CHAPITRE PREMIER

 

LE MONDE DES ESPRITS

 

 

I. - L'existence du monde des esprits.

 

Existe-t-il un monde invisible, composé de ces purs esprits qu'on appelle les anges ? Saint Thomas d'Aquin va nous répondre.

Les anges, dit l'angélique docteur, n'ont pas le caractère d'êtres nécessaires. À la rigueur, Dieu aurait pu se borner à créer l'univers matériel ; et, l'ayant créé, il aurait pu le gouverner et l'administrer par lui-même, sans aucun intermédiaire. La création des anges ne s'imposait pas à Celui qui n'a besoin de personne et dont la vertu remplit tout.

 

La raison ne peut donc démontrer, par un argument rigoureux, l'existence d'un monde angélique ; mais elle peut atteindre dans une certaine mesure au conseil de la sagesse divine qui, organisant l'univers, a déterminé que le monde angélique en formerait une partie intégrante.

Que l'homme se considère lui-même ; il reconnaîtra qu'il est esprit et matière, fondus ensemble dans l'incompréhensible unité d'un même être. En tant qu'être matériel, il n'est pas isolé ; il occupe le rang le plus élevé sur une échelle ascendante qui va de la matière inanimée à la matière vivante. Pourquoi serait-il isolé en tant qu'être spirituel ? Pourquoi n'occuperait-il pas le dernier degré dans une série ascendante d'êtres intelligents et libres qui, du seuil de la création matérielle, graviteraient vers la ressemblance divine ?

 

Que l'homme considère en particulier son intelligence, il constatera qu'elle est en quelque manière embryonnaire. Son acte se produit dans une certaine dépendance de l'imagination et du cerveau ; il ne jaillit pas limpidement de la faculté intellectuelle. Or, ce qui est imparfait suppose l'existence de ce qui est parfait. Au-dessus de notre esprit obscur et tâtonnant, il faut qu'il y ait des esprits vivant en pleine lumière, absolument dégagés de toute condition matérielle, chez lesquels l'acte intellectuel se produise avec toute la perfection qu'il comporte. C'est par ce beau raisonnement que saint Thomas arrive à établir la suprême convenance d'une création d'êtres purement immatériels dans l'ordre général du monde. Et il n'hésite pas à conclure que cette création est requise à la perfection de l'univers.

 

De la sorte l'existence du monde angélique nous apparaît, sinon comme absolument nécessaire, au moins comme souverainement convenable et éminemment harmonique.

Mais cette existence peut aussi être constatée expérimentalement. On peut faire la preuve, historiquement incontestable, qu'à toutes les époques il s'est produit de nombreux faits de manifestations sensibles soit des anges soit des démons (1). Les pages de la vie des saints en sont remplies ; et les histoires profanes fournissent leur contingent à cette classe de phénomènes. Aujourd'hui même le monde des esprits s'impose à tout observateur simplement impartial ; et malheureusement il s'impose plutôt par son côté funeste et ténébreux que par son côté lumineux et salutaire. En dehors de l'intervention d'êtres intelligents et invisibles, comment expliquer les phénomènes troublants du spiritisme, comment expliquer les tables tournantes ? Les esprits en jeu dans ces expériences se déclarent malicieux et pervers ; mais, s'il y a de mauvais esprits, il s'en trouve nécessairement de bons.

 

D'ailleurs la croyance universelle du genre humain vient corroborer ces faits d'observation courante. L'existence d'un monde immatériel enveloppant de toutes parts notre monde matériel et le pénétrant jusque dans ses ressorts intimes ; l'existence des anges, avec la distinction irréductible entre esprits bons et mauvais, est une de ces vérités qu'on nomme traditionnelles, parce qu'elles se trouvent chez tous les peuples et qu'elles remontent à l'antiquité la plus reculée. Le grec, sous les portiques de ses temples, croyait aux demi-dieux, aux génies, aux démons ; le sauvage, dans sa hutte grossière, croit aux esprits.

 

Le chrétien y croit également ; mais en lui la croyance universelle est devenue, grâce à la foi, une certitude. L'existence des anges est affirmée en une multitude d'endroits de l'Écriture Sainte ; bien plus, ils y entrent en scène, comme envoyés de Dieu, à tout instant. Et, s'il restait quelque doute touchant cette vérité, le concile de Latran l'aurait levé en déclarant dans sa profession de foi : Que Dieu au commencement avait fait de rien deux sortes de créatures ; la spirituelle et la corporelle, puis l'homme composé de l'une et de l'autre. Le texte est formel. L'existence du monde des esprits, vérité entrevue par la raison, vérité expérimentale, vérité traditionnelle, est un dogme de foi.

