LA DÉVOTION
AUX NEUF CHURS DES SAINTS ANGES
PREMIER TRAITÉ
*
PREMIER MOTIF
Les perfections admirables de ces sublimes intelligences
Les excellences des anges sont comme un océan sans fond, et d'une étendue presque immense. Nous l'avons déjà dit, c'est un abîme où il faut que l'esprit se perde. Les âmes éclairées connaissent bien que ce qu'elles en disent est bien éloigné de ce qu'elles en pensent, et ce qu'elles en pensent de ce qu'ils sont ; car il est vrai que leurs grandeurs surpassent toutes les pensées des hommes, aussi bien que leurs paroles. La nature angélique est un monde tout entier de perfections ; et lorsqu'on y ajoute l'état de la grâce et de la gloire, elle est tout à fait admirable. C'est une chose bien assurée, que la nature de l'homme, quelque parfaite qu'elle soit, est au-dessous des anges, puisque la divine parole nous l'apprend ; mais un grave théologien a enseigné, ce qui à la vérité n'est pas l'opinion commune, que le dernier des anges, dans l'état de la gloire, est au-dessus du plus grand des saints ; et c'est dans ce sens qu'il expliquait les paroles de l'Écriture, qui disent que celui qui est le dernier dans le royaume des cieux est plus grand que Jean-Baptiste. Mais outre l'incomparable Mère de Dieu, qui, sans aucun doute, est élevée au-dessus du chur des anges, il exceptait le glorieux saint Joseph, à raison qu'il a été dans un autre ordre que le reste des saints, par la part extraordinaire qu'il a eue à l'union hypostatique, ayant possédé la qualité d'époux de la Mère de Dieu, celle de père putatif de ce Dieu-Homme, et en quelque manière la qualité de sauveur du Sauveur.
Au moins est-il très vrai que les anges sont des substances spirituelles, incorruptibles de leur nature, parfaitement dégagées de la matière et entièrement libres de toutes ces misères qui nous environnent de toutes parts. Ce sont des esprits tout de clarté : ils connaissent toute la nature ; et ce qu'il y a eu de plus caché aux plus grands esprits qui aient jamais été leur est parfaitement connu, et ils connaissent les choses sans aucune difficulté, et des choses innombrables en même temps, et en un moment, sans aucun doute ni obscurité. Ils ne se servent pas de discours comme les hommes, et ne comprennent pas ce qu'ils savent, comme nous, en raisonnant d'une chose à l'autre ; à la première vue qu'ils en ont, ils l'entendent : c'est pourquoi on les appelle par excellence des intelligences. L'Écriture leur donne un vêtement éclatant et de feu, pour nous marquer leurs lumières ; elle leur donne dans l'Apocalypse un habit semblable à celui des anciens pontifes, pour nous faire savoir que les plus saints mystères de la religion leur sont révélés ; enfin elle nous les représente couverts de nues, pour nous apprendre que leurs lumières sont trop brillantes pour pouvoir être supportées par nos esprits ; on ne les peut considérer que voilées ; les vues des hommes ne sont pas assez fortes pour les envisager. Les plus savants hommes du monde ne sont que des enfants, comparés à ces pures intelligences.
Leur puissance est aussi incroyable. Un seul ange pourrait défaire des millions d'hommes mis en bataille, et tous les hommes du monde ensemble ; il pourrait faire des changements merveilleux aux éléments, aux villes, aux provinces et aux royaumes. Les anges peuvent faire souffler les vents, tomber la pluie, gronder les tonnerres, exciter des tempêtes, des tremblements de terre, arrêter les fleuves, donner l'abondance ou la famine, guérir de toutes sortes de maladies ou en donner d'incurables, former des corps, et quantité d'autres merveilles dont les hommes ignorent les causes, et tout cela presque en un moment. On les peint avec des ailes pour marquer leur vitesse qui surpasse celle des cieux et des vents ; en un instant, ils passent d'un bout du monde à l'autre bout, étant ainsi partout, comme parle Tertullien.
