CHAPITRE XVII
Le discours des avantages des croix est continué
Mais y a-t-il rien de plus convaincant en cette matière que l'exemple du grand Apôtre ? Le Fils de Dieu dit de lui (Act. IX, 15) qu'il est un vaisseau d'élection pour porter son nom devant les rois et les nations, et en même temps il l'assure qu'il lui montrera combien il faut qu'il souffre pour son nom ; car il semble que ce soit la même chose d'être un apôtre et de beaucoup souffrir. Aussi cet homme tout divin estime ne pouvoir donner des marques plus assurées de son apostolat que les souffrances. Il savait que son Maitre avait dit à ses disciples (Joan, XX, 21), qu'il les envoyait comme son Père l'avait envoyé, c'est-à-dire non pas aux honneurs, aux richesses ou aux plaisirs de ce monde, mais aux croix. C'est ce qui fait qu'il s'écrie (Galat. VI, 14) : Qu'à Dieu ne plaise qu'il se glorifie en autre chose qu'en la croix, que le monde lui est un crucifié, et qu'il est crucifié au monde ! (Ibid.) Nous avons été faits, dit-il encore, un spectacle au monde, aux anges et aux hommes. Nous sommes fous pour Jésus-Christ, nous sommes faibles, nous sommes de peu de considération, l'on nous maudit, nous souffrons persécution, l'on nous blasphème et nous sommes comme les ordures du monde. (I Cor. IV, 10-13.) Se peut-on imaginer un état plus crucifiant et plus ignominieux que d'être comme les ordures dun lieu que lon balaye et que l'on jette au vent ? Si l'humiliation et les mépris rendaient inhabiles aux fonctions apostoliques, jamais homme n'aurait été plus inutile que saint Paul. Si les persécutions obligeaient à la retraite, jamais personne n'a été plus obligé de se retirer que cet apôtre, puisqu'il souffrait de toutes sortes de personnes, et des infidèles et de ceux de sa nation, et même des faux frères, qui se disaient domestiques de la foi ; en toutes sortes de lieux, dans les solitudes aussi bien que dans les villes, sur la mer aussi bien que sur la terre. (II Cor. XI, 26) Mais il savait bien, ce qui depuis a été enseigné par saint Grégoire, que l'opposition que l'on forme contre les bons desseins n'est qu'une épreuve et un exercice de la vertu, et non pas une marque que Dieu rejette celui qui souffre.
Dom Barthélemy des Martyrs a écrit que cette parole de Job est propre à celui qui est dans l'apostolat : J'ai été le frère des dragons et le compagnon des autruches. (Job XXX, 29) Il rapporte que saint Augustin disait, de son temps : « Si un homme fait quelque mal, qu'un évêque le reprenne, on le blâme, on dit, voilà un mauvais évêque ; qu'il ne le reprenne point, on le loue, et on dit : voilà un bon évêque. Et lorsqu'il demeure ferme et constant à reprendre ce qui est répréhensible, on cherche des accusations fausses qu'on lui impute pour le rendre suspect. On dit de lui qu'il ne fait pas ce qu'il dit, ou on l'accuse de faire des choses qu'il ne fait point en effet. »
Il cite saint Bernard, qui enseigne qu'un ancien a dit, qu'un homme n'est pas vraiment courageux, s'il ne sent croitre son courage parmi les difficultés et les obstacles qui se présentent, et qui assure qu'un homme qui vit de la foi, ne doit jamais avoir tant de confiance et de fermeté que lorsque Dieu le châtie par l'affliction. Ce grand prélat du dernier siècle cite encore ces paroles de la divine Sagesse : Faisons tomber le juste dans nos pièges, parce qu'il nous est inutile, et qu'il est contraire à nos desseins et à nos uvres. Il nous reproche la violence de la loi, et il décrie les égarements de notre conduite, sa vue seule nous est insupportable, parce que sa vie est dissemblable de celle des autres, et que sa voix n'est point celle qui est commune et ordinaire. Il nous considère comme des gens qui s'amusent à des niaiseries, et il s'abstient de notre conduite comme étant impure et corrompue, et profère ce qui doit enfin arriver aux justes. (Sap. II, 12, 15, 16)