 

 

II. - La nature angélique

 

 

Demandons aux anges, à ces sublimes créatures plus insaisissables que le vent, plus fulgurantes que l'éclair, de poser un instant devant nous, afin que nous puissions surprendre et fixer quelque chose de leur éblouissante physionomie.

 

Il y a trois sortes d'esprits : l'esprit humain, l'esprit angélique et l'esprit divin créateur de toutes choses. Ces esprits se meuvent en trois sphères qu'on peut appeler concentriques. La première sphère, celle dont le rayon est le plus court, est la sphère de l'intelligence humaine. La seconde, enveloppant la première, plus haute sans comparaison et plus large, est celle qu'habite et remplit la nature angélique. Enfin, la troisième, contenant les deux autres et de dimensions infinies, est la sphère d'inaccessible lumière qui est le lieu propre de Dieu-Créateur, de la très sainte et adorable Trinité.

Or, la connaissance de l'homme est, par elle-même, bornée à la sphère qu'il habite. Il a pour son domaine propre les choses humaines. Non pas qu'il ne puisse s'élever au delà parle raisonnement ; mais il ne saurait avoir la vue claire et distincte du monde des esprits. Quand il cherche à s'en faire une idée, les images des choses sensibles viennent s'interposer entre l'œil de son âme et ces objets purement spirituels ; et il ne les distingue que très confusément, comme on pourrait saisir des objets placés dans un très grand éloignement à travers un milieu peu diaphane. En un mot, pour connaître Dieu parfaitement, il faudrait être Dieu lui-même ; pour connaître parfaitement les anges, il faudrait être un ange. L'homme qui essaie de pénétrer les secrets de la nature angélique, restera toujours au-dessous de la vérité. Il sera comme l'astronome qui explore les espaces de lumière où se meuvent les astres. Peut-il se flatter d'en avoir une connaissance absolument exacte ? Aucunement. Et pourtant ses contemplations sont-elles stériles, ses observations inutiles ? On aurait grand tort de le penser.

 

De même, malgré l'imperfection qui, d'avance, frappe nos investigations au sujet des anges, elles ne sont pas sans fruit ni sans douceur. Tout en réduisant l'ange à une taille presque humaine, nous découvrons en lui le reflet d'une idéale beauté, qui descend directement de Dieu, de Celui que saint Grégoire de Nazianze appelle la première Lumière, la première Splendeur. « Les Anges, dit ce saint, sont comme un écoulement et un petit ruisseau de la première Lumière ; ce sont les secondes splendeurs au service de la première Splendeur. »

 

L'ange est un pur esprit, voilà sa définition.

Il ne se compose pas comme nous de deux substances, associées ensemble en unité de nature. Dieu n'a pas fait en lui, suivant l'expression si énergique de saint Grégoire le Grand, une mixture inexplicable d'esprit et de boue : investigabili dispositione miscuit spiritum et lutum. S'il n'a pas un corps matériel et pesant, il n'a, pas davantage un corps subtil et aérien, un corps fluidiforme et impondérable. C'est une substance spirituelle pure, qui n'admet aucun mélange de l'élément corporel, même le plus impalpable.

Quelques anciens Pères ont pensé que l'ange avait un corps, mais bien entendu un corps fluide et lumineux. Peut-être leurs expressions ont-elles été prises trop à la lettre. Ils semblent jaloux de réserver à Dieu, à Dieu seul, la qualification d'esprit pur. Pour eux, tout ce qui est borné, limité, est, par cela même, corporel. Quoi qu'il en soit, sur une question où saint Augustin avec son insigne modestie s'était récusé, la doctrine catholique s'est précisée dans la suite des âges ; aujourd’hui, elle n'admet plus d'hésitations : l'ange n'a rien de corporel, c'est un pur esprit.

 

Mais c'est un esprit créé, c'est-à-dire infiniment distant de ce pur Esprit qui est l'Esprit créateur. Esprit créateur, esprit créé, il y a entre ces deux termes une différence telle qu'on ne peut l'expliquer que par celle qui existe entre un être vivant et une image inanimée. Si par sa qualité d'esprit pur l'ange se rapproche de Dieu, par sa qualité d'esprit créé il se rapproche de nous, et il se tient tout près de nous, alors que la distance qui le sépare de Dieu est incommensurable.

Esprit pur, esprit créé, ainsi se présente donc à nos méditations la nature angélique.

