint François en usait ainsi ; et saint Bonaventure écrit de lui, qu'il était tellement fidèle à cette pratique, que lorsque dans les voyages, il voyait qu'il allait recevoir de Notre-Seigneur quelque visite particulière, il priait ses compagnons de prendre un peu le devant, et il demeurait ainsi seul et en repos jusques à ce qu'il eût bien savouré et digéré cet aliment qui lui venait du ciel. Ceux qui n'en usent pas de la sorte, en sont d'ordinaire châtiés par cette peine : qu'ils ne trouvent point Dieu lorsqu'ils le cherchent, parce que Dieu, quand il les cherchait, ne les a point trouvés.

 

Huitième avis

Comment, dans ce saint exercice, il faut joindre la méditation à la contemplation.

 

Enfin, le dernier et le plus important des avis, est qu'on doit tâcher de joindre, en ce saint exercice, la méditation à la contemplation, faisant de l'une un degré pour monter à l'autre. On doit savoir que l'office de la méditation est de considérer avec soin et avec attention les choses divines, s'appliquant à les approfondir les unes après les autres, par la voie du raisonnement, afin d'émouvoir le cœur et d'exciter en lui quelque affection ou quelque sentiment de ces choses. C'est comme qui frappe la pierre avec le briquet pour en tirer une étincelle. Dans la contemplation, cette étincelle est déjà obtenue ; en d'autres termes, l'on a obtenu cette affection et ce sentiment que l'on cherchait, et l'âme en jouit en repos et en silence, non à l'aide de raisonnements multipliés et des spéculations de l'entendement, mais par une simple vue de la vérité. C'est ce qui fait dire à un saint docteur : « La méditation travaille avec peine et avec fruit, la contemplation sans peine et avec fruit ; l'une cherche, l'autre trouve ; l'une prépare l'aliment, l'autre se l'incorpore ; l'une s'occupe à discourir et à faire des considérations, l'autre se contente d'une simple vue des choses, parce qu'elle en a déjà l'amour et le goût. Pour conclure, l'une est comme le moyen, l'autre comme la fin ; l'une est comme le chemin et le mouvement, l'autre est comme le terme de ce chemin et de ce mouvement. »

De là on tire une conclusion fort commune, qui est enseignée par tous les maîtres de la vie spirituelle, et qui cependant est peu entendue de ceux qui la lisent. La voici : de même que les moyens cessent dès que la fin est obtenue, et que la navigation se termine dès que le vaisseau est arrivé au port ; de même aussi, quand l'homme, au moyen du travail de la méditation, est une fois arrivé au repos et au goût de la contemplation, il doit pour lors cesser cette pieuse, mais laborieuse recherche. Se contentant d'une simple vue et de la pensée de Dieu, comme s'il le voyait présent, il doit jouir en repos du sentiment d'amour, ou d'admiration, ou de joie, ou de quelque autre sentiment semblable, qu'il plaît à Dieu de lui donner. La raison de ce conseil et de cette conduite, la voici : Comme la fin du commerce de l'âme avec Dieu dans l'oraison consiste bien plus dans l'amour et dans les affections de la volonté, que dans la spéculation de l'entendement ; lorsque la volonté est déjà prise et possédée de cette affection, nous devons, autant qu'il nous est possible, éviter tous les discours et toutes les spéculations de l'entendement, afin que notre âme s'emploie tout entière à goûter ce sentiment dont nous venons de parler, sans se déterminer par les actes des autres puissances. C'est pourquoi un docteur s'exprime ainsi à ce sujet : « Dès que l'homme se sentira enflammé de l'amour de Dieu, qu'il laisse aussitôt toutes ces spéculations et toutes ces pensées, quelque sublimes qu'elles paraissent ; non pas qu'elles soient mauvaises en soi, mais parce qu'alors elles empêchent un plus grand bien. Agir de la sorte, ce n'est point autre chose que cesser le mouvement, parce qu'on est arrivé au terme, et laisser la méditation pour l'amour de la contemplation. » Or, cela peut se faire à la fin de tout l'exercice de l’oraison, c'est-à-dire après la demande de l'amour de Dieu, qui termine l'exercice, et dont nous avons parlé plus haut. En voici deux raisons : la première, parce qu'on présuppose alors que le travail de l'exercice passé aura produit quelque affection et quelque sentiment de Dieu, attendu que, comme dit le Sage, la fin de l'oraison vaut mieux que le commencement (34) ; la seconde, parce qu'après le travail de la méditation et de l'oraison, il est juste que l'homme donne un peu de relâche à l'entendement, et le laisse reposer dans les bras de la contemplation. Ainsi donc, que durant ce temps il rejette toutes les imaginations qui s'offrent à lui, qu'il apaise l'entendement, qu'il calme la mémoire et la fixe en Notre-Seigneur, considérant qu'il est en sa présence. Qu'il laisse de côté pour lors toute considération particulière des choses de Dieu, et qu'il se contente de la connaissance que la foi lui donne de lui, qu'il applique la volonté et l'amour, puisque c'est l'amour seul qui s'embrase, et qu'en lui seul est le fruit de toute la médita

(34) Eccl., VII, 9

 

 

 

tion. Car ce que l'entendement peut connaître de Dieu n'est presque rien, tandis que la volonté peut beaucoup aimer. Que l'homme s'enferme au dedans de lui-même dans le centre de son âme, où est l'image de Dieu, et que là il soit attentif à ce grand Dieu, comme s'il écoutait quelqu'un qui lui parlerait du haut d'une tour, ou comme s'il le possédait au dedans de son cœur, ou comme si, dans tout cet univers, il n'y avait que son âme seule avec Dieu seul. Il devrait même perdre le souvenir de soi et de ce qu'il fait, parce que, comme le disait un Père : « La parfaite oraison est celle dans laquelle celui qui prie ne se souvient pas qu'il est en prière. »

Ce n'est pas seulement à la fin de l'exercice, mais encore au milieu, et en quelque endroit que ce sommeil spirituel nous prenne, c'est-à-dire que l'entendement soit comme endormi par la volonté, que nous devons faire cette halte, et jouir en paix de ce bienfait de Dieu. Ensuite, quand nous avons achevé de nous nourrir de cette délicieuse nourriture, nous devons retourner à notre travail. Nous devons imiter en cela le jardinier quand il arrose une partie de son jardin. Dès qu'il l'a remplie d'eau, il en arrête le cours, il laisse cette eau pénétrer et amollir le fond de cette terre ; cela fait, il ouvre de nouveau le canal, afin qu'elle reçoive encore de l'eau, et qu'ainsi elle demeure parfaitement arrosée.