Enfin, au-dessus de tous ces exemples, nous avons l'exemple de Jésus-Christ, dont la conduite doit être au-dessus de toutes les conduites ; qui parlant du temps de sa Passion, l'appelle l'heure de sa gloire. (Joan. XII, 23) Ce qui a fait remarquer à saint Augustin, que notre divin Sauveur a été glorifié selon ses paroles adorables, lorsque Judas l'a trahi, et qu'il a été proche de sa croix ; et que pendant qu'il faisait des miracles, saint Jean a dit que le Saint-Esprit n'était pas donné, parce que Jésus n'était pas encore glorifié. (Joan. VII, 39) .Il n'est pas glorifié, dit ce Père, « selon l'Écriture, lorsqu'il ressuscite les morts ; mais il est glorifié lorsqu'on le mène à la mort. » C'est une conduite de l'Esprit de Dieu qu'il faut adorer et nous y soumettre, contre tout ce que la prudence humaine, et la sagesse même de quelques gens de bien peuvent objecter. Jésus-Christ na établi la gloire de son Père que par la pauvreté, le mépris et la douleur par les persécutions et les croix. Il ne faut donc pas prétendre prendre d'autres voies : et de vrai, c'est par ces voies toutes saintes, quoique terribles à la nature, que tous les saints ont marché et ont accompli les grands desseins de Dieu sur eux. Il faut que la prudence de l'homme meure, et soit anéantie aux pieds de Jésus, mort et anéanti, comme parle l'Apôtre. (Philip. II, 7) Jamais l'homme, s'il avait agit selon les lumières de sa sagesse, aurait-il pris des moyens en apparence si contraires aux desseins de Dieu pour le salut des hommes ? Ne semble-t-il pas que la haute condition appuie fortement les desseins d'une personne, que la naissance, les richesses, les honneurs rendent plus considérable ce qu'elle dit et fait ; que l'estime est nécessaire pour introduire dans les esprits ce que l'on veut y insinuer ; qu'il faut gagner les affections des peuples, pour obtenir ce que l'on en désire ; qu'il est à propos de se faire des amis pour en être soutenu, qu'il faut prendre garde à ne pas rebuter les esprits par une doctrine sévère ; qu'il se faut conserver une réputation glorieuse, particulièrement parmi les grands, dont la faveur semble nécessaire pour réussir ; qu'il faut mener une vie qui ait de l'éclat dans le monde, et qui nous y fasse honorer ?
Sans doute que ces considérations auraient eu lieu dans l'esprit de l'homme agissant en homme, et elles n'en ont que trop encore aujourd'hui parmi les Chrétiens, qui sont des gens morts, ou qui le doivent être aux maximes du siècle. Hélas ! Si l'admirable Jésus eût pris avis des docteurs, des savants et des politiques, ne lui auraient-ils pas conseillé toutes ces choses ? Ne lui auraient-ils pas donné avis de naitre de la fille de quelque puissant roi, d'amasser de grands trésors, d'avoir auprès de soi des armées nombreuses et des plus savants hommes du monde, de vivre dans l'honneur et dans l'éclat, et établir une réputation glorieuse depuis un bout du monde jusqu'à l'autre, de faciliter tous les moyens qui pourraient engager les hommes à recevoir sa doctrine ; car toutes ces choses ne sont-elles pas les belles voies de faire réussir de grands desseins ? Mais que les voies de Dieu sont éloignées des voies des hommes ! Il se fait pauvre, il vient au monde dans un lieu pauvre et d'une mère pauvre, il choisit pour son père putatif un pauvre charpentier, et il passe la meilleure partie de sa vie à travailler avec lui, comme un malheureux artisan. Ceux qui l'approchent de plus près sont de pauvres pécheurs, gens sans science, sans argent, sans éloquence, sans crédit. La doctrine qu'il enseigne est si contraire aux sens, et si élevée au-dessus de la raison, et ce semble si peu propre à un peuple très grossier, que l'on s'en moque, comme il est remarqué en l'Écriture, que ses amis voulurent le lier, pensant qu'il eût perdu l'esprit, qu'on le voulut précipiter du haut d'une montagne en bas. (Luc. IV, 29) Il est tellement éloigné de l'honneur, que les peuples courant en foule pour le faire leur roi, il prend la fuite dans des lieux écartés, et se retire sur des montagnes. S'il fait voir quelque éclat de sa gloire sur le Thabor, il commande à ses plus chers disciples de n'en jamais dire un seul mot pendant sa vie. Pour le mépris, c'est tout ce qu'il recherche, il va à la croix avec des désirs inexplicables, ses divines ardeurs pour les plus humiliantes confusions ne se peuvent imaginer. On l'appelle un endiablé, un séducteur, un buveur de vin, il est accusé de crimes, il se trouve des témoins qui en déposent, les juges le condamnent, il est trainé de tribunal en tribunal comme le dernier des hommes, on lui fait souffrir des tourments inouïs, son corps virginal est déchiré de tous côtés, on lui décharge de cinq à six mille coups de fouets, on le couvre de grandes et profondes plaies, on lui perce la tête d'épines, on lui met un roseau en main comme un insensé, et on le fait mourir tout nu sur une croix.