 

En tant que pur esprit, elle s'offre à nous avec un caractère d'unité, de simplicité, de fixité, et, en même temps, avec des qualités de simplicité, de clairvoyance, de vigueur et d'énergie. – Elle est comme le diamant, perméable à la lumière, et en même temps intraitable à l'acier et à tout dissolvant ; car, là où il n'y a pas composition de substance, il n'y a pas de dissolution possible. Elle est comparée fort à propos au feu le plus subtil, qui pénètre partout, et auquel rien ne résiste. Elle est plus prompte que l'esprit des tempêtes, que l'électricité elle-même, et pour elle les distances, ne comptent pas. Elle est tout yeux, comme ces animaux mystérieux sous le symbole desquels le prophète Ézéchiel nous représente les messagers divins. Elle peut, d'un clin d'œil, mettre en mouvement le ciel et la terre, comme il appert de plusieurs passages de l'Apocalypse. Toutes ces propriétés merveilleuses sont les conséquences de la spiritualité de cette nature.

 

En tant qu'esprit créé, elle se présente à nous comme essentiellement bornée et limitée : bornée dans son essence, bornée dans sa puissance, bornée dans le champ de ses opérations. Nous essaierons plus loin, autant qu'il est possible de déterminer ces limites, dans lesquelles se déploie la splendide énergie des anges. Pour le moment étudions leurs facultés.

 

 

III. - Les facultés des Anges

 

 

On nomme puissances ou facultés de l'âme l'intelligence et la volonté. Ce sont, ainsi qu'on l'a très bien dit, comme deux ailes qui la transportent dans les régions supérieures. L'esprit angélique est pourvu de ces deux ailes, il n'en saurait être autrement, car elles sont le complément nécessaire de tout être spirituel. En lui, elles sont d'autant plus puissantes et plus rapides qu'il est esprit pur. Entre l'intelligence et la volonté humaines, et l'intelligence et la volonté angéliques, il y a la même différence qu'entre l'aile repliée de l'insecte et l'envergure des grands aigles.

Notre connaissance des anges n'étant possible que par voie de comparaison avec nous-mêmes, nous allons étudier l'intelligence humaine, nous en reconnaîtrons les côtés imparfaits, et, comprenant que ces imperfections nous sont propres, nous les écarterons de l'idée qu'il faut se faire de l'intelligence angélique dont nous, arriverons ainsi à concevoir quelque peu la clairvoyance, la sûreté et la pénétration.

 

L'esprit humain dans l'enfance est totalement endormi ; il s'éveille, frappé par les images des choses sensibles ; et, au commencement, il n'est accessible qu'aux impressions matérielles du plaisir et de la douleur. Enfin la raison se révèle : l'homme prend conscience de lui-même, il acquiert l'idée d'un bien qui n'est pas le plaisir, d'un mal qui n'est pas la douleur ; il passe à l'état d'être moral. Puis son intelligence s'ouvre peu à peu, il cherche à pénétrer la vérité sur  toutes choses ; aidé par l'enseignement social, il conçoit clairement que, par delà le monde matériel, il y a un monde ouvert à la seule pensée ; et ce monde, il s'efforce de le pénétrer, il en fait son domaine. Que cette formation est longue ! Que ces investigations sont sujettes à erreur ! Et, même dans les conceptions qu'il acquiert si laborieusement des choses spirituelles, l'homme traîne toujours avec lui quelque chose de sensible dont il ne peut se débarrasser. Attaché à un corps, sa pensée a besoin de prendre un point d'appui dans le monde sensible pour s'élancer dans le monde intellectuel.

 

Ces multiples imperfections n'existent pas dans l'intelligence angélique.

Pur esprit, l'ange ne connaît pas cette léthargie de l'esprit assoupi dans un corps. Son intelligence jamais n'a sommeillé, et jamais ne sommeille : du premier moment de son existence, elle a produit son acte, elle s'est jouée dans les splendeurs du monde intellectuel qui était son propre élément.

Il n'y a pas eu dans les esprits angéliques de formation intellectuelle. Dieu leur a donné, conjointement avec la nature, les idées mères de toute science. Et il a suffi à l'ange d'un coup d'œil pour prendre possession du domaine de science offert à sa pénétration, comme il suffit d'un coup d'œil à l'homme placé sur une éminence pour embrasser un immense horizon.

Ce n'est pas à dire que la science de l'ange ne soit .pas susceptible d'augmentation ; mais elle s'étend sans peine, sans effort, aux objets qui lui sont présentés, et qui entrent dans le champ de son rayon visuel.