Mais ce que l'âme sent alors, les délices qui l'inondent, la lumière, le rassasiement, la charité, la paix qu'elle reçoit, c'est ce qu'on ne peut expliquer avec des paroles, parce que c'est là cette paix qui surpasse tout sentiment, et le bonheur le plus élevé que l'on puisse goûter en cette vie.

Il y a quelques personnes tellement possédées de l'amour de Dieu, qu'à peine ont-elles commencé à penser à lui, que soudain le souvenir de son doux nom leur fait fondre le cœur. Ces personnes ont peu besoin de discours et de considérations pour l'aimer ; elles n'en ont pas plus besoin qu'une mère et une épouse pour se réjouir au souvenir d'un fils et d'un époux, quand on leur parle d'eux.

Il y en a d'autres qui, non-seulement dans l'exercice de l'oraison, mais encore hors de ce temps, sont tellement absorbées et ravies en Dieu, qu'oubliant toutes choses et elles-mêmes, elles ne s'occupent que de lui. Si le transport d'un amour terrestre et coupable produit quelquefois un pareil effet, à combien plus forte raison l'amour de cette Beauté infinie devra-t-il le produire ! Car la grâce n'est pas moins puissante que la nature et que la faute. Ainsi donc, quand l'âme sentira cette action de Dieu en elle, en quelque endroit de l'oraison que ce soit, elle ne doit en nulle façon la combattre, quand même cela devrait lui prendre tout le temps de l'exercice. Pour s'y livrer, qu'elle laisse de côté les prières vocales et les considérations qu'elle était résolue de faire, à moins que ce ne soient des prières d'obligation. Car, comme dit saint Augustin, « de même qu'on doit quelquefois abandonner la prière vocale, quand elle est un obstacle à la dévotion, de même aussi on doit abandonner la méditation quand elle est un obstacle à la contemplation. »

Une autre observation très importante sur ce sujet, c'est que s'il convient quelquefois de laisser la méditation pour l'affection, pour monter du moins au plus, de même aussi, par la raison du contraire, il conviendra quelquefois de laisser l'affection pour la méditation. Il y aurait lieu de le faire, par exemple, lorsque l'affection serait si véhémente, qu'elle ferait craindre, si l'on y persévérait, de ruiner la santé ; ce qui arrive souvent à ceux qui, sans cette sage précaution, s'adonnent à ces exercices et s'y livrent sans discrétion, attirés qu'ils sont par la force de la divine suavité. Lorsque cela arrive, il est bon, dit un docteur, de se porter à quelque sentiment de compassion, en méditant un peu la passion de Notre-Seigneur ou les péchés et les misères du monde, afin de donner au cœur quelque soulagement et quelque repos.

 

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TRAITÉ DE LA DÉVOTION

 

 

CHAPITRE I

 

De la nature de la dévotion

 

La plus grande peine qu'endurent les personnes qui s'adonnent à l'oraison, est le manque de dévotion qu'il leur arrive souvent d'y sentir ; car lorsqu'elle ne manque pas, il n'y a rien de plus doux ni de plus facile que de prier. C'est pourquoi, après avoir traité de la matière de l'oraison et de la méthode qu'on y peut suivre, il sera bon de traiter maintenant des choses qui favorisent la dévotion, et de celles qui l'empêchent ; ensuite, des tentations les plus ordinaires aux personnes dévotes ; enfin, de quelques avis nécessaires pour se bien conduire dans l'exercice de l'oraison. Mais avant tout, il importe de donner une notion exacte de la dévotion, afin que nous connaissions à l'avance le prix de la perle pour la conquête de laquelle nous entrons en lice.

« La dévotion, dit saint Thomas, est une vertu qui rend l'homme prompt et disposé à la pratique de toutes les vertus, qui l'excite à bien agir, et lui en facilite le moyen (35). » Cette définition montre clairement la nécessité et la grande utilité de cette vertu ; et elle nous fait voir en même temps que la dévotion comprend plus que certaines personnes ne sauraient penser.

Pour entendre ceci, il est nécessaire de savoir que le plus grand empêchement que nous trouvons en nous pour bien vivre, est la corruption de la nature qui nous a été transmise par le péché. De là procèdent une grande inclination que nous avons pour le mal, et une grande difficulté, un grand dégoût, que nous avons pour le bien. Ces deux dispositions nous rendent le chemin de la vertu très difficile, quoique la vertu par

(35)  2. 2, q. 82, 1, 0

 

 

elle-même soit la chose du monde la plus douce, lu plus belle, la plus aimable et la plus noble. Or, contre cette difficulté et ce dégoût, la divine sagesse nous a préparé un remède excellemment convenable, je veux dire la vertu et le secours de la dévotion. En effet, de même que le zéphyr dissipe les nuages et laisse le ciel pur et serein, de même la véritable dévotion dissipe dans notre âme cet ennui, cette difficulté, et la laisse disposée et libre pour toute sorte de bien. En voici la raison : c'est que cette vertu est vertu de telle sorte, qu'en même temps elle est un don spécial du Saint-Esprit, une rosée du ciel, un secours et une visite de Dieu obtenus par l'oraison, et dont la nature est de combattre cette difficulté et cet ennui, de bannir cette lâcheté, de communiquer cette promptitude, dont nous avons parlé, de remplir l'âme de bons désirs, d'éclairer l'entendement, de fortifier la volonté, d'allumer l'amour de Dieu, d'éteindre les flammes des mauvais désirs, d'inspirer le dégoût du monde et l'horreur du péché, enfin, de donner pour lors à l'homme une nouvelle ferveur, un nouvel esprit, un nouveau courage et une nouvelle ardeur pour faire le bien. On peut dire que cette vertu est à l'âme ce que les cheveux étaient à Samson. Quand il les avait, il surpassait en force tous les hommes ; mais quand ils lui manquaient, il était aussi faible que les autres. De même, quand l'âme du chrétien a cette dévotion, elle est supérieure à tout ; et elle devient faible, quand elle lui manque. Voilà donc ce que saint Thomas a voulu nous faire entendre par la définition qu'il a donnée de la dévotion. Ce que l'on peut dire de plus beau à la louange de cette vertu, c'est que n'étant qu'une en nombre, elle est néanmoins comme un stimulant et un aiguillon pour toutes les autres. C'est pourquoi quiconque a un vrai désir de marcher dans le chemin des vertus, ne doit point entreprendre de le faire sans ce puissant secours ; car, s'il manque, on ne se tirera jamais des grandes difficultés qu'on y rencontrera.

