CHAPITRE IX

La dévotion de la très sacrée Vierge est une source

de toutes sortes de bénédictions et de grâces

 

 

Quand une personne parlerait de la langue des hommes et des anges, il ne lui serait pas possible d'exprimer les avantages qui viennent de la dévotion à l'admirable Mère de Dieu. L'éternité ne sera pas trop longue pour en admirer les biens incroyables, dont le prix est une chose cachée à la terre, et que le monde n'entend point. Oh ! Si les hommes savaient ce que c'est que d'avoir une sincère affection pour le service de cette Reine du paradis ! Que n'entendent-ils une bonne fois combien il est doux et glorieux de la servir et aimer ? Quand on a trouvé Marie, dit le savant Idiot, tout le bien est trouvé. Et c'est en elle, assure son dévot saint Bernard, que Dieu en a mis la plénitude. Les pauvres y trouvent des richesses pour le soulagement de leur pauvreté ; les malades, des remèdes à leurs maux ; les ignorants, de la science ; les faibles, de la force ; les délaissés, du secours ; les abjects, de la gloire ; les affligés, de la consolation ; ceux qui sont dans la peine, du repos ; ceux qui vivent dans l'inquiétude, de la paix. Les pécheurs y rencontrent la grâce ; les justes, leur sanctification ; les âmes du purgatoire, leur soulagement ; enfin, il n'y a point de condition, point d'état qui n'en ressentent les bénédictions ; point de royaume, point de pays qui ne participent à ses grâces. Toute la terre est remplie de ses miséricordes, et tous les hommes sont obligés à ses amoureuses bontés. Son précieux cœur, qu'un pieux auteur considère comme une vive flamme du pur amour façonnée en cœur ; ce cœur, fournaise sacrée de ce pur amour, la merveille des merveilles et le miracle incomparable des cœurs ; ce cœur, après le cœur de Jésus, le plus doux, le plus tendre, le plus obligeant et le plus charitable de tous les cœurs, non-seulement surpasse en sa charité tout l'amour des séraphins et des saints les plus éminents en la gloire, mais il a plus d'amour lui seul que tous les anges et les saints ensemble. Et il est vrai de dire que quand l'on renfermerait dans un cœur tout l'amour de tous les cœurs qui ont été, qui sont et qui seront jamais, ce cœur n'aurait pas ni tant d'amour, ni tant de tendresse, ni tant de douces inclinations pour le bien des hommes, comme le cœur seul de l'incomparable Marie. Il ne faut donc pas s'étonner si ce cœur très miséricordieux est comme une fontaine sacrée d'où découlent continuellement, sur toutes les créatures, une multitude presque infinie de toutes sortes de biens.

 