Saint Thomas ne craint pas d'affirmer que, prise en elle-même et relativement à son objet naturel, cette science est à l'abri de toute erreur ; car d'un seul coup elle atteint un objet dans son fond, et elle l'embrasse dans toutes ses qualités. Elle ne procède pas en effet par des raisonnements laborieux, mais par une intuition sûre d'elle-même. Là où l'esprit angélique pouvait errer, c'était par rapport aux choses surnaturelles et divines qui ne sont plus de sa sphère.

Enfin la science des anges est une science pure, c'est-à-dire exempte de toute image sensible qui ne pourrait qu'affaiblir la pureté et la vigueur du rayon intellectuel. L'ange connaît tout spirituellement, même les choses matérielles ; au lieu que l'homme connaît tout matériellement, même les choses spirituelles. La différence est grande, on le voit.

Elle est si grande que saint Thomas met une plus large distance entre la connaissance d'un ange et celle de l'homme le plus savant, qu'entre la connaissance de l'homme le plus savant et celle du plus ignorant. Ainsi rapprochez ces trois termes : un ange, un saint Thomas, un illettré. L'ange sera à un degré incomparablement plus élevé au-dessus de saint Thomas, que saint Thomas au-dessus de l'illettré. Peut-on donner une meilleure idée de la transcendance de la science angélique ?

 

Ô saints anges, aigles sublimes des montagnes éternelles, qui vous baignez dans les splendeurs émanées du Verbe, il est pourtant un don préférable à toute votre science, et ce don est accordé aux hommes comme à vous : c'est la charité.

 

Considérons maintenant la volonté angélique. – La volonté suit l'intelligence, et entraîne l'esprit vers l'objet dont la beauté lui est révélée. L'intelligence humaine étant souvent tâtonnante, la volonté humaine est hésitante ; on la voit s'attacher à un objet, puis elle le quitte ; elle est libre, mais sa liberté est entravée, diminuée par l'impulsion des passions, qui naissent de l'appétit sensuel.

Si, comme on l'a vu, l'intelligence angélique diffère de l'intelligence humaine par la promptitude et la sûreté de ses conceptions, la volonté des anges diffère de la nôtre par l'énergie et l'inébranlable ténacité de ses résolutions.

L'ange est incontestablement libre ; et sa liberté est plus dégagée que la nôtre, n'étant accessible qu'à l'attrait des biens immatériels ; elle n'éprouve pas ces tiraillements, ces fluctuations, qui résultent des tendances opposées qui naissent dans l'esprit et dans la chair.

Étant libre et supérieurement libre, l'ange se détermine de lui-même à tel ou tel but. Mais il s'y détermine avec une puissance de volonté si absolue que sa détermination devient aussitôt irrévocable.

L'ange d'ailleurs n'est aucunement impeccable. C'est un privilège de la nature divine de ne pouvoir déchoir. Tout être créé peut tomber en s'éloignant de son créateur, comme il peut avec la grâce se perfectionner en se rapprochant de lui.

Ces notions étaient nécessaires pour éclaircir notre sujet. Nous allons aborder bientôt le grand drame primitif de la chute des anges. Mais auparavant contemplons-les dans les splendeurs de leur création.

 

 

IV. - La Création des Anges

 

 

La création des anges a eu lieu au commencement, c'est-à-dire à ce moment primordial où Dieu, sortant de son repos éternel, a fait acte de créateur.

Elle a vraisemblablement coïncidé avec la création de la matière chaotique, des premiers éléments du monde. C'est ce que nous donne à entendre le saint Concile de Latran. Quel contraste entre la matière informe, sans consistance, et le monde angélique parfait de prime abord, éclatant de lumière, rayonnant de beauté !

Habitués que nous sommes aux pénibles éclosions, aux lentes formations, nous ne pouvons concevoir ce que fut cette production instantanée de myriades d'esprits que le rayon divin remplissait en les créant, et qui, dès leur apparition, formèrent un chœur immense à la louange du Dieu éternel.

Ces magnifiques créatures étaient pourvues de toute la perfection que leur nature comporte. Elles avaient la jouissance innée de leurs facultés puissantes. Elles se connurent les unes les autres par une pénétration réciproque. Elles connurent Dieu, non pas dans l'impénétrable mystère de son essence, mais dans ses glorieuses qualités d'esprit créateur et immortel. Leurs regards percèrent le voile de la création matérielle, et en saisirent, dans le rayon divin qui la porte et qui la féconde, les lois ordonnatrices et les proportions pleines de sagesse. En un mot rien n'échappa au coup d'œil de ces esprits ; et un instant leur suffit pour prendre possession du monde intellectuel qui était leur élément.