On voit clairement, par ce qui vient d'être dit, quelle est l'essence de la véritable dévotion. Elle ne consiste donc pas dans cette tendresse de cœur ou dans cette douce consolation que ressentent quelquefois ceux qui prient, mais dans cette promptitude et dans cette ardeur, que l'on met à faire le bien. Il résulte de là que souvent l'un se trouve sans l'autre, lorsqu'il plaît au Seigneur d'éprouver les siens. À la vérité, cette dévotion et cette promptitude répandent très souvent dans l'âme cette douce consolation ; et, à leur tour, cette consolation et ce goût spirituel augmentent la dévotion essentielle qui consiste dans cette promptitude et cette ardeur à faire le bien. C'est pourquoi les serviteurs de Dieu peuvent avec beaucoup de raison désirer et demander ces joies et ces consolations, non pour le goût qu'ils y trouvent, mais parce qu'elles accroissent cette dévotion qui nous rend propres à faire le bien. C'est ce que le Prophète nous fait entendre lorsqu'il dit : « J'ai couru dans la voie de vos commandements, ô mon Dieu, lorsque vous avez dilaté mon cœur (36) », c'est-à-dire, quand vous y avez versé cette allégresse de vos consolations qui a rendu ma course si légère et si rapide.

La nature de la dévotion étant connue, nous allons maintenant traiter des moyens de l'acquérir. Comme cette vertu est inséparable de toutes celles qui ont une familiarité spéciale avec

(36) Ps. CXVIII, 32

 

 

 

Dieu, il s'ensuit que traiter des moyens d'acquérir la dévotion, c'est traiter en même temps des moyens d'acquérir la parfaite oraison et la contemplation, les consolations de l'Esprit-Saint, l'amour de Dieu, la sagesse du ciel, et cette union de notre esprit avec Dieu, qui est le but de toute la vie spirituelle ; enfin, c'est traiter des moyens d'arriver à la possession de Dieu lui-même en cette vie, en quoi consiste ce trésor de l'Évangile et cette précieuse perle, pour l'acquisition de laquelle le sage marchand vendit avec joie tous les autres biens qu'il avait. Vous voyez donc que c'est là une très haute théologie, puisqu'elle nous enseigne le chemin qui conduit au souverain bien, et qu'elle dresse devant nous une échelle, par les degrés de laquelle nous montons pour atteindre le fruit de la félicité, et pour en jouir autant qu'il est possible d'en jouir en cette vie.

 

CHAPITRE II

 

De neuf choses qui nous aident à acquérir la dévotion

 

Les choses qui nous aident à acquérir la dévotion sont en grand nombre ; nous n'en signalerons que neuf.

La première, et l'une des plus importantes, c'est d'embrasser ces saints exercices avec beaucoup de résolution et de courage, avec un cœur déterminé et préparé à tout ce qui sera nécessaire pour acquérir cette précieuse perle, quelque ardu et difficile que cela soit. Il n'y a point de grande chose en ce monde qui ne soit difficile, et celle-ci est du nombre, du moins dans les commencements.

La deuxième, c'est de préserver le cœur de toutes sortes de pensées vaines et inutiles, de toute affection et de tout attachement étranger, de tous les troubles et de tous les mouvements passionnés ; car il est clair que chacune de ces choses empêche la dévotion, et qu'il n'est pas moins nécessaire d'accorder le cœur avant de prier, que le luth avant de le toucher.

La troisième, c'est la garde des sens, spécialement des yeux, des oreilles et de la langue, parce que, par la langue le cœur se dissipe, et par les yeux et les oreilles il se remplit de divers objets et de diverses images qui troublent la paix et le repos de l'âme. C'est pourquoi l'on dit avec raison que le contemplatif doit être sourd, aveugle et muet, parce que moins il se répand au dehors, plus il sera recueilli au dedans de lui-même.

La quatrième, c'est la solitude, parce que, non-seulement elle retranche, pour les sens et le cœur, les occasions des distractions et celles des péchés, mais encore parce qu'elle convie l'homme à demeurer au dedans de lui, à entrer avec Dieu et avec lui-même dans son intérieur ; ce à quoi il se sent porté par la nature même de l'endroit solitaire où il est, lequel n'admet point d'autre compagnie que celle-là.

La cinquième, c'est la lecture des livres spirituels et dévots. Ils donnent des sujets de considération, ils recueillent le cœur, ils réveillent la dévotion, et font que l'homme pense avec plaisir à ce qu'il a le plus goûté dans une lecture ; car ce qui se représente avant tout à la mémoire, c'est toujours ce qui abonde dans le cœur.

La sixième, c'est le souvenir continuel de Dieu, le soin de marcher toujours en sa présence, et l'usage de ces courtes oraisons que saint Augustin appelle jaculatoires. Ces oraisons gardent la maison du cœur et conservent la chaleur de la dévotion, dans le sens où nous l'avons dit plus haut ; et ainsi l'homme se trouve prêt, à toute heure, à entrer en oraison. C'est là un des principaux documents de la vie spirituelle, et un des plus puissants remèdes pour ceux qui n'ont ni temps ni endroit favorable pour faire oraison. Celui qui sera toujours fidèle à cette pratique, avancera beaucoup en peu de temps.

La septième est l'assiduité et la persévérance dans les bons exercices, aux endroits et aux temps marqués pour cela, principalement la nuit ou le matin, qui sont les temps les plus convenables pour l'oraison, comme toute l'Écriture nous l'enseigne.

La huitième, ce sont les austérités et les abstinences corporelles, la table pauvre, le lit dur, le cilice et la discipline, et autres mortifications de ce genre. Car, de même que toutes ces choses sont inspirées par un principe de dévotion, de même aussi elles fortifient, elles conservent et elles fécondent la racine d'où elles naissent.

La neuvième, ce sont les œuvres de miséricorde. Elles nous donnent de la confiance pour paraître devant Dieu : comme elles joignent quelques petits services à nos oraisons, celles-ci ne peuvent plus s'appeler de simples demandes sèches ; et elles méritent que la prière qui part d'un cœur miséricordieux soit miséricordieusement entendue.

 

CHAPITRE III

 

De dix choses qui empêchent la dévotion

 

Comme il y a des choses qui favorisent la dévotion, de même aussi il y en a qui l'empêchent. De ces dernières, nous allons en indiquer dix.

La première, celle qui forme le plus grand obstacle à la dévotion, ce sont les péchés, non seulement les mortels, mais encore les véniels ; car, quoique ceux-ci ne fassent pas perdre la charité, ils font, néanmoins, perdre la ferveur de la charité, qui est presque la même chose que la dévotion. C'est pourquoi il faut les éviter avec un très grand soin : et quand ce ne serait pas à cause du mal qu'ils nous font, du moins faudrait-il le faire à cause du grand bien qu'ils nous empêchent d'acquérir.

