CHAPITRE VI

Les croix sont une marque de prédestination

et d'une haute prédestination

 

 

Ô éternité ! Ô éternité, que tu entres peu dans l'esprit des hommes ! Leur aveuglement est si déplorable qu'ils sont tous plongés dans la pensée de ce qui ne fait que passer, et ils ne s'occupent de rien moins que de ce qui est éternel. Il est bien vrai encore que l'éternité entre peu dans les âmes qui en sont même les plus pénétrées, parce que tous les hommes ne peuvent la comprendre ; mais en même temps il est aussi vrai qu'elle comprendra tous les hommes. Ô éternité, tous les hommes entreront, pour n'en sortir jamais, dans les abîmes dont la profondeur n'a point de fin. Mon âme, voilà de grandes vérités qui nous regardent, dont nous aurons l'expérience, et dans peu. Bientôt nous allons entrer dans cette éternité, après quelques années qui nous restent, s'il nous en reste encore. Sera-ce dans l'éternité bienheureuse ou malheureuse ! C'est ce que nous ne savons pas. Ô incertitude épouvantable : j'aperçois les colonnes du ciel qui en tremblent : je vois que ceux qui doivent juger le monde en pâlissent d'effroi. Cependant, tremblons tant qu’il nous plaira, faisons de nos yeux des sources intarissables de larmes, il en faut passer par là. Ô mon âme, dans peu, encore une fois, nous y allons passer.

 

C'est donc en ce sujet qu'il faut prendre des mesures bien justes : s'y tromper, c'est se perdre sans ressource. Hélas ! Ô pensée terrible ! c'est une damnation assurée. Les docteurs se présentent, et les saints Pères, qui nous donnent des signes de prédestination, c'est-à-dire, des marques pour connaître si l'on possédera la bienheureuse éternité. Ils en apportent plusieurs qui demandent de profonds respects, qui sont bien capables de consoler. Mais écoutons celui qui ne peut se tromper et qui ne peut tromper, le Saint-Esprit, l'Esprit de vérité. Assurément les choses qu'il révèle sont infaillibles.

 

J'entends donc qu'il dit dans 1'Écriture : Ceux qui sont à Jésus-Christ ont crucifié leur chair avec leurs vies et leurs convoitises. (Galat. V, 24) Ô mon âme, il faut donc être crucifiée pour être à Jésus-Christ. J'entends qu'il dit que celui qui hait son âme en ce monde la garde pour la vie éternelle. (Joan. XII, 25) Voilà qui nous apprend qu'il faut se haïr pour être sauvé ; et si certainement, qu'il assure, pour ôter tout doute, que celui qui s'aime se perdra. J'entends qu'il dit, que les élus sont des gens que le Père éternel a prédestinés pour être conformes à l'image de son Fils. Donc la véritable marque de la prédestination se trouve dans la ressemblance que l'on a avec ce Fils bien-aimé. Arrêtons, arrêtons donc nos yeux sur ce divin original, pour en devenir de véritables copies ; et de temps en temps regardons-nous pour voir si nous lui ressemblons. C'est ce qui doit faire notre règle en matière de salut ! Vous qui lisez ceci, prenez-y garde. Êtes-vous semblable à Jésus-Christ ? Ô mon âme, nous qui écrivons ces vérités, lui sommes-nous semblables ! On entendit, dit l'Écriture, une voix des cieux, qui disait : Vous êtes mon Fils bien-aimé (Matth. XVII, 15) : et incontinent l'esprit le chassa dans le désert, et il y était avec les bêtes, comme le rapporte saint Marc. Aussitôt que le ciel déclare que l'adorable Jésus est Fils bien-aimé du Père éternel, aussitôt le voilà dans la souffrance. Mais hélas ! toute sa vie n'a été qu'une continuelle croix. Si l'on demande au Fils de Dieu que son favori, saint Jean l'Évangéliste, soit assis auprès de lui en son royaume, il demande s'il peut boire son calice. Voilà la condition nécessaire dont les favoris ne sont pas exempts. Benjamin, dans l'ancienne loi, était la figure des prédestinés ; aussi la coupe ou calice lui est donnée ; présent, dit saint Ambroise, qui ne se fait qu'à l'un de tous les enfants de Jacob. On donne bien du blé à tous ; mais le calice est réservé pour un seul. Enfin, notre grand docteur du salut, l'adorable Jésus, nous enseigne que ses disciples pleureront, et que le monde se réjouira, ce monde qui ne connaît pas Dieu et qui est son ennemi. On ne peut donner des marques plus visibles du salut. Les pleurs et les larmes, selon la doctrine d'un Dieu-Homme, sont le partage des prédestinés.