 

En même temps leur volonté éprouva un élan également magnifique Elle tressaillit en Dieu par le mouvement même qui la portait vers le bonheur. Elle l'adora en lui-même et dans ses ouvrages. Ce premier élan était une suite de l'acte créateur ; il fut bon, mais non méritoire ; car il résultait de l'impulsion de Dieu créateur et non d'une détermination libre de la créature.

C'eût été peu de chose pour l'ange d'être créé dans la perfection de ses facultés naturelles, s'il n'eût été élevé à l'état de grâce. Le créateur daigna donner ce cachet de perfection suprême au premier et au plus bel ouvrage de ses mains. « D'un même coup, dit saint Augustin, la nature fut créée et la grâce répandue dans les esprits angéliques. » Ils étaient faits pour une béatitude surnaturelle : dès le premier moment de leur existence, ils furent mis en voie de parvenir à cette béatitude, qui consiste en la vision intuitive de Dieu. Si cette vision est au-dessus des facultés naturelles de l'homme, elle n'est pas moins au-dessus des facultés naturelles de l'ange. Pas plus que l'homme, il ne pouvait franchir le voile où Dieu se cache que par le mouvement surnaturel de la grâce. Il lui fallait, ainsi qu'à nous, les vertus gratuites de foi, d'espérance et de charité, sans lesquelles aucune créature ne peut aspirer et prétendre à la gloire du ciel.

Dieu donna donc aux esprits angéliques, en les créant, la grâce ; il leur donna les vertus surnaturelles qui en sont la résultante nécessaire. Il déposa en eux cette semence de gloire et de béatitude. Il les mit en relation d'amitié avec lui-même. Ce que fut l'infusion de la grâce en ces purs esprits, il est impossible même de le concevoir. Ne trouvant en eux aucun obstacle, pénétrant librement en ces natures diaphanes, elle se répandit du centre de leur être dans leurs nobles facultés comme un fleuve de splendeurs. Se référant à cette infusion de vie surnaturelle, saint Augustin a dit des anges cette belle parole : Aussitôt faits, ils furent faits lumière, ut facti sunt, lux facti sunt. Car la première Lumière s'était épanchée en ces esprits comme l'éclat du soleil dans un diamant, elle en avait fait autant de foyers de lumière.

Ils ne jouissaient pas de la vision de Dieu ; mais ils étaient comme plongés dans l'ombre lumineuse où il se cache ; ils le connaissaient par la foi, dans le mystère de la Trinité des Personnes, avec une clairvoyance que sous n'avons pas. Ils ne possédaient pas Dieu ; et toutefois Dieu siégeait en eux comme sur le trône du haut duquel il présidait au reste de la création.

 

Ils n’étaient pas encore dans ce ciel définitif qui est le lieu propre de la vision divine et le séjour des bienheureux ; mais ils étaient dans un paradis spirituel qui en est le vestibule. C'est dans les délices de ce paradis que le prophète nous peint Lucifer avant son péché. « Tu étais le sceau de la ressemblance de Dieu, tu étais plein de sagesse et parfait en beauté ; tu te trouvais dans les délices du paradis de Dieu ; ton vêtement était enrichi de toute sorte de pierres précieuses. Tu étais comme un chérubin qui étend ses ailes pour couvrir le propitiatoire, je t'avais établi sur la montagne sainte, tu marchais au milieu des pierres précieuses éclatantes comme le feu ! Tu étais parfait en tes voies depuis le jour de ta création, jusqu'à ce que l'iniquité fût trouvée en toi. » (Ezech., XXVIII, 12)

Comment l'iniquité put-elle trouver place en ces créatures si comblées des bienfaits de Dieu ? Nous allons le montrer.

 

 

V. - Le Grand Combat dans le ciel.

 

 

« Il se fit un grand combat dans le ciel ; Michel et ses anges, combattaient avec le dragon, et le dragon Iuttait lui et ses anges. Et ils ne prévalurent pas, et il n'y eut plus de place pour eux dans le ciel. Et le grand dragon fut projeté à terre, lui l'ancien serpent que l'on nomme le diable, lui Satan qui séduit le monde entier, et ses anges furent précipités avec lui. » (Ap. XII, 7-10)

Encore que ce passage puisse s'interpréter de la lutte incessante qui existe entre les démons et les saints anges, il s'entend fort bien du grand combat qui se déclara au commencement entre les anges fidèles et les anges rebelles, et à la suite duquel ceux-ci furent précipités du ciel à tout jamais et jetés dans les abîmes de l'enfer.