La deuxième, c'est le remords de la conscience qui procède de ces mêmes péchés, quand ce remords est excessif ; car il rend l'âme inquiète, abattue, et lui enlève le courage et la force pour tous les bons exercices.

La troisième, ce sont les scrupules ; comme le remords, et pour la même cause, ils troublent et abattent l'âme ; car ils sont comme des épines qui piquent la conscience, qui l'inquiètent, qui ne lui laissent point de trêve, et enfin qui l'empêchent de se reposer en Dieu et de jouir de la véritable paix.

La quatrième, c'est toute amertume, tout dégoût du cœur, et toute tristesse désordonnée ; car il est très difficile que l'âme, dans un pareil état, puisse goûter les délices de la bonne conscience et de l'allégresse spirituelle.

La cinquième, ce sont les soucis excessifs ; comme les moucherons d'Égypte, ils inquiètent l'âme et ne lui permettent pas de prendre ce doux sommeil spirituel que l'on goûte dans l'oraison ; au contraire, c'est là, plus qu'ailleurs, qu'ils l'inquiètent et la détournent de son exercice.

La sixième, ce sont les occupations excessives, parce qu'elles absorbent le temps et étouffent l'esprit, et ainsi laissent l'homme sans loisir et sans cœur pour vaquer à Dieu.

La septième, ce sont les délices et les consolations sensuelles, quand l'homme s'y livre avec excès. « Celui qui s'adonne beaucoup aux consolations du monde, ne mérite pas celles de l'Esprit-Saint », nous dit saint Bernard.

La huitième, ce sont les plaisirs de la table, l'excès dans le boire et dans le manger, surtout les longs repas ; car ils sont une très mauvaise préparation pour les exercices spirituels et pour les veilles sacrées, attendu qu'avec un corps appesanti et chargé de nourriture, l'esprit est très mal disposé pour prendre son vol vers les hauteurs.

La neuvième, c'est le vice de la curiosité, tant des sens que de l'esprit, qui fait que l'on désire entendre, voir, et savoir une multitude de choses ; que l'on souhaite posséder celles qui sont artistement travaillées, recherchées et vantées dans le monde. Tout cela occupe le temps, embarrasse les sens, inquiète l'âme, la répand sur divers objets, et ainsi met obstacle a la dévotion.

Enfin la dixième, c'est l'interruption de tous ces saints exercices, à moins qu'on ne les quitte pour un motif de charité envers le prochain, ou pour une juste nécessité. Car, comme dit un docteur, l'esprit de la dévotion est fort délicat ; lorsqu'il s'en est allé, ou il ne revient plus, ou s'il revient, ce n'est qu'avec beaucoup de difficulté. De même que les arbres demandent à être arrosés en leur saison, et que les corps humains réclament tout ce qui est nécessaire à leur entretien, et que si ces secours viennent à leur manquer, on les voit bientôt décroître et périr ; de même aussi voit-on la dévotion diminuer et périr, dès qu'elle manque de l'eau vivifiante et du soutien qu'elle tire de la considération.

Tout ceci a été dit en peu de mots, afin que chacun puisse mieux le graver dans sa mémoire. L'expérience et le long exercice feront voir à quiconque le voudra, qu'il n'y a rien de plus assuré ni de plus véritable.

 

CHAPITRE IV

 

Des tentations qui le plus communément fatiguent ceux qui s’adonnent à l’oraison, et de leurs remèdes

 

 

Il sera bien de traiter maintenant des tentations qui, le plus communément, fatiguent les personnes qui s'adonnent à l'oraison, et des remèdes qu'il y faut apporter. Le plus souvent ces tentations sont les suivantes : le défaut de consolations spirituelles ; la guerre des pensées importunes ; les pensées de blasphème et d'infidélité ; la crainte désordonnée ; l'excès dans le sommeil ; la défiance et le découragement dans le service de Dieu ; la présomption d'être déjà très avancé ; le désir désordonné de savoir ; le zèle indiscret pour l'avancement du prochain.

Voilà les tentations les plus ordinaires dans ce chemin de l'oraison ; nous allons indiquer les moyens de les combattre et de les faire tourner au profit de l'âme.

 

Premier avis

Remède contre les sécheresses, la persévérance dans le saint exercice de l'oraison.

Mérite de cette persévérance.

Ressemblance avec Jésus-Christ qui a voulu souffrir sans consolation.

 

Lorsque les consolations spirituelles manquent à quelqu'un, la manière d'y remédier est celle-ci : qu'il ne laisse pas pour cela l'exercice ordinaire de l'oraison, quoiqu'elle lui paraisse sans goût et de peu de fruit ; mais qu'il se mette en la présence de Dieu comme un coupable et comme un criminel, qu'il examine sa conscience, et qu'il voie si ce n'est point par sa faute qu'il a perdu cette grâce ; qu'il supplie le Seigneur, avec une entière confiance, de lui pardonner, et de faire éclater les richesses inestimables de sa patience et de sa miséricorde en le supportant, et en accordant le pardon à qui ne sait que l'offenser. De cette manière, il tirera du profit de sa sécheresse, prenant occasion de s'humilier davantage à la vue de ses nombreux péchés, et d'aimer Dieu d'un plus grand amour à la vue de cette bonté infinie qui les lui pardonne. Et quoiqu'il ne trouve pas de goût dans ces exercices, qu'il se garde bien de les quitter, parce qu'il n'est pas nécessaire que ce qui doit nous être avantageux, soit toujours accompagné de goût et de consolation. Du moins constate-t-il par l'expérience que toutes les fois que l'homme persévère dans l'oraison avec un peu d'attention et de soin, faisant bonnement le peu qu'il peut, il en sort à la fin consolé et joyeux, voyant que de son côté il a fait quelque petite chose de ce qui était en son pouvoir. Celui-là fait beaucoup, aux yeux de Dieu, qui fait tout ce qu'il peut, quoiqu'il puisse peu. Notre-Seigneur ne regarde pas tant les richesses de l'homme, que son pouvoir et sa volonté. Celui-là donne beaucoup, qui désire donner beaucoup, qui donne tout ce qu'il a, et qui ne se réserve rien pour lui. Ce n'est pas beaucoup que de rester longtemps en oraison, lorsqu'on y trouve de grandes consolations. Ce qui est vraiment beaucoup, c'est que, lorsque la dévotion est petite, l'oraison soit longue, et qu'elle soit accompagnée de beaucoup plus d'humilité, de patience et de persévérance dans les bonnes œuvres.