Voilà une étrange conduite d'un Homme-Dieu, pour établir une loi qu'il vient publier aux hommes. Il faut de l'honneur et de l'estime, disent les hommes, il en est privé ; il faut des créatures, il en est délaissé ; son plus fidèle ami le renie avec jurement, un de ses disciples le trahit, les autres s'enfuient, on n'oserait pas dire qu'on le connait, l'on demeure caché. Il faut faire de beaux sermons qui plaisent, ceux qu'il fait le font passer pour ridicule ; l'amitié des peuples est nécessaire, ils crient qu'il soit crucifié ; il faut de l'estime, on lui préfère un larron ; on doit être considéré, il passe pour fou à la cour. Il est dans un état d'abjection si épouvantable, qu'il dit de lui-même qu'il est plutôt un ver de terre qu'un homme, ou s'il est un homme, qu'il n'en est que l'opprobre et l'abjection même. (Psal. XXI, 7) Aussi l'Apôtre dit nettement que sa conduite est un scandale aux Juifs et une folie aux gentils. Cependant, c'est la conduite d'un Dieu qui doit l'emporter par-dessus celle que les hommes et les Chrétiens peu éclairés pourraient prétendre ; et si c'est une vérité de foi qu'il a fallu que ce Dieu-Homme ait souffert pour entrer en sa gloire (Luc. XXIV, 26), ses disciples penseront-ils y arriver par une autre voie ? Nos paroles donc et nos pensées doivent être des paroles et des pensées de croix ; notre Maitre ne pouvait s'en oublier. Il en parlait à tout le monde, dit l'Écriture, il s'en entretenait même sur le Thabor au milieu de sa gloire, et il appelle Satan le prince des apôtres lorsqu'il l'en veut détourner. (Matth. XVI, 23) Ce qui nous marque que nous devons regarder nos meilleurs amis, lorsqu'ils nous conseillent d'autres voies que celles de la Croix, comme des tentateurs : nous les devons appeler des Satans. Pour être véritablement de la suite de Jésus-Christ, il faut nécessairement porter sa croix avec lui ; et si notre faiblesse nous donne de la crainte, il faut avoir recours à la protection de notre sainte maitresse.
Notre-Seigneur avant révélé à sainte Gertrude qu'il devait lui arriver une grande croix, comme sa nature en était épouvantée, ce même Sauveur pour l'encourager lui dit qu'il lui donnerait pour protectrice sa sainte Mère, et qu'ensuite elle se jetât entre ses bras et eût recours à sa protection en tout ce qui lui ferait peine, et qu'elle y trouverait toujours une abondance de secours en ses besoins. Or, comme après cela il lui arriva une croix extraordinaire, la très sainte Vierge ne manqua pas de la consoler par ces amoureuses paroles : « Ma chère fille, il est vrai, jamais vous n'avez tant souffert, cette croix surpasse toutes les autres ; aussi jamais vous n'avez été dans une disposition si grande de recevoir les grâces extraordinaires de mon Fils bien-aimé. »