 

La foi, en effet, nous enseigne que peu après leur création il y eut division profonde entre les anges, les uns se révoltant contre Dieu, les autres s'inclinant sous sa main avec amour : ces attitudes opposées, ces mouvements en sens contraire prirent la forme d'un vrai combat, chaque parti cherchant à faire prévaloir son sentiment et à entraîner le plus d'adhérents possible ; mais le bon parti l'emporta et par le nombre des combattants et par la puissance de son élan, et le parti adverse se trouva exclu du ciel.

Comment un courant mauvais se détermina-t-il parmi les anges, ces pures, ces sublimes créatures ? La saine théologie va nous l'expliquer.

Tous les anges, nous l'avons dit, furent créés parfaits suivant la nature, et ornés d'une grâce qui les portait vers Dieu par un mouvement suave et fort. « Dieu, dit saint Augustin, leur avait donné une volonté droite, pour qu'ils s'attachassent à lui d'un amour chaste. » Ils n'avaient qu'à suivre par une libre détermination de leur volonté le mouvement de la grâce qui les sollicitait ; et ils entraient en possession de Dieu vu et contemplé face à face, ils touchaient d'emblée au terme de la céleste béatitude.

 

Dans le moment initial de leur existence, ils tressaillirent tous en Dieu leur créateur. « Où étais-tu, demande le Seigneur à Job, quand les astres du matin chantaient mes louanges de concert, quand tous les fils de Dieu étaient dans la jubilation ? » (Job, XXXVIII, 7) Ces astres du matin, ces fils de Dieu, c'étaient les anges dans le tressaillement de leur splendide nature qui sortait des mains de Dieu, toute pure et toute virginale.

Ce tressaillement, nous l'avons expliqué, n'emportait aucun mérite. Il précédait toute détermination libre. Il était une résultante et comme la contrepartie de l'impulsion créatrice.

Il ne se prolongea qu'un moment, mais un moment d'une durée tout autre que les fugitifs instants qui mesurent notre existence ici-bas. Toute l'éternité de Dieu tient dans un seul moment qui ne passe pas. Chaque moment de la vie des anges est une durée qui peut équivaloir à des siècles. Il faut bien que ce moment se soit prolongé, puisque l'ange rebelle est dit « s'être promené parmi les pierres précieuses étincelantes comme le feu, jusqu'à ce que l'iniquité ait été trouvée en lui. »

 

Ce moment passa ; les anges, après ce tressaillement initial, rentrèrent en eux-mêmes et prirent possession d'eux-mêmes. Ils furent mis en demeure d'agir en créatures libres, et de déterminer un but à leur existence. Ils n'étaient pas sollicités, comme nous le sommes, par l'attrait des biens inférieurs, mais ils se trouvaient en présence d'un double objet : d'un côté Dieu dont la beauté les attirait puissamment, de l'autre leur propre nature dont la beauté avait de quoi les séduire. Se complaire en Dieu, ou se complaire en eux-mêmes ; chercher en Dieu leur félicité suprême, ou vouloir la trouver en eux-mêmes : tels étaient les deux termes entre lesquels la volonté libre des anges devait se prononcer et choisir.

 

Leur choix pouvait-il être douteux ? Ne comprirent-ils pas, ces purs esprits, que la vérité, que l'ordre, c'était pour eux de s'offrir eux-mêmes en holocauste à la Beauté incréée ; de reconnaître qu'ils n'étaient rien au regard de Celui qui est tout ; et, se dégageant des charmes trompeurs de la créature, de s'élancer en Dieu par un mouvement puissant ; en un mot de placer en lui, et en lui seul, leur fin dernière et leur suprême félicité ? Sans doute, avec leur lumineuse intelligence, ils comprirent que leur devoir imprescriptible était de préférer Dieu à eux-mêmes ; mais plusieurs, enivrés par une vaine complaisance, ne s'y rangèrent pas.

C'est alors qu'il se produisit dans le ciel une mission malheureuse qu'on peut d'après les lumières de la sainte Écriture se représenter ainsi. Dans le silence solennel qui suivit les premières jubilations des anges, du haut d'une des hiérarchies supérieures partit un cri de révolte qui troubla les sereines profondeurs du ciel. C'était Lucifer qui s'écriait : Je placerai mon trône au-dessus des astres de Dieu, je serai semblable au Très-Haut. (Is., XIV, 13.) À ce cri répondit un écho formidable. Une partie, quoique la plus faible, des anges le répéta. Le mal était entré dans le monde par la volonté dépravée de la créature.