Le savant cardinal Bellarmin, qui a si bien mérité de toute l'Église par ses doctes et pieux écrits, et l'un des plus zélés serviteurs de la très pure Vierge, avait coutume d'appeler les biens temporels, des maux temporels. II n'y a pas à s'étonner si un homme si éclairé dans les voies du christianisme parle de la sorte. Mais Aristote, au milieu des ténèbres de l'infidélité, n'a pas laissé de soutenir que les biens temporels n'étaient pas de véritables biens, parce que, disait-il, s'ils étaient des biens véritables, ils rendraient bons ceux qui les possèdent, et c'est ce qu'ils ne font pas. Après l'exemple du Fils de Dieu, qui les a si méprisés, je ne comprends pas l'aveuglement des Chrétiens qui en ont de l'estime, et je ne puis pas concevoir comme un fidèle qui croit par article de foi que les riches sont malheureux, que ceux qui ont leurs consolations en la vie présente sont misérables, que les pauvres d'esprit sont bienheureux, que l'on est bienheureux lorsque les hommes nous haïsent, nous chassent et nous éloignent, lorsque non-seulement ils médisent de nous, mais qu'ils en disent toute sorte de mal ; je ne puis pas, dis-je, concevoir comme l'on fait état de l'honneur du monde, de l'estime et de l'amitié des créatures, des richesses et plaisirs de la terre. Je vois bien que presque tous les hommes marchent dans les ténèbres, et qu'une si nombreuse multitude est comme un torrent qui entraîne et emporte avec soi tout ce qu'il rencontre. Mais n'est-ce pas une chose bien étrange de marcher dans l'obscurité en plein midi, et de ne pas voir lorsque le soleil nous éclaire de ses plus brillantes lumières ? Il est vrai, et cela soit dit avec larmes, l'on parle presque partout en infidèle, et l'on vit en païen. Il arrive souvent même que l'on est plus attaché aux biens sensibles que ces pauvres et au redoutable jour du jugement l'on en verra plusieurs s'élever contre nous, dont les actions serviront à notre condamnation : mais faut-il que les enfants de lumière soient des enfants de ténèbres ? Pourquoi dans une famille chrétienne les pères et les mères, les maîtres et maîtresses, ne s'entretenant qu'avec estime des grandes naissances, des richesses et des honneurs de cette vie, portent-ils la corruption dans l'esprit de leurs enfants, de leurs serviteurs, de ceux qui vivent avec eux ? Pourquoi les pasteurs des âmes, les religieux, et ceux qui sont dans les dignités de l'Église, qui doivent être les soleils du monde, en deviennent-ils les ténèbres, entretenant, et même quelquefois augmentant l'amour des choses de la terre, par l'état qu'ils font de ces choses périssables, ce qu'ils font voir par leurs discours et par leurs actions ? Oh ! Qu’il y a peu de conversations, peu de familles, peu de maisons où l'on ne parle, comme dit l'Écriture, que des discours de Dieu, où l'on entende faire estime de la pauvreté, de l'abjection, du mépris, des douleurs, selon les maximes de l'Évangile ! Tout notre bien, selon ces maximes indubitables, aussi bien que notre honneur et notre gloire, se rencontrent dans les voies de la croix. Cependant tous les Chrétiens, étant appelés au détachement des biens temporels et à la connaissance de leur rien, et ne devant tenir en aucune façon au monde, puisqu'ils y sont morts avec leur Maître qui y a été crucifié, n'ont pas tous l'honneur d'être dans une actuelle pauvreté, et privation des biens de fortune. C'est pourquoi dans cet état, la Mère de miséricorde ne laisse pas de leur accorder sa charitable protection, soit à raison de la nécessité qui s'y retrouve, soit parce que quelquefois Dieu veut faire paraître aux personnes du monde, que les dévots de sa bienheureuse Mère ne perdent rien au mépris qu'ils font de ce qu'ils estiment, et possèdent avec plus d'avantage et moins de peine ,ce qu'ils recherchent avec bien de l'empressement et de l'inquiétude.

 

Si c'est le propre de l'amour d'être libéral, jamais il n'y a eu créature plus aimante que la très-sainte Vierge, car jamais il n'y en a eu de plus libérale : elle a fait servir au bienheureux Henri de Suso des mets célestes, et tout pleins de délices, pendant que le monde le nourrissait d'opprobres, et l'abîmait dans les plus noires calomnies. Mais que n'a pas fait cette aimable princesse à son cher Herman, religieux de l'ordre de Prémontré ? Elle lui donna le nom de Joseph, et voulut de plus lui accorder la qualité glorieuse de son époux, toute triomphante qu'elle est dans le ciel, et cela en présence des saints anges pour rendre l'action plus solennelle. Si ces faveurs ne jettent l'étonnement dans l'empyrée, je ne sais ce qui y peut causer de l'admiration des choses qui se passent sur la terre. Mais quand le ciel commence une fois à honorer quelqu'un de ses dons, ce n'est pas sitôt fait. Quand Herman avait besoin d'argent, pendant qu'il était écolier, sa divine maîtresse lui en donnait, elle le caressait amoureusement dès son bas âge, et le récréait avec le saint enfant Jésus et saint Jean l'Évangéliste ; elle lui remit une dent qu'il avait perdue, et étant sur le point de perdre son sang après une saignée, les bandes dont on lui avait lié le bras s'étant défaites, elle a voulu elle-même les lui raccommoder. Elle a quelquefois invité les religieuses où ce cher favori devait aller, de se préparer à dignement le recevoir. Après ces bontés, il faut avoir le cœur bien dur pour n'être pas vivement touché de l'amour de Marie : et quand nous serions tous convertis en langues et en cœurs, jamais nous ne pourrions assez hautement les louer, jamais nous ne pourrions assez fortement les aimer. Mais Herman Joseph n'a pas été le seul qu'elle a pourvu d'argent en ses besoins, saint Boniface évêque a reçu le même secours.