Il est également nécessaire, durant ce temps, de veiller sur soi avec plus de soin et de sollicitude que dans les autres, ne se perdant point de vue, et examinant avec grande attention ses pensées, ses paroles et ses œuvres. L'essentiel alors, c'est que la joie de l'esprit qui, dans cette navigation, est la principale rame, ne nous manque pas ; et quant à ce qui nous manque du côté de la grâce, il faut y suppléer par nos soins et notre diligence. Lorsque vous vous verrez dans cet état, vous devez penser, comme dit saint Bernard, que les sentinelles vigilantes qui vous gardaient se sont endormies , que les murailles qui vous défendaient sont tombées, et que par conséquent toute l'espérance de votre salut est dans les armes, attendu que ce ne sont plus les murailles, mais l'épée et l'adresse à combattre qui doivent vous défendre. Oh ! Qu’elle est grande la gloire d'une âme qui combat de cette manière, qui sans bouclier se défend, qui sans armes soutient l'attaque, qui sans force se montre forte, et qui, se trouvant seule dans le combat, prend pour compagnons d'armes sa résolution et son courage !

Il n'y a pas de plus grande gloire au monde, que d'imiter le Sauveur dans les vertus. Or, entre ses vertus, une de celles qui tiennent un rang très éminent, c'est d'avoir enduré tout ce qu'il a souffert, sans admettre dans son âme aucun genre de consolation. Ainsi, quiconque souffrira et combattra de la sorte, sera un imitateur d'autant plus insigne de Jésus-Christ, qu'il se verra plus complètement privé de tout genre de consolation. C'est là boire le calice de l'obéissance tout pur, sans mélange d'aucune autre liqueur. C'est l'épreuve principale, où se révèle la fidélité des amis, et où l'on voit s'ils sont véritables ou non.

 

Deuxième avis

Remède contre les pensées importunes,

la constance à les combattre courageusement et l'humilité devant Dieu.

 

Le remède contre les tentations des pensées importunes qui ont coutume de nous assaillir dans l'oraison, est de les combattre avec courage et avec persévérance. Toutefois cette résistance ne doit pas se faire avec trop de fatigue et d'angoisse d'esprit, parce que ce n'est pas tant une œuvre de la force que de la grâce et de l'humilité. C'est pourquoi, lorsque quelqu'un se trouve dans cet état, attendu qu'en cela il n'y a point de sa faute, ou qu'elle est très légère, il doit sans scrupule et sans abattement se tourner vers Dieu, et lui dire en toute humilité et dévotion : « Vous voyez ici, ô Seigneur de mon âme, ce que je suis. Que pouvait-on attendre de ce fumier, sinon de semblables odeurs ? Que pouvait-on espérer de cette terre que vous avez maudite, sinon des ronces et des épines ? Voilà, Seigneur, le fruit qu'elle peut produire, si vous n'avez la bonté de la purifier. » Et cela dit, qu'il reprenne le fil de son oraison comme auparavant, et qu'il attende avec patience la visite du Seigneur, qui jamais ne manque aux humbles. Si cependant les pensées continuent de vous inquiéter, et si de votre côté vous leur résistez avec persévérance, faisant ce qui dépend de vous, vous devez tenir pour certain que vous avancez beau coup plus par cette résistance, que si vous étiez à jouir de Dieu, le cœur tout inondé de délices.

 

Troisième avis

Remède contre les tentations de blasphème.

 

Pour vous délivrer des tentations de blasphème, vous devez savoir que s'il n'en est point qui donnent plus de peine, de même il n'en est point qui offrent moins de danger. Ainsi, le remède contre ces tentations, c'est de n'en point faire de cas, attendu que le péché n'est pas dans le sentiment, mais dans le consentement et dans le plaisir ; et quant au plaisir, loin de se rencontrer ici, c'est plutôt le contraire. Ainsi cela peut plutôt s'appeler peine que faute, parce qu'autant l'homme est éloigné de recevoir du plaisir de ces tentations, autant est-il éloigné de commettre de faute, quand elles arrivent. C'est pourquoi le meilleur remède, comme je l'ai dit, est de les mépriser et de ne pas les craindre. Car quand on les craint avec excès, la seule crainte les réveille et les soulève.

 

Quatrième avis

Remède contre les tentations d'infidélité.

 

Pour vaincre les tentations d'infidélité, que l'homme, se souvenant d'un côté de sa petitesse, et de l'autre de la grandeur de Dieu, s'occupe de ce que Dieu lui commande, et n'ait pas la curiosité d'approfondir ses œuvres, puisque nous voyons que la plupart d'entre elles surpassent infiniment tout ce que nous pouvons comprendre. Ainsi donc, celui qui a dessein d'entrer dans ce sanctuaire des œuvres divines, doit le faire avec beaucoup d'humilité et de respect ; il doit le regarder avec des yeux simples, comme ceux d'une colombe, et non pas avec ceux d'un serpent plein de malice, avec le cœur d'un disciple, et non pas d'un juge téméraire. Qu'il se fasse petit enfant, parce que c'est à ceux qui sont tels que Dieu enseigne ses secrets. Qu'il ne se mette point en peine de savoir le pourquoi des œuvres divines ; qu'il ferme l'œil de la raison, et qu'il ouvre seulement celui de la foi, parce qu'il est l'instrument avec lequel se doivent mesurer les œuvres de Dieu. Pour examiner les œuvres humaines, l'œil de la raison humaine est excellent ; mais pour examiner les œuvres divines, il n'y a rien de plus disproportionné que lui.

Mais parce que d'ordinaire cette tentation est pour l'homme un très grand sujet de peine, le remède est celui que nous avons indiqué pour la tentation de blasphème, c'est-à-dire qu'il ne faut point en faire cas, et qu'il faut plutôt considérer cela comme une peine que comme une faute, attendu qu'il ne peut y avoir de faute en une chose que la volonté combat, ainsi que nous l'avons expliqué dans l'avis précédent.

 

Cinquième avis

Remède contre la tentation d'une crainte désordonnée.

 

Il est quelques personnes qui sont saisies de grandes frayeurs quand, la nuit, elles s'éloignent des autres pour prier. Le remède contre cette tentation, c'est de se faire violence et de persévérer dans ce saint exercice. Car la crainte s'augmente en fuyant, et le courage en combattant. Il est encore utile de considérer que ni le démon, ni aucune autre chose, quelle qu'elle soit, ne peuvent nous nuire sans la permission de Notre-Seigneur. Une autre considération également propre à dissiper ces frayeurs, c'est de penser que nous avons un ange gardien à côté de nous, et que dans l'oraison, il est plus près de nous que partout ailleurs : car il s'y trouve présent pour nous aider, pour porter nos prières au ciel, pour nous défendre contre l'ennemi et l'empêcher de nous faire du mal.