Mais, au même instant, un autre cri s'éleva, poussé par le glorieux saint Michel : Qui est comme Dieu ? Qui est semblable à Dieu ? Cri de triomphante obéissance, cri de protestation victorieuse. Il domina la clameur de Lucifer et des révoltés ; il rallia les cohortes fidèles des bons anges qui le redirent avec un applaudissement immense.

Lucifer s'était flatté d'entraîner tous les anges dans sa rébellion, pour se constituer comme le Dieu du monde angélique. À la protestation de saint Michel, il se sentit abattu, l'aveuglement le gagna. Il ne put supporter la lumière vengeresse qui rayonnait du sein des légions fidèles. Il tomba renversé et comme anéanti par cette lumière. « Il n'y eut plus de place pour lui dans le ciel. » Et s'il eut un empire, l'infortuné devenu incapable d'aimer, ce fut l'aquilon, la région froide et ténébreuse, en un mot l'empire du mal.

 

Ainsi commença, pour le monde angélique, la distinction des deux cités opposées, Babylone et Jérusalem. « Deux amours, dit saint Augustin, ont fait les deux cités : l'une, Jérusalem, l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi ; l'autre, Babylone, l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu. » Les anges fidèles avaient aimé Dieu jusqu'à se mépriser eux-mêmes : les anges rebelles s'étaient aimés eux-mêmes jusqu'à mépriser Dieu (2)

Voyons quelles ont été les conséquences de ce double choix.

 

 

VI. - La lumière et les ténèbres spirituelles

 

 

Ces conséquences, saint Augustin va nous les dire : « Les saints anges, se tournant vers le Verbe, devinrent lumière ; les mauvais anges, demeurant en eux-mêmes, devinrent nuit. » Et comme le jour et la nuit ne peuvent coexister ensemble, comme la lumière et les ténèbres ne peuvent subsister à la même place, il y eut division, et division irrévocable entre cette lumière spirituelle et ces ténèbres spirituelles. La lumière spirituelle, à savoir les bons anges, monta au foyer de la pure Lumière qui est Dieu ; les ténèbres spirituelles, à savoir les mauvais anges, furent refoulées dans les régions inférieures. Expliquons-nous sans figure.

 

Nous avons dit que les anges furent créés dans une sorte de paradis de délices. De ce paradis, les bons anges furent immédiatement introduits dans le ciel supérieur où l'on voit Dieu ; les mauvais anges furent immédiatement précipités dans les abîmes de l'enfer.

Par leur acte de soumission, les premiers méritèrent la possession de Dieu contemplé face à face ; par leur acte de rébellion, les seconds méritèrent cette exclusion éternelle de Dieu qu'on nomme la damnation.

Un seul acte bon mit les premiers en jouissance de la suprême béatitude ; un seul acte mauvais plongea les seconds dans la réprobation avec son cortège de maux interminables.

Et ce fut prompt comme un éclair. « Je voyais, dit Notre-Seigneur, Satan tomber du ciel comme un éclair. » (Luc., 10, 18)

L'esprit reste stupéfait devant cette punition effrayante, aussi prompte que la pensée orgueilleuse qui la provoqua, et qui ne laissa pas de place au repentir. Elle nous montre avec évidence que Dieu ne doit rien aux pécheurs que la justice, qu'il n'est aucunement obligé de leur donner le temps de la pénitence et du pardon, que s'il daigne l'octroyer aux pauvres créatures humaines, c'est par une pure et gratuite bonté.

Le caractère instantané et irrévocable de cette punition vengeresse peut aussi s'expliquer par ce que nous avons dit de la nature angélique. L'intelligence des anges n'a pas les tâtonnements de la raison humaine, elle va d'un seul coup jusqu'au fond des choses. Leur volonté n'a pas les hésitations de la nôtre ; elle s'attache tout entière à un but avec une indomptable énergie et une irrévocable ténacité. Grâce à cette pénétration intellectuelle, à cette puissance de volonté, les anges ont pu jeter toute leur vie dans un seul acte qui a déterminé et arrêté sans retour possible leur éternelle destinée, soit bienheureuse, soit malheureuse.

