CINQUIÈME PRATIQUE
Converser intérieurement avec les saints anges
La vie du Chrétien est une vie spirituelle : si nous vivons donc de l'esprit, pourquoi ne marchons-nous pas et n'agissons-nous pas en esprit ? Nous sommes élevés à un état surnaturel, et, dans un état si divin, faut-il mener une vie toute sensuelle ? Malheur à nous, qui sommes tous plongés dans la chair et le sang, qui sommes comme des idoles des païens, qui ont des yeux et ne voient point, des oreilles et n'entendent pas. Nous agissons comme des gens sans foi ; cet il spirituel de notre âme (c'est de la sorte que saint Augustin parle de la foi) demeure en nous inutile et presque sans effet. Quand nous vivrions au milieu des ténèbres du paganisme, nous ne serions pas plus attachés aux sens et dans un plus grand oubli du monde intérieur. Ah ! Que de saintes beautés se découvrent dans ce monde spirituel, que de grandeurs, que de raretés, que de gloire ! Mais il faut avouer que les saints anges en font une belle partie, et que si notre conversation, selon le témoignage de l'Apôtre, doit être céleste, nous sommes obligés de converser souvent avec ces aimables esprits du ciel.
C'était bien le sentiment du grand dévot des anges, saint Bernard, lorsqu'exhortant ses frères à la dévotion de ces esprits angéliques, il leur dit : « Rendez-vous, mes chers frères, la conversation des anges familière, et pensez à eux souvent »; et de vrai, à quoi pensons-nous, quand nous ne pensons pas à ses éclatantes beautés du paradis ? Ô mon Dieu ! les créatures d'ici-bas aiment tant ce qui est beau, et prennent tant de plaisir à s'y arrêter ; elles ont tant de peine à s'en détacher : l'on converse si volontiers avec les personnes aimables de la terre, et voici que le monde est plein d'anges du paradis, puisque chaque homme a le sien, sans parler de tant dautres que Dieu y envoie ; et ces anges sont parfaitement beaux, doués d'une puissance admirable ; ils ont pour les hommes des douceurs toutes charmantes ; ils possèdent toutes les qualités imaginables qui peuvent donner saintement de l'amour ; au reste, ce sont les rois et les princes de l'empyrée ; et cependant , hélas ! presque personne n'y pense, et il est bien rare de trouver des hommes qui conversent souvent avec les anges. « Est-ce, dit encore le saint que je viens de citer, que nous doutons de leur présence, parce que nous ne les voyons pas ? Mais devons-nous juger de la présence des choses par les yeux seulement de nos corps ? Est-ce que les hommes n'ont point des âmes, parce qu'on ne voit pas les âmes ? Est-ce que Dieu n'est point partout, parce que nos sens ne l'y aperçoivent pas ? » C'est que nous n'avons pas de foi, me direz-vous, et il est vrai.
Disons encore que c'est que nous sommes trop attachés aux choses de la terre, et pleurons ensuite amèrement de notre peu de foi et de nos attaches. Les saints solitaires conversaient familièrement avec les anges ; c'est qu'ils menaient une vie angélique ; et, misérables que nous sommes, à peine y pouvons-nous penser un quart d'heure ; c'est que notre vie est toute terrestre.
Cette pratique tend à apporter quelque remède à ce malheur. Une personne étant à une fenêtre qui donnait sur une rue où passait bien du monde, fut frappée d'un rayon de lumière qui lui toucha sensiblement le cur : elle vit, dans ce rayon de grâce, que les hommes étaient dans un oubli incroyable du monde de la grâce ; et, étant ainsi pénétrée, elle s'appliquait à entendre ce que disaient toutes les personnes qui passaient par cette rue ; et elle n'entendit pas un seul mot de Dieu et des choses de Dieu. Chacun ne parlait que de la terre, que de beau temps, de mangeaille, d'habits, de chevaux et de choses semblables. Oh ! Que d'anges, disait-elle, qui passent ici, et qui accompagnent ces pauvres gens ! Est-il possible que pas un de tous ces gens ne pense à ces princes du paradis ? Cette vue la toucha beaucoup, et ensuite elle s'en alla en une foire, qui se tenait en ce pays, dans le dessein d'y aller rendre ses civilités aux anges de tant de personnes qui y venaient en foule de tous côtés. Elle soupirait bien de remarquer, dans une assemblée aussi nombreuse, si peu d'attention au grand nombre d'anges qui y étaient. Elle allait de place en place pour les saluer, pour les entretenir. Oh ! Que voilà bien, s'écriait-elle, d'autres spectacles à regarder que toutes les raretés et marchandises de la foire !