 

Sixième avis

Remède contre la tentation du sommeil.

 

Le remède contre le sommeil excessif est de considérer que quelquefois il provient de la nécessité, et en ce cas, il ne faut point refuser au corps ce qui lui est nécessaire, afin qu'il laisse à l'âme la liberté d'agir. D'autres fois il vient de quelque infirmité ; et alors nous ne devons pas nous en affliger, puisqu'il n'y a pas de notre faute. Nous ne devons pas non plus céder entièrement, mais faire bonnement de notre côté tout ce qui sera en notre pouvoir, afin de ne pas perdre entièrement l'oraison, sans laquelle nous n'avons ni assurance ni véritable joie en cette vie.

D'autres fois, le sommeil vient de la paresse et du démon qui l'excite. En ces cas, le remède est le jeûne, de ne pas boire de vin, de boire de l'eau pure, de se tenir à genoux, ou debout, ou les bras en croix, et sans être appuyé, de prendre quelque discipline, ou de pratiquer quelque autre pénitence qui réveille et qui mortifie la chair. Enfin, l'unique et général remède pour ce mal comme pour tous les autres, est de le demander à Celui qui est toujours disposé à donner, dès qu'il rencontre des cœurs qui ne se lassent pas de prier.

 

Septième avis

Remède contre les tentations de défiance et de présomption.

 

Pour surmonter les tentations de défiance et de présomption, qui sont des vices contraires, il faut de toute nécessité employer des remèdes différents. Pour la défiance, le remède est de considérer que, dans l'affaire de la perfection chrétienne, le succès ne dépend pas seulement de nos efforts, mais encore de la grâce divine, laquelle s'obtient d'autant plus vite que l'homme se défie plus de sa propre vertu, et se confie davantage en la seule bonté de Dieu, à qui tout est possible.

Quant à la présomption, le remède est de considérer qu'il n'y a point d'indice plus clair que l'homme est éloigné du terme, que de s'en croire très proche, parce que, dans le chemin de la vie spirituelle, ceux qui découvrent plus de terre, sont ceux qui se hâtent davantage, excités qu'ils sont par la vue du grand espace qui leur reste a parcourir. Pour cette raison, ils ne font jamais cas de ce qu'ils possèdent, en comparaison de ce qu'ils désirent. Considérez-vous donc dans le miroir de la vie des saints, et de tant de personnes de vertu insigne qui sont encore sur la terre ; vous verrez que vous n'êtes devant elles que comme un nain en présence d'un géant, et vous ne serez pas tenté de présumer de vous-même.

 

Huitième avis

Remède contre la tentation du désir immodéré de savoir.

 

Le premier remède contre la tentation du désir immodéré de savoir et d'étudier, est de considérer combien la vertu est plus excellente que la science, et combien la sagesse divine surpasse la sagesse humaine, afin que l'homme voie par là avec combien plus de cœur il doit travailler et s'exercer à acquérir l'une plutôt que l'autre. Que la science du monde ait toute la gloire et toutes les couronnes qu'elle peut souhaiter ; à la fin, cette gloire et ces couronnes s'en vont avec la vie. Qu'y a-t-il donc de plus misérable que d'acquérir, au prix d'un si grand labeur, ce dont on doit jouir si peu de temps ? Tout ce que tu peux savoir ici-bas n'est rien. Et si tu t'exerces dans l'amour de Dieu, tu iras bientôt le contempler face à face, et en lui tu verras toutes choses. Au jour du jugement, on ne nous demandera pas ce que nous avons lu, mais ce que nous avons fait ; ni si nous avons bien parlé ou prêché, mais si nous avons fait de bonnes actions.

 

Neuvième avis

Remède contre la tentation du zèle indiscret pour l'avancement du prochain.

 

Le principal remède contre la tentation qui nous porte à travailler avec un zèle indiscret au bien des autres, est de nous appliquer de telle sorte à l'avancement du prochain, que cela ne tourne point à notre préjudice ; et de nous occuper de la direction des consciences, de telle sorte, que nous prenions aussi du temps pour la nôtre. Ce temps doit être tel, qu'il suffise pour maintenir continuellement notre cœur dévot et recueilli, parce que c'est là, comme dit l'Apôtre, marcher en esprit, ce qui veut dire que l'homme marche plus en Dieu qu'en lui-même. Et puisque c'est un point qui doit être la racine et le principe de tout notre bien, c'est à nous d'employer toutes nos forces et tout notre travail pour nous tenir dans unetelle union avec Dieu, qu'elle suffise pour conserver toujours notre cœur dans cette sorte de solitude et de dévotion. Or, pour le mettre en cet heureux état, toute sorte de recueillement ne suffit pas ; mais il faut une oraison longue et profonde.

 

CHAPITRE V

 

De quelques avis nécessaires aux personnes qui s’adonnent à l’oraison.

 

Une des choses les plus ardues et les plus difficiles qui se rencontrent dans la vie spirituelle, est de savoir aller à Dieu et de traiter familièrement avec lui. C'est pourquoi, pour marcher dans ce chemin sans s'y égarer, il faut d'abord à l'âme un bon guide ; et il lui faut ensuite quelques avis. C'est ce qui nous détermine à en donner ici quelques-uns avec notre brièveté accoutumée.

 

Premier avis

De la fin que nous devons nous proposer dans tous nos exercices,

et en quoi consiste notre avancement spirituel.

 

Entre ces avis, le premier est relatif à la fin que nous devons nous proposer dans ces exercices.

Pour bien comprendre quelle est cette fin, il faut se rappeler que cette communication avec Dieu étant une chose pleine de douceur et de délices, comme le dit le Sage, il en résulte que plusieurs personnes attirées par la force de cette merveilleuse suavité, qui surpasse tout ce que l'on en peut dire, s'approchent de Dieu et s'adonnent à tous les exercices spirituels, à la lecture des bons livres, à l'oraison, à l'usage des sacrements, à cause du goût extraordinaire qu'elles y trouvent ; de telle sorte que la principale fin qui les porte à ces exercices est le désir de cette merveilleuse suavité. Or, c'est là une très grande erreur, dans laquelle malheureusement l'on voit tomber un grand nombre de personnes. La fin principale de toutes nos œuvres devant être d'aimer Dieu et de chercher Dieu, ces âmes montrent par leur conduite qu'elles s'aiment et se cherchent elles-mêmes plutôt que Dieu, c'est-à-dire qu'elles cherchent leur propre goût et leur contentement, ce qui est la fin que les philosophes se proposaient dans leur contemplation. Cette conduite, comme dit un docteur, est une espèce d'avarice, d'incontinence, et de gourmandise spirituelle, qui n'est pas moins dangereuse que celle des sens.