 

L'illustre vierge Euphémie s'étant toute consacrée à Dieu par le vœu de virginité dès le commencement de sa vie, son père qui regardait en sa fille plutôt ses intérêts que la gloire du Père céleste, l'épousa malgré elle à un grand seigneur : ce que ne pouvant souffrir cette fidèle épouse de Jésus-Christ, après avoir invoqué le secours de la Vierge des vierges, elle se coupa le nez et les lèvres, se rendant difforme aux yeux des hommes, pour être belle aux yeux de Dieu. Cette action généreuse irrita tellement l'esprit de son père, qu'il la mit entre les mains d'un paysan, qui la faisait servir comme une chétive servante, et l'accablait de travail, et quelquefois même de coups. Elle passa sept ans en cet état, et ensuite en une nuit de Noël pendant que ce paysan et sa famille étaient occupés à manger, s'étant retirée en une étable pour chanter les louanges de Dieu, la digne Mère du saint enfant Jésus venant la trouver accompagnée des anges, elle lui redonna  miraculeusement son nez et ses lèvres, et la remit en sa première beauté. Ce qu'ayant su son père, il lui fit bâtir un monastère pour y passer le reste de ses jours. C'est ainsi que la virginité est honorée de la Reine des vierges : et cet exemple doit apprendre aux personnes qui possèdent un si précieux trésor, qu'il n'y a rien qu'elles ne doivent souffrir pour conserver un don si précieux ; ceux qui en ont connu la valeur, ont mieux aimé perdre leurs empires que de la perdre même par des voies légitimes, comme le mariage ; ont aimé mieux perdre la vie, et dans le temps de leurs plus belles années, comme les Casimir, ont choisi plutôt de souffrir toute sorte de tourments où la rage des démons et des hommes les a exposés, comme nous le lisons en tant d'exemples de l'Histoire ecclésiastique. Ô virginité, qui changez heureusement les hommes en anges, et qui faites mener ici-bas sur la terre la vie des bienheureux du paradis ! Ô vertu toute céleste, toute divine, vertu si chérie de l'époux de nos âmes et de la Reine des anges !

 

Mais ce qui est admirable, c'est que pour les moindres choses elle fait paraitre des bontés excessives. Un gentilhomme de Portugal, qui prenait ordinairement son divertissement à la pêche, demandant la ligne dont il se servait en cet exercice, et son laquais l'ayant rompue, la demoiselle sa femme craignant l'humeur de son mari qui était étrangement colère, eût tout simplement recours à la mère de miséricorde, et en même temps cette même ligne qui avait été rompue en deux pièces, parut tout entière avec une petite marque blanche à l'endroit de sa rupture. Le P. de Grenade rapporte cet exemple, et assure que la ligne lui fut mise entre les mains, qui était une marque de la charité de la Mère d'amour, d'autant plus admirable, que le sujet en était plus rabaissé. Nous lisons dans l'Histoire de la réforme de l'ordre du Carmel par sainte Thérèse, qu'une bonne sœur n'ayant personne pour lui aider à porter des plats qu'elle était pressée de servir au réfectoire, et s'écriant : Ah ! Sainte Vierge, qui m'aidera ? À même temps cette reine de toutes les douceurs de paradis parut, et l'aida avec des bontés capables de consommer saintement les cœurs de son amour.