Cette pratique est bien digne de nos imitations : nous sommes dans une ville, nous marchons dans des rues pleines de monde ; eh ! Que ne regardons-nous intérieurement les anges qui tiennent compagnie à ce monde ? Que n'allons-nous quelquefois tous à dessein pour aller les y entretenir ? Vous entrez dans une église, dans quelque assemblée nombreuse : mon Dieu, que ne vous élevez-vous au-dessus de vos sens pour y voir tous les saints anges ? Vous faites voyage avec quelques personnes, vous leur parlez, vous les entretenez : pourquoi ne faites-vous pas de même avec les anges qui les gardent ?
J'ai appris d'une personne qui était fort dans ces pratiques, qu'elle prenait plaisir à compter le nombre des personnes avec qui elle se rencontrait, pour avoir lieu de savoir le nombre des anges qui sans doute étaient présents ; et, dans la suite des temps, Dieu tout bon, voulant favoriser sa dévotion , les rendait quelquefois aussi sensibles comme si elle les eût vus de ses yeux corporels ; elle me disait que quelquefois, en dînant même, et à la table, tout à coup les anges se faisaient connaître à elle d'une manière qu'elle ne pouvait expliquer, mais plus évidente que si les sens y avaient eu part. Vous allez par le chemin ; tous les villages ont autant d'anges qu'il y a de personnes qui y demeurent. Hélas ! Voilà bien des grands du ciel en tous ces lieux : ces pauvres gens de la campagne, à peine le savent-ils, bien loin d'y penser avec dévotion ; que ne faites-vous donc votre cour à tous ces rois du beau paradis ? Sachez que d'autant plus qu'ils sont délaissés, d'autant plus regarderont-ils de bon il vos respects. Il y a bien des anges, dans ces villages, à qui jamais l'on ne pensera ; si vous les honorez, ils seront bien obligés de vous en reconnaître ; et puis ces esprits bienheureux ne savent ce que c'est qu'ingratitude, et ils sont les nonpareils en reconnaissance. Vous seriez bien aise d'avoir l'honneur de la reconnaissance de quelque prince du sang royal, ou de quelques grands rois de la terre ; à quoi tient-il que vous ne fassiez belles habitudes avec mille et mille rois de la cour céleste ? Vous dites quelquefois que vous voudriez bien, dans vos voyages, avoir le divertissement de quelque honnête compagnie : en vérité, pouvons-nous en avoir un plus doux, un plus agréable que celui de la conversation que vous pouvez avoir avec ces aimables intelligences ? Vous allez à la campagne, que ne prenez-vous de certains temps pour y entretenir en esprit les anges qui y sont ? Que ne vous retirez-vous quelquefois en votre jardin, que ne faites-vous quelque promenade seul pour jouir de cette grâce ?
Mais que dites-vous de la présence de votre saint ange gardien ? Est-ce qu'il pensera continuellement à vous, et que vous ne penserez presque jamais à lui ? Croyez-vous qu'une petite prière le soir et le matin soit une reconnaissance digne de ses faveurs ? Je veux que vous me répondiez sérieusement à ce que je vous demande : En bonne vérité, si l'un des princes de la terre venait vous rendre visite, le laisseriez-vous depuis le matin jusqu'au soir tout seul, et croiriez-vous bien vous acquitter de vos devoirs, de lui faire la révérence une ou deux fois le jour ? Particulièrement, si durant tout le jour il vous suivait partout, et vous obligeait en toutes les manières possibles ; et que d'autre part vous fussiez quelque pauvre malheureux, tout gâté et puant de sales maladies, et le rebut des hommes, et condamné au gibet pour vos crimes ; si sans cesse vous tourniez le dos à cet obligeant prince, dans quel étonnement mettriez-vous tous ceux qui seraient instruits d'une incivilité et d'un mépris si extraordinaires ? Je vous demande de plus, votre imagination ne vous donne-t-elle pas de l'indignation d'un tel procédé ? Répondez-moi, en seriez-vous capable ? Hélas nenni ! Lon n'a point ces duretés pour la terre, il n'y a que pour le ciel : cependant c'est ce que vous faites à l'égard du grand prince du ciel qui vous garde. Ô anges du paradis, pouvez-vous bien souffrir des rebuts si étranges ? Il est donc bien juste de les entretenir : c'est une chose insupportable que de les laisser sans dire mot.