Ce qui est encore plus grave, c'est que de cette erreur il en suit une autre qui n'est pas moindre, et qui fait que l'homme juge de lui-même et des autres par ces goûts et par ces sentiments, croyant que chacun a plus ou moins de perfection, selon qu'il a plus ou moins de goût de Dieu, ce qui est se tromper de la manière la plus grossière. Or, contre ces deux erreurs, un remède efficace sera cet avis et cette règle générale : Que chacun comprenne bien que la fin de tous ces exercices, et de toute la vie spirituelle, est l'obéissance aux commandements de Dieu, et l'accomplissement de la divine volonté ; et que pour cela, il est nécessaire que la volonté propre, qui lui est si contraire, meure, afin que de cette manière la volonté divine vive et règne en nous.

Mais comme une si grande victoire ne peut se remporter sans de grandes faveurs et de grandes consolations de Dieu, une des fins principales pour lesquelles on doit s'exercer dans l'oraison, est d'obtenir ces faveurs et de sentir ces délices qui nous feront réussir dans cette entreprise. Quand on se conduit de cette manière, et que c'est pour une pareille fin qu'on demande et qu'on recherche les délices de l'oraison, cela est très permis, comme nous l'avons dit plus haut ; et c'est ainsi que David les demandait, quand il disait. « Rendez-moi, Seigneur, la joie de votre salut, et confirmez-moi par votre esprit principal (37). » C'est donc à la lumière de cette vérité que l'homme comprendra la fin qu'il doit se proposer dans ces exercices ; et c'est encore à la lumière de cette vérité qu'il entendra par où il doit estimer et mesurer son avancement et celui des autres : que ce ne doit point être sur les goûts qu'il aura reçus de Dieu, mais sur ce qu'il aura souffert pour l'amour de lui, tant en

(37) Ps. L, 14

 

 

faisant la volonté divine qu'en renonçant à la sienne propre.

Que ce doive être là la fin de toutes nos lectures et de toutes nos oraisons, je n'en veux point d'autre preuve que cette divine oraison contenue dans le psaume Beati immaculati in via. Ce psaume, composé de cent soixante-seize versets, et le plus long du psautier, ne renferme pas un verset qui ne parle de la loi de Dieu, et de l'observation exacte de ses commandements. Le Saint-Esprit a voulu qu'il en fût ainsi, afin que les hommes vissent clairement par là comment toutes leurs oraisons et leurs méditations devaient se rapporter en tout et en partie à cette fin, c'est-à-dire à la garde et à l'accomplissement de la loi de Dieu. Tout ce qui s'écarte de ce principe est un des plus subtils et des plus spécieux artifices de l'ennemi, à l'aide duquel il fait croire aux hommes qu'ils sont quelque chose, n'étant véritablement rien. C'est pourquoi les saints disent très bien que la véritable preuve de l'avancement spirituel de l'homme n'est pas le goût de l'oraison, mais la patience dans la tribulation, le renoncement à soi-même, et l'accomplissement de la loi divine, bien que pour tout cela, l'oraison, ainsi que les goûts et les consolations qui s'y rencontrent, soient d'un très grand secours.

Conformément à cette vérité, que celui qui veut connaître combien il a avancé dans ce chemin spirituel, considère combien il avance chaque jour dans l'humilité intérieure et extérieure ; comment il souffre les injures que les autres lui peuvent faire ; comment il sait excuser les faiblesses d'autrui ; avec quelle affection il va au secours des nécessités du prochain ; comment il est ému de compassion, au lieu de s'indigner des défauts des autres ; comment il sait espérer en Dieu dans le temps de la tribulation ; comment il gouverne sa langue, comment il garde son cœur, comment il tient sa chair domptée avec tous ses appétits et ses sentiments ; comment il sait tirer profit des prospérités et des adversités ; de quelle manière, avec quelle gravité et quelle discrétion, il se conduit en toutes choses ; par-dessus tout, qu'il considère s'il est mort à l'amour de l'honneur, du plaisir et du monde ; qu'il considère jusqu'à quel point il a avancé ou reculé en tout cela : et qu'il se juge là dessus, et non sur ce qu'il sent ou ce qu'il ne sent pas de Dieu. Pour ce sujet, il doit toujours tenir un œil, et le principal, fixé sur la mortification, et l'autre sur l'oraison, parce que cette même mortification ne peut parfaitement s'obtenir sans le secours de l'oraison.

 

Deuxième avis

Nous ne devons pas désirer les faveurs extraordinaires.

 

Que si nous ne devons pas désirer des consolations et des délices spirituelles, pour nous y arrêter uniquement, mais à cause des avantages qu'elles nous procurent, beaucoup moins encore devons-nous désirer des visions, des révélations, des ravissements, et choses semblables, qui peuvent être plus dangereuses pour ceux qui ne sont pas fondés dans l'humilité. Que l'homme ne craigne pas d'être désobéissant à Dieu en ce point : car quand Dieu veut révéler quelque chose, il sait le découvrir par des voies qui triomphent de toutes les résistances de l'homme, et il le lui fait connaître avec une telle évidence, qu'il lui est impossible, quand il le voudrait, de concevoir le moindre doute.

 

Troisième avis

Tenir secrètes les faveurs que nous recevons dans l'oraison.

 

De même, il est très à propos de tenir secrètes les faveurs et les consolations que Notre-Seigneur nous fait dans l'oraison, et de ne nous en ouvrir qu'au maître spirituel qui nous dirige. C'est ce qui fait dire à saint Bernard que l'homme dévot doit avoir ces paroles écrites dans sa cellule : « Mon secret est à moi, mon secret est à moi. Secretum meum mihi, secretum meum mihi. »

 

Quatrième avis

Avec quelle humilité et quel respect nous devons nous comporter envers Dieu.

 

L'homme doit encore être fidèle à se comporter envers Dieu avec la plus grande humilité et le plus grand respect possible. Ainsi, que l'âme, alors même qu'elle reçoit de Pieu les plus grandes faveurs et les plus grandes délices, ne manque jamais de tourner les yeux sur son intérieur, de considérer sa bassesse, de replier ses ailes, et de s'humilier devant une si haute Majesté, comme le faisait saint Augustin, de qui il est dit : qu'il avait appris à se réjouir avec crainte en la présence du Seigneur.

