DIXIÈME MOTIF
La dévotion des saints anges est une marque d'une haute prédestination
Si nos yeux étaient un peu plus ouverts aux vérités éternelles, toute notre consolation serait d'être quelque chose dans la glorieuse éternité. Tout ce qui passe est méprisable ; et dès lors qu'une chose finit, quelque satisfaction qu'elle peut donner, quelque honneur qui en puisse arriver, l'on n'en doit pas faire grand état. Que sont devenus ces fameux conquérants de la terre, les Alexandre et les César ? Où sont leurs lauriers et leurs couronnes ! Que leur reste-t-il de leurs triomphes et de leurs victoires ? Allons, mon âme, allons en esprit dans ces cachots de feu et de flammes où ils brûlent depuis tant de siècles, et voyons dans ce funeste lieu de toutes les misères, ce que les richesses, les plaisirs et les honneurs de cette vie périssable leur ont servi. Toutes ces choses ont passé, et ils ont passé avec toutes ces choses ; il ne leur en reste que de funestes désespoirs, et une rage continuelle, des tourments qui dureront toujours et qui sont inconcevables. Dans la vérité, il n'y a que le bien ou le mal éternel qui doivent nous toucher. Répandons ici des larmes sur l'aveuglement des hommes.
Le cur humain est fait pour de grandes choses, et il ressent je ne sais quoi en lui-même qui lui donne de forts mouvements pour la grandeur. Ainsi l'on aspire toujours à quelque chose de plus que ce que l'on a. Le soldat voudrait être capitaine, le capitaine général d'armée, le général d'armée serait bien aise d'être prince, le prince désirerait d'être roi, le roi souhaiterait être le monarque du monde : car il est vrai, par une induction générale en toutes sortes de conditions, que l'on aspire toujours à avoir plus, à être quelque chose de plus que l'on n'est. Il n'y a que pour le ciel et pour l'éternité que l'on demeure dans une bassesse de cur qui ne se comprend nullement. Vous entendrez des gens qui vous diront qu'ils ne se soucient pas d'être les derniers du paradis. À la vérité ce nous est bien encore trop de grâce, à nous qui ne méritons que les dernières places de lenfer : mais puisque notre Dieu très miséricordieux nous invite et nous appelle à des honneurs si élevés, à la sainte éternité, il faut être le plus lâche du monde pour n'y pas aspirer généreusement. Soyez saintement ambitieux des meilleures grâces, nous enseigne le Saint-Esprit. (I Cor. XII, 31) Si vous aimez l'honneur, disent les saints, recherchez avec courage celui qui durera toujours. Sainte Thérèse et saint François de Borgia protestaient que pour un seul degré de gloire davantage, ils auraient été contents de brûler dans les feux du purgatoire jusqu'au dernier jour du jugement. Ces âmes éclairées en savaient l'importance ; celles qui sont toutes plongées dans la chair ne voient goutte dans ces pensées.