Mais leurs beautés sont tout à fait ravissantes ; les plus charmantes de la terre ne sont que de vilaines laideurs, comparées à ces beautés célestes. Les anges ne sont que beauté, et le moindre de tous est plus beau que toutes les beautés du monde mises ensemble. Ici l'esprit se perd dans la pensée d'une infinité de beautés qui se rencontrent parmi ces churs angéliques ; car si tous les anges sont différents en espèce, et par conséquent de différente beauté, et que le plus petit en ait plus que toutes les autres créatures de la terre ; que, d'autre part, leur nombre soit comme infini, ne pouvant être compté des hommes, mais de Dieu seul ; ô mon Dieu, que de beautés en la sainte Sion ! Mais jusqu'où doit arriver celle des premiers esprits de cette glorieuse cité ? On rapporte ordinairement sur ce sujet le sentiment de saint Anselme, qui, pour nous donner quelque idée de ces vérités par quelque chose qui tombe sous les sens, dit que, si Dieu mettait un ange à la place du soleil, et qu'il l'environnât d'autant de soleils qu'il y a d'étoiles, et qu'il permît à cet esprit bienheureux de faire écouler dans un corps emprunté quelque rayon de ses lumières, il éclipserait toutes les clartés de ces soleils et les rendrait invisibles à nos yeux. Un savant homme a estimé que le soleil même, qui éclaire cet univers, n'a point d'autre lumière que celle qu'il reçoit de l'ange qui le meut et le tourne ; car, disait-il, quoique l'ange n'informe pas cet astre et ne lui soit qu'une forme assistante, il peut bien lui communiquer toutes ses clartés, comme le sang du corps humain, dans l'opinion de ceux qui pensent qu'il ne soit pas animé, ne laisse pas de recevoir de l'âme un certain éclat, qu'il perd lorsqu'elle est séparée du corps.
Enfin tout est charmant dans ces aimables esprits. Un ange paraît à saint François, et, pour le récréer, touche un instrument de musique ; il ne le toucha qu'une fois, mais il le fit si mélodieusement que ce saint assurait qu'il eût fallu mourir de douceur s'il eût redoublé. Cet oiseau miraculeux, dont le chant occupa autrefois si agréablement un religieux serviteur de Dieu, dans une solitude, qu'il y passa plusieurs siècles sans aucun ennui, avec un tel plaisir qu'il croyait n'y avoir été qu'un quart d'heure, Dieu l'y conservant miraculeusement, c'était sans doute un ange qui se servait de la figure d'un oiseau. Le P. Corneille de la Pierre témoigne qu'ayant voulu examiner la vérité de ce miracle il s'était transporté tout exprès sur les lieux où l'on disait qu'il était arrivé, et au monastère dont était le susdit religieux, et qu'après avoir examiné le tout avec soin il en avait trouvé des témoignages très assurés.
C'est aussi une raison pour laquelle les anges ont été créés dans le ciel empyrée : il était bien raisonnable que de si nobles et si parfaites créatures prissent leur origine dans un ciel, le séjour de la félicité et de tout bonheur. Toutes ces pierres précieuses, qui furent autrefois montrées au prophète Ézéchiel, nous figuraient les différentes perfections des anges. Les saints Pères se surpassent eux-mêmes lorsqu'il est question de leur donner des titres et des éloges. L'on peut dire, en un mot, que ce sont de belles et pures glaces qui représentent la Divinité ; ils en sont les miroirs éclatants et les plus vives images : aussi leurs excellences sont sans imperfection. Hélas ! Ce n'est pas comme le peu de perfection que l'on voit ici-bas sur la terre, et qui ne s'y trouve que dans un mélange pitoyable de défauts et de misères. La noblesse des anges est sans bassesse ; leur science, sans ignorance ; leurs lumières, sans ténèbres ; leur puissance, sans faiblesse ; leur beauté, sans le moindre petit défaut ; leur amour, sans mélange ; leur volonté, sans inconstance ; leur paix, sans trouble ; leur action, sans relâche ; leur opération continuelle, sans aucun travail ; leurs desseins, sans peine ; leur bonheur, sans crainte ; leur félicité, achevée de tout point et sans le moindre mal.
Il est rapporté, dans le livre des Juges (XIII, 18), que Manué demandant le nom à un ange qui lui apparaissait, il répondit que son nom était Admirable. Au chapitre XVI de la Genèse (V, 13), Agar appela, dit l'Écriture, le nom du Seigneur qui lui parlait : Vous êtes le Dieu qui m'avez vue. Or c'était un ange qui lui parlait pour lors ; mais on leur donne cette qualité, parce qu'ils représentent Dieu d'une manière admirable. De là vient qu'en la même Genèse, au chapitre XXXII, v. 30, Jacob dit qu'il a vu le Seigneur face à face, à raison de l'ange qui lui avait apparu. Après toutes ces perfections, les hommes pourront-ils bien se dispenser de 1'amour qui est dû aux anges, ces hommes qui sont si portés à aimer ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui est parfait ? Cette vérité mérite bien d'être considérée à loisir, pour la gloire de Dieu, l'auteur de toutes ces excellences et de toutes ces perfections.