 

Nous avons dit ci-devant que Vaultier de Birbach, cavalier, servait la Mère de Dieu en qualité d'esclave : mais remarquons en sa personne, que les esclaves de la sainte Vierge sont par trop honorés, n'y ayant presque point de faveur dont elle ne l'ait gratifié : sa dévotion le rendait considérable auprès des rois et des reines ; et pendant qu'il était occupé à en exercer avec fidélité les pratiques, on le voyait paraître en des lieux où il n'était pas, y faisant des actions grandes et généreuses par le moyen des anges qui prenaient sa forme par le commandement de leur glorieuse reine ; elle lui a changé l'eau en vin, et lui fit présent d'une croix d'or trouvée au pied du calice par un prêtre dont il entendait la messe, avec ces paroles : Donnez cette croix de ma part à mon ami Vaultier.

 

Saint Jean Damascène ayant écrit pour soutenir l'honneur dû aux images de la sainte Vierge, l'empereur Léon qui leur avait déclaré la guerre, ayant fait contrefaire son Écriture, et supposer ses lettres comme si  elles lui eussent été écrites par le saint contre le prince de Damas, dont il était chef du conseil, ce prince lui fit couper la main comme à un traître ; mais la sainte Vierge qui ne peut se laisser vaincre en amour, lui remit cette main coupée à son bras, lui laissant une petite ligne rouge pour marque du miracle. Qu'on aille par toute la terre, et l'on y verra en tous les endroits du monde grand nombre de tableaux et de vœux qui prouvent assez ses charitables secours en toutes sortes d'infirmités corporelles. Je ne puis omettre ici un exemple qui, en vérité, est plus que suffisant pour donner de l'ardeur pour la dévotion de la sainte Vierge aux cœurs les plus glacés. Il est rapporté par le grand cardinal Baronius, l'un de ses plus dévots serviteurs. Ce grand homme donc écrit que saint Fulbert évêque de Chartres étant fort tourmenté d'une maladie qui le mettait tout en feu, Notre Dame lui apparut, le consola : mais, ô bonté prodigieuse de la Mère d'amour ! elle voulut bien lui donner de son lait sacré pour ôter de son corps les ardeurs qui lui causaient tant de peines.

 

Les richesses de l'esprit sont encore plus dangereuses que tous les autres biens temporels : car si l'on n'est parfaitement humble, elles engagent dans une superbe qui est d'autant plus à craindre que souvent elle est moins connue. C'est le propre de ce vice d'aveugler ceux qui en sont possédés, en sorte qu'ils ignorent le mal où ils sont, qu'ils y vivent, et presque toujours y meurent. On en voit très peu revenir : car quel moyen de se faire quitte d'un péché que l'on ne pense pas avoir, ou si l'on en connaît quelque chose, c'est d'une manière si faible, que jamais l'on en conçoit l'aversion qu'on en doit ? Ce vice ordinairement est incurable, aussi est-ce le péché des démons : et ce qui fait trembler, c'est qu'il se glisse imperceptiblement dans des âmes qui d'autre part sont très vertueuses. Oh ! combien en a-t-il fait perdre qui avaient triomphé heureusement de tous les autres ! Or, les grands esprits, les gens savants tombent facilement dans ce péché, s'appuyant sur leurs lumières, sur leurs petits raisonnements, sur leurs sciences ; ce qui les rend incapables de la science de Jésus crucifié, aussi bien que des voies de pauvreté, de mépris et de douleur par lesquelles il conduit ses favoris ; c'est pourquoi ce débonnaire Sauveur dit un jour a sainte Thérèse, qu'il avait peine à trouver quelque place dans l'esprit des docteurs. Cependant, lorsque la science est accompagnée d'un profond mépris de soi-même, et du détachement du propre jugement, elle sert beaucoup à l'établissement de l'intérêt de Dieu. C'est ce qui fait que notre glorieuse maîtresse en a favorisé plusieurs de ses dévots, les ayant rendus des prodiges de science, tant il est vrai de dire que toutes sortes de biens sont donnés à ceux qui le servent. Albert le Grand et plusieurs autres très doctes personnages, sont d'illustres témoins de cette vérité.