Prenez donc quelquefois un quart d'heure, une demi-heure, une heure, ou plus, et après vous être retiré, prenez votre temps pour causer avec votre bon ange : mettez-vous à genoux devant lui ; prosternez-vous par terre ; et il est bon de temps en temps d'user de cette pratique, lorsqu'on est seul ; demandez-lui pardon de vos ingratitudes ; demandez-lui sa sainte bénédiction ; dites-lui tout ce qu'un bon cur peut dire à un fidèle et charitable ami. Tantôt, parlez-lui de vos besoins, de vos misères, de vos tentations, de vos faiblesses. Tantôt, parlez-lui du divin amour, et des saintes voies qui conduisent à Dieu. Quelquefois entretenez-le des offenses que les hommes commettent contre leur Souverain, et des divins intérêts de l'adorable Jésus et de sa très digne Mère ; et d'autres fois considérez à loisir les obligations que vous lui avez, les bontés qu'il a pour vous, ses beautés, ses perfections, ses admirables qualités. Agissez avec lui comme avec un bon père, une mère pleine de tendresse, un véritable frère, un ami incomparable, un amant zélé, un vigilant pasteur, un charitable guide, un témoin de vos plus importants secrets, un savant médecin pour guérir toutes vos plaies, un avocat et un puissant protecteur, un juge favorable, un roi tout occupé à vous faire du bien. Invoquez-le selon toutes ces qualités, et les autres que votre amour suggérera. Elles peuvent vous servir d'autant de considérations qui vous feront passer le temps bien plus agréablement qu'avec les créatures de la terre. Nous disons qu'il nous ennuie quelquefois, que l'on ne saurait à qui parler et que faire : voilà bien de quoi nous occuper, voilà bien avec qui converser. L'on demandait à une religieuse, qui était sans parents, sans amis et sans connaissance de personnes qui lui vendissent visite, si elle n'avait point quelque peine quand elle voyait les autres religieuses visitées. Hélas nenni, répondit-elle ; car j'ai une personne fort aimable avec qui je m'entretiens ; et quand j'apprends que l'on demande une religieuse au parloir, aussitôt je pars pour lui rendre visite. Et comme l'on ne savait ce qu'elle voulait dire, elle mena à une image du saint ange qui était dans le monastère : « Voilà, dit-elle, mon père, ma mère, toute ma parenté et toutes mes connaissances. C'est là où je viens parler pendant que mes surs parlent à la grille, et je sors pour le moins aussi contente qu'elles de mes entretiens. »
Il faut encore aller se promener en esprit dans les terres des infidèles, dans les pays hérétiques, pour converser avec tous les anges de ces personnes ; hélas ! ils sont bien abandonnés ; pour regretter avec eux l'aveuglement et l'infidélité de ces gens, pour leur parler du royaume de Dieu, pour les prier de travailler à son établissement dans tous ces royaumes. L'on peut de la sorte parcourir toute la terre, honorant un jour tous les anges d'un royaume, et en un autre les anges d'un autre pays. Tantôt ceux du Canada, tantôt ceux de la Chine, quelquefois ceux du Japon, d'autres fois ceux des Indes. Il ne faut pas aussi oublier les anges des royaumes chrétiens, et puis ensuite, c'est une chose bien douce d'aller en esprit à la Jérusalem céleste, s'entretenant quelquefois une heure avec les Séraphins, une autre avec les Chérubins, et ainsi allant de chur en chur par toutes les hiérarchies célestes. Ce que nous en avons dit peut fournir de sujet d'entretien.
Enfin, c'est un exercice bien louable que de s'accoutumer à saluer les saints anges des personnes que nous rencontrons. Si en faisant chemin nous trouvons un grand seigneur, on le salue, ou quelque personne qui nous soit amie ; si nous rencontrons cent fois ces personnes, nous ne manquons pas autant de fois à leur rendre nos civilités : faut-il qu'à l'égard des princes du ciel, et nos plus véritables amis, nous soyons seulement insensibles ? La chose est aisée ! Vous n'en ferez pas plus de révérences, il ne faut que prendre une bonne fois l'intention et faire un pacte sacré, que vous renouvellerez une fois au moins toutes les semaines, qu'autant de fois que vous saluerez quelqu'un, vous entendrez saluer son saint ange. Quand vous vous en souviendrez, en même temps que vous rendrez le salut à qui que ce soit, tout bas en vous-même, dites à son saint ange que vous le saluez. Pour ce sujet, accoutumez-vous à voir par les yeux de l'esprit les anges de ceux que vos yeux corporels vous feront voir : peu à peu le souvenir des saints anges vous sera très facile, et vous en recevrez toutes sortes de bénédictions. En entrant dans une église, dans un lieu où il y a bien du monde, ne manquez pas d'y saluer tous les anges ; et même quand vous serez avec des personnes qui vous sont familières, il sera bon de dire les unes aux autres, tout haut : Je salue votre saint ange. J'ai vu par ce moyen cette pratique saintement établie ; en sorte que dans les compagnies, en y entrant ou sortant, l'on disait hautement tous les uns aux autres : Je salue votre saint ange. Il y en a qui ne manquent jamais, quand ils écrivent à quelqu'un, de mettre au bas de leur lettre quils saluent le saint ange de la personne à qui ils écrivent ; et même quelquefois on le prie réciproquement de la part des uns et des autres, de faire ses civilités aux anges des lieux où l'on demeure. Mon Dieu, n'est-ce pas ce que nous faisons tous les jours à l'égard des chétives créatures nos semblables ? Pourquoi ne rendons-nous pas au moins ce respect à ces favoris de Jésus et de Marie ?
L'on dira que ce sont des dévotions extraordinaires ; je l'avoue ; mais aussi il faut avouer qu'elles devraient être très ordinaires. C'est une chose extraordinaire que de voir un véritable saint, une véritable sainte ; c'est une chose extraordinaire que de voir des familles, quoique chrétiennes, des bourgades et villes du christianisme même, où l'amour de Dieu règne, et dont le péché soit banni. Hélas ! Tout le monde est dans la malignité ; pour cela faut-il crier, si l'on exhorte à cet extraordinaire ? Faut-il trouver à redire si l'on prêche la sainteté, l'amour de Dieu et la destruction du péché ? Il est vrai que la dévotion aux saints anges est rare, que la conversation intérieure avec ces esprits célestes est extraordinaire ; mais c'est ce qu'il faut regretter avec larmes. Partout, dans les lettres des Turcs, le nom de Mahomet y paraît ; et les Chrétiens, qui font profession d'une piété singulière, invectiveront contre une lettre où le nom de Dieu se fera remarquer, où l'on tâchera d'y rendre ses respects aux saints anges ! On a vu, à la fin du siècle dernier, le célèbre saint homme le P. de Royas, confesseur en la cour d'Espagne de la reine Marguerite, non-seulement saluer hautement toutes les personnes de cette cour par ces paroles, Ave, Maria, mais même il en établit si fortement la pratique, que la reine saluait ordinairement le roi par ces mêmes paroles ; et Dieu voulut récompenser la dévotion de cette grande reine, et autoriser cette pratique de piété par un signalé miracle, qui se lit en la personne de cette princesse, au salut que lui donna son confesseur par ces saintes paroles. Cet homme de Dieu les mettait au commencement de toutes ses lettres, et sans doute qu'il ne manqua pas de contradictions, car vous verrez des gens qui désapprouvent tout ce qu'ils ne font pas ; mais Dieu après sa mort a bien fait voir, par les miracles dont il l'a honoré, que souvent le ciel donne son approbation à ce que les hommes de la terre condamnent.