 

Cinquième avis

Outre les exercices quotidiens,

nous devons prendre de temps en temps quelques jours pour la retraite.

 

Nous avons dit plus haut que le serviteur de Dieu doit travailler à avoir ses temps réglés pour s'entretenir avec lui dans l'oraison. Mais indépendamment du temps qu'il consacre chaque jour à ce commerce, il doit à certaines époques se délivrer de toute espèce d'affaires, même de celles qui seraient saintes, pour se livrer entièrement aux exercices spirituels, et pour donner à son âme une nourriture abondante à l'aide de laquelle il puisse réparer ce qui se perd par les défauts de chaque jour, et prendre de nouvelles forces pour passer plus avant. Et, bien que ceci doive se faire en d'autres temps, on doit, néanmoins, le pratiquer plus spécialement aux principales fêtes de l'année, dans les temps de tribulations et de peines, après de longs voyages, et, après avoir été occupé d'affaires qui ont distrait et dissipé le cœur, afin de le faire rentrer dans le recueillement.

 

Sixième avis

De la mesure et de la discrétion dans les exercices spirituels.

 

Il se rencontre des personnes qui ont peu de mesure et de discrétion dans leurs exercices quand elles sont bien avec Dieu, et à qui leur prospérité même devient une occasion de danger. En effet, ces personnes se figurent que cette grâce leur est donnée à pleines mains ; et comme elles trouvent tant de suavité dans la communication avec le Seigneur, elles s'y abandonnent si fort, elles prolongent tellement l'oraison et les veilles, et augmentent de telle sorte les austérités corporelles, que la nature ne pouvant souffrir la continuité d'une si rude charge, vient à tomber par terre avec elle.

Il arrive de là que plusieurs personnes viennent à se gâter l'estomac et la tête, et par suite se rendent inhabiles, non-seulement pour les autres travaux corporels, mais encore pour ces mêmes exercices de l'oraison. C'est pourquoi il convient d'user de beaucoup de mesure et de discrétion dans les exercices de la vie spirituelle, surtout dans les commencements, où les ferveurs et les consolations sont plus grandes, et où l'expérience et la discrétion n'abondent pas, afin de nous accoutumer à marcher de telle sorte, que nous ne demeurions pas au milieu du chemin.

Il y a une autre extrémité contraire à celle-ci, et c'est celle des délicats qui, sous couleur de ménagements, dérobent leur corps au travail et à la souffrance. Cette extrémité, quoique très nuisible pour toute espèce de personnes, l'est cependant beaucoup plus pour ceux qui commencent. Et saint Bernard en donne ainsi la raison : « Il est impossible, dit-il, que celui-là persévère longtemps dans la vie religieuse qui étant novice se ménage déjà, qui ne faisant que de commencer, veut être prudent, et qui, étant encore nouveau et tout jeune, commence à se traiter et à se soigner comme un vieillard. » Il n'est pas facile de juger laquelle de ces deux extrémités est la plus dangereuse. Ce qui est vrai, comme le dit très bien Gerson, c'est que l'indiscrétion est plus incurable, parce que tant que le corps est sain, il y a espérance qu'on pourra apporter remède au mal ; mais lorsqu'il est déjà ruiné par l'indiscrétion, il est bien malaisé de trouver un remède.

 

Septième avis

Qu'avec l'oraison, nous devons faire marcher de front la pratique des vertus.

 

Il y a encore un autre danger dans le chemin de la vie spirituelle, et plus grand peut-être que tous ceux dont j'ai parlé jusqu'ici. Je m'explique. Bien des personnes ayant diverses fois expérimenté la vertu inestimable de l'oraison, et vu par expérience comment tout le concert de la vie spirituelle dépend d'elle, se figurent qu'elle seule est tout, et qu'elle seule suffit pour les mettre en sûreté ; et ainsi elles viennent à oublier la pratique des autres vertus, et à se relâcher en tout le reste. Il arrive de là que comme toutes les autres vertus concourent à affermir cette vertu, dès que le fondement croule, tout l'édifice vient à tomber aussi ; et ainsi, plus l'homme s'efforce d'acquérir cette vertu, moins il y peut réussir.

C'est pourquoi le serviteur de Dieu ne doit point fixer ses regards sur une vertu seule, quelque grande qu'elle soit, mais sur toutes les vertus. Car, comme dans un luth une seule corde, sans le concours de toutes les autres, ne fait point d'harmonie ; ainsi, une seule vertu, sans le concours de toutes les autres, ne suffit point pour faire cette consonance spirituelle. Et comme dans une horloge, s'il y a un seul ressort qui soit embarrassé, tout le reste s'arrête ; ainsi en arrive-t-il dans l'horloge de la vie spirituelle, si une seule vertu vient à manquer.

 

Huitième avis

Qu'il faut considérer les choses de la vie spirituelle non comme une œuvre d'art,

mais comme une œuvre de la grâce.

 

Il convient d'avertir ici que toutes les choses que nous venons de signaler comme favorables à la dévotion, doivent être regardées comme de simples préparatifs par lesquels l'homme se dispose à l'action de la grâce divine, et qu'ainsi, tout en les mettant soigneusement en pratique, il ne doit pas établir en eux sa confiance, mais en Dieu seul. Je dis ceci, parce qu'il y a quelques personnes qui font comme un art de toutes ces règles et de tous ces enseignements. Il leur semble que, de même que celui qui apprend un métier, s'il en garde bien les règles, doit, en vertu de ces règles, devenir promptement un habile ouvrier ; de même aussi, celui qui observera fidèlement ces règles de la vie spirituelle, doit en vertu de cela' acquérir en peu de temps ce qu'il désire. Mais ces personnes ne considèrent pas que c'est là faire un art de la grâce, et attribuer à des règles et à des industries humaines, ce qui est un pur don et une miséricorde du Seigneur.

 

C'est pourquoi il convient de considérer ces affaires de la vie spirituelle, non comme une chose d'art, mais comme une chose de la grâce. En les regardant ainsi, l'homme saura que le principal moyen pour obtenir des dons si précieux, est une profonde humilité et une parfaite connaissance de sa propre misère, avec une confiance entière en la miséricorde de Dieu. De cette vue de la misère et de la miséricorde, naîtront de continuelles larmes et de ferventes oraisons ; et l'homme, entrant ainsi par la porte de l'humilité, obtiendra par l'humilité ce qu'il désire, et le conservera avec humilité, sans se confier d'aucune manière ni en la méthode de ses exercices, ni en quoi que ce soit qui vienne de lui.