Dans leur cri de soumission à Dieu, les bons anges ont mis toute leur intelligence, tout leur libre arbitre, toutes leurs facultés magnifiques, toute leur énergie incomparable, tout leur être, en un mot, qui s'est trouvé fixé irrévocablement au bien et à Dieu. De même les mauvais anges ont jeté dans leur cri de révolte toute leur belle nature dévoyée avec sa vigueur native, et dès lors elle se trouva scellée pour jamais au mal qu'elle avait librement choisi.

Des deux côtés, l'acte fut définitif : étant définitif, il eut pour effet bien compréhensible d'ouvrir aux uns la porte du ciel, aux autres la porte de l'enfer.

Il n'y eut donc en résumé que trois moments dans la vie des anges ; un premier moment qui fut celui de leur création et aussi de leurs transports instinctifs, de leurs jubilations de louanges ; un second, durant lequel, prenant possession d'eux-mêmes, ils fixèrent librement un choix qui fut définitif ; enfin un troisième, qui marqua leur éternelle récompense ou leur éternel châtiment. Le premier moment eut, nous l'avons dit, une durée qu'il ne faut pas calculer humainement ; le second ne saurait être non plus regardé comme absolument instantané, cette prise de possession d'eux-mêmes, cette réflexion profonde, cet élan vigoureux vers un but, se fondirent ensemble dans une durée morale qu'on ne peut évaluer ; quant au troisième moment, il dure et durera toujours.

 

Le païen Aristote a émis quelque part une pensée que saint Thomas a consignée dans sa Somme, et qui nous a toujours émerveillé. « Il est, dit-il, des êtres qui atteignent leur fin par plusieurs mouvements successifs. » Ce sont les créatures humaines qui généralement n'arrivent au bonheur suprême du ciel que par des actes de vertu multipliés. « Il en est d'autres, continue ce philosophe, qui atteignent leur fin par des mouvements très simples et en très petit nombre. » Ce sont les anges qui ont mérité leur béatitude finale par un seul acte de vertu contenant la quintessence de tous les actes possibles. « Enfin, conclut-il, il est un Être qui possède sa fin sans aucun mouvement. » Cet Être, on le comprend, c'est Dieu qui trouve son bonheur en lui-même et qui n'a pas à le chercher hors de lui.

Heureux anges qui d'un trait sont parvenus à Dieu comme la flèche qui touche droit au but, comme l'oiseau des cimes qui d'un large coup d'aile revient au gîte !

Mais que la douceur de Dieu est grande et adorable à l'endroit des pauvres créatures humaines, dont il affecte de ne pas voir les péchés, dissimulans peccata, qu'il soutient, qu'il supporte même alors qu'elles font effort pour le déchirer, qu'il amène en un mot si patiemment à la pénitence, benignitas Dei ad pœnitentiam te adducit, dont la conversion cause au ciel une si grande joie qu'elle semble éclipser tout autre motif d'allégresse parmi les chœurs des anges !

 

Voilà donc une scission irrévocable produite dans les armées angéliques : d'un côté les bons anges, unis à Dieu dans la possession de l'éternelle béatitude ; de l'autre les mauvais anges ou démons, séparés à tout jamais de Dieu, et plongés dans les abîmes de l'enfer.

Mais, dans les desseins de Dieu régulateur suprême, ni les uns ni les autres ne restent étrangers aux choses d'ici-bas. Il s'agit de déterminer quelle est la mesure de leur ingérence. La question est très complexe. Pour l'élucider, il est à propos d'étudier préalablement quel est le mode d'action des esprits sur le monde corporel. C'est l'objet du chapitre suivant.

 

 

 

(1) Nous avons essayé de mettre cette preuve en lumière dans deux opuscules : La réalité des apparitions démoniaques, La réalité des apparitions angéliques, publiés chez P. Téqui, libraire-éditeur, rue de Tournon, 29.

(2) Nous n'avons pas épuisé la question théologique du péché des anges. Les anges rebelles voulurent-ils devenir ce que Dieu est par essence ? Non, c'eût été une folie. Ils prétendirent, nous dit saint Thomas, se passer de la béatitude surnaturelle que Dieu leur offrait, pour chercher en eux-mêmes et par leurs propres forces une béatitude naturelle ; ils firent en un mot mépris de la grâce de Dieu et affectèrent de vouloir s'en passer. Leur péché fut un péché de naturalisme. – Scot appelle le péché des anges une luxure spirituelle, en ce sens qu'ils se complurent en eux-mêmes, allant jusqu'à souhaiter, s'il eût été possible, de supprimer Dieu pour prendre sa place.