 

Mais ces marques sont-elles si certaines et si générales qu'elles conviennent à tous les élus ! Il n'y a point à douter, puisque le Saint-Esprit nous assure très clairement, en l'épître des Hébreux, que Dieu reprend et châtie tous ses enfants. Qui dit tous n'en excepte pas un. Et afin de ne laisser aucun subterfuge à l'esprit humain, il appelle ceux qui ne sont pas châtiés des illégitimes, et non pas de véritables enfants. L'Écriture peut-elle parler plus clairement ? C'est pourquoi saint Augustin ne fait pas difficulté de dire que celui qui n'est pas au nombre des personnes qui souffrent n'est pas au nombre des enfants de Dieu : qu'il ne faut pas espérer l'héritage du salut, sans participer à la croix ; que c'est bien se tromper que de vouloir s'exempter des peines en cette vie, aucun des élus n'en ayant pas été exempt. Voulez-vous l'entendre, dit ce Père ? Dieu n'a qu'un Fils naturel, qui est l'innocence même, et qui est impeccable, et cependant il ne l'a pas exempté de la loi des souffrances. Un saint évêque, bien pénétré de cette vérité, ayant rencontré un homme qui lui dit qu'il avait toujours été dans l'honneur et dans l'aise, jouissant d'une bonne santé, au milieu d'une abondance de biens, et d'une famille qui était toute dans la prospérité : Hélas ! s'écria ce prélat, voilà de grands signes de la colère de Dieu ; fuyons bien vite d'une maison où il ne paraît aucune croix. À peine était-il sorti que la colère de Dieu tomba sur cet homme et sur sa famille, qui furent tous accablés sous les ruines de leur maison.

 

Il faut dire de plus que les croix non seulement sont les marques de la prédestination, mais d'une haute prédestination : cela se voit manifestement en la personne de Notre-Seigneur, de la très-sainte Vierge, et des plus grands saints, qui ayant été élevés à une plus haute sainteté, ont été chargés de plus pesantes croix. Ces pierres vives, dont le Tout-Puissant bâtit la Jérusalem céleste, sont, comme le chante l'Église, polies par le coup des afflictions. Or, dans cette grande cité de la Jérusalem céleste, tous les prédestinés y ont chacun une demeure particulière, qui, à proportion qu'elle doit être ample et élevée, demande plus ou moins de travail. Le peu de travail que l'on fait pour commencer et achever est une marque bien évidente que ce n'est pas grand-chose. Courage donc, ô mon âme qui souffrez : toutes vos peines ne servent qu'à l'accroissement de votre gloire. Voyez-vous tous ces gens qui s'unissent pour vous faire souffrir ; ces démons qui vous attaquent avec rage ; ces hommes méchants qui vous font des persécutions si injustes, ces bons qui s’y mêlent, pensant bien faire ; ces amis qui vous laissent, ces proches qui vous rebutent ? Ce sont autant d'ouvriers qui travaillent à vous faire de glorieuses couronnes. Ô les bons ouvriers ! Et qu'ils sont aimables, si vous les connaissez bien, et si vous les regardez par les yeux de la foi, et non par les yeux de la chair ? Oh ! Que bienheureux sont ceux qui pleurent ! Demeurons-en aux sentiments d'un Dieu, quoi qu'en pensent les créatures. Ô mon âme, les heureuses nouvelles ! Nous régnerons, nous régnerons avec le grand Roi Jésus, si nous souffrons avec lui.