Mais, dira-t-on, les bienheureux ne sont-ils pas tous parfaitement contents ? Ils le sont tous assurément ; mais leur joie n'est pas égale. Deux hommes ont chacun un vaisseau plein de pierreries : l'on peut dire que les vaisseaux de tous les deux sont entièrement remplis ; mais si le vaisseau de l'un ne peut contenir que mille pierres précieuses, et que le vaisseau de l'autre en renferme un million, leur plénitude ne sera pas égale, et la différence de leur valeur sera très grande. De même tous les bienheureux sont pleinement satisfaits ; mais la plénitude de leur satisfaction est bien différente. Il n'y a pas de comparaison entre la félicité de l'heureuse Mère de Dieu et celle des autres saints. Comme une étoile diffère d'une autre en clarté, de même la résurrection des morts. La grande sainte Thérèse, dont nous venons de parler, dit que dans une vision surnaturelle on lui montra la différence de la gloire d'un ange d'un chur plus élevé d'avec celle d'un ange d'un ordre inférieur, et qu'elle n'est pas concevable. Le docteur spirituel Thaulère, pour tâcher d'en donner quelque idée, dit qu'il y a plus de différence entre un bienheureux qui tient les premiers rangs dans l'Empyrée et un autre qui n'est pas si élevé, qu'il n'y a entre un roi et un paysan. Ces élévations toutes glorieuses où nous sommes si saintement appelés devraient bien rehausser notre courage, et nous donner des inclinations généreuses pour les honneurs de la belle éternité. Mais quand il n'y aurait que ce seul motif, que dans notre plus grande gloire éternelle Dieu y est plus glorifié éternellement, il faut renoncer au divin amour, ou il faut mourir à la peine pour devenir quelque chose dans l'aimable paradis. Un seul degré de la gloire de Dieu à une âme qui a le pur amour, quand il ne s'agirait que d'un moment, lui ferait souffrir dix mille morts et endurer dix mille martyres. Ici il s'agit, non pas seulement d'un degré, mais peut-être d'un million et de cent millions de degrés de gloire, et pour une éternité ; et lon ne s'en remue pas. Qu'il est vrai que nous aimons peu Dieu et ses sacrés intérêts ! Quil est vrai que nous nous aimons peu nous-mêmes !
Or la dévotion des anges contribue merveilleusement à la perfection du divin amour, et par suite à l'accroissement de la gloire du ciel. Ces esprits sont de vives flammes du pur amour ; il n'est pas possible de s'en approcher souvent sans prendre feu, et participer à leurs ardeurs. Avec les saints l'on se sanctifie ; avec les anges on devient tout angélique, c'est-à-dire tout céleste. C'est le propre de l'amour de rendre les personnes qui aiment semblables ; or ils ne peuvent pas nous ressembler : leur pureté est inviolable ; il est donc nécessaire que nous leur rassemblions. Leur vie a toujours été une vie du pur amour ; l'union que nous aurons avec eux nous eu procurera quelque rapport. Leurs soins auprès de Dieu pour nous, nous obtiennent de grandes grâces, et ils ne se lassent jamais de nous les augmenter et de travailler en nous, afin que, par le fidèle usage que nous en ferons, nos mérites s'accroissent tous les jours de plus en plus. Ils nous façonnent à la perfection ; ce sont les grands maîtres de la vie spirituelle ; ils nous y élèvent avec des amours inénarrables. Quels profits ne ferions-nous pas sous une telle conduite, si nous étions plus sages ? Quand sainte Thérèse fut délivrée de ses imperfections et mise dans les plus pures voies de la perfection, une voix céleste lui dit qu'il ne fallait plus converser avec les hommes, mais avec les anges. La conversation des créatures d'ici-bas nous forme de grands obstacles à la sainteté ; celle des anges y fait faire des progrès admirables.
Mais comme la sainteté est rare, la dévotion à ces esprits célestes l'est aussi ; et dans le petit nombre de leurs dévots on n'en rencontre presque pas dont la dévotion aille plus avant qu'aux anges du dernier chur. Il y en a très peu qui excellent dans la dévotion des séraphins, des chérubins et des autres anges des premières hiérarchies. Nous lisons bien qu'un saint François, qu'une sainte Élisabeth de Portugal, et d'autres personnes saintes se sont rendus admirables dans cette dévotion ; aussi étaient-ils de grands saints, et établis dans les voies les plus parfaites de la sainteté par les premiers des troupes angéliques, comme il se voit en la personne du même saint François, qui reçut les stigmates sacrés de Notre-Seigneur par un séraphin ; et en celle de sainte Thérèse, dont le cur fut encore si amoureusement blessé par l'un des premiers séraphins du paradis. Si nous avions un peu du pur amour, ce serait assez de nous dire que Dieu seul, étant dans tous les anges, il y a plus de ce Dieu seul dans ceux qui sont les plus élevés. Ô Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul !