CHAPITRE VIII
La parfaite croix en la personne de la séraphique sainte Thérèse
Il y a des croix commencées, il y en a qui sont beaucoup avancées, et il y en a de parfaites qui sont entièrement achevées, qui sont dans leur totale consommation, et à qui rien ne manque. Comme ces dernières sont assez rares, par le défaut d'usage, par le peu de correspondance aux mouvements de la grâce et aux desseins de Dieu, par notre peu de vigueur et de courage, et surtout parce que nous ne savons pas assez estimer le don de Dieu, que nous lui en sommes ingrats, et ne nous appliquons pas à l'en remercier, l'en bénir, l'en aimer, souffrant avec actions de grâces et dans la croyance que nous en sommes entièrement indignes, ce qui est une vérité très assurée, nous avons pensé de proposer un exemple de l'une des plus belles croix et des plus achevées que Notre-Seigneur ait plantées dans son Église, pour nous donner du feu dans nos glaces, et nous animer généreusement à ne point mettre d'obstacle à la grâce divine, nous abandonnant sans réserve à toutes ses divines motions, afin qu'elle achève pleinement en nous les croix qu'elle y travaille par une miséricorde spéciale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de sa très-sainte Mère.
C'est la divine Thérèse dont nous venons de parler, pour dire seulement un mot dans ce petit abrégé de sa très douloureuse passion, qui est un accomplissement sacré, pour m'expliquer aux termes de l'Apôtre, des passions ou souffrances inconcevables de Notre Seigneur Jésus-Christ. Tout ce qui me fait peine à ce sujet, est d'être obligé à me restreindre dans une aussi vaste matière, selon le dessein de ce petit ouvrage. La passion ou les croix de cette amazone chrétienne, ne sont avec justice que de très grands et très dignes sujets des plus gros et étendus volumes : comment donc en pouvoir traiter dans lespace dun petit chapitre dun ouvrage qui nest quun abrégé très raccourci ? C'est pourquoi j'avoue ingénument que ce n'est pas tant un portrait des souffrances de la sainte que je fais ici, comme c'en est un faible et léger crayon que j'en donne. Adorons seulement, vous qui lisez ceci, et moi avec vous, Jésus souffrant dans les souffrances de sainte Thérèse ; honorons la passion de notre débonnaire Sauveur dans celle de sa généreuse servante ; pensons aux douleurs de la sainte, pour nous élever à celles du Saint des saints. Faisons-en quelquefois le sujet de nos entretiens et de nos communions, faisons célébrer la sainte messe en actions de grâces du grand usage que cette âme séraphique en a fait, afin dobtenir par ses puissantes intercessions la grâce de l'imiter en sa fidélité.
Allons voir ensuite, ô mon âme, ce prodige de grâces qui a paru à toute l'Église, en nos derniers siècles. Ô Dieu, quel spectacle se présente à nos yeux ! Mon âme, le peu de vue que nous en avons, et hélas ! ce n'est rien, nous découvre l'une des plus belles et des plus achevées croix qui aient jamais paru. Nous avons dit que nous n'en dirions qu'un mot ; en un mot donc je vois le ciel, la terre, lenfer, Dieu, la très sainte Vierge, les anges, les saints, les bonnes et méchantes personnes d'ici-bas, et les démons mêmes conspirer tous unanimement, quoique avec des fins différentes, à bâtir cette croix. Jamais y a-t-il eu d'ouvrage travaillé avec une plus grande, plus savante ou plus expérimentée multitude douvriers ? La manière dont on compose cette croix vivante renferme son corps et toutes ses parties, ses sens extérieurs, son âme et ses puissances ; ce qui la touche dans le bien naturel, temporel et moral : soit que vous y regardiez l'utile ou l'agréable, soit que vous y considérez l'honorable ; ce qui la touche dans le bien spirituel et surnaturel ; peut-on se figurer une plus vaste et plus riche matière de croix ? Si toutes les peines, selon le témoignage de cette sainte, sont autant de pierres précieuses, peut-on rien voir de plus précieux et plus brillant ? Il faut que toutes les plus fortes vues des créatures mortelles d'ici-bas se ferment à tant de divines lumières, il n'y a pas moyen d'en supporter l'éclat. Mais, mon âme, ne vois-tu point que cette femme forte, et dont l'on aurait de la peine à trouver le prix, quand on la chercherait jusqu'au bout du monde, travaille elle-même à se faire d'elle-même une croix ? Voilà ce qui la rend parfaite ; Dieu veut qu'avec tout le reste de ses créatures, et même avec sa divine main, nous y mettions la nôtre ; sans cela l'ouvrage ne s'achève point.
Le corps de la sainte n'est qu'une pure croix. Apprenons-en la vérité de sa bouche : elle assure qu'elle était pleine de douleurs depuis les pieds jusqu'à la tête. Hélas ! voilà bien de quoi être crucifiée, quand elles seraient légères, à raison de leur multitude ; mais elle déclare qu'elles étaient si aigues, que l'on pensait que ce fut une rage ; et de vrai elles l'empêchaient de prendre aucun repos, ni le jour, ni la nuit même, qui est destinée pour quelques soulagements. Elle fut si desséchée et brulée, que ses nerfs commencèrent à se retirer. Il lui semblait que ses os étaient hors des jointures : cela allait quelquefois jusqu'à la priver de sentiment, ce qui lui est arrivé une fois durant quatre jours. Elle fut même jugée morte, et mise en état d'être enterrée, les cierges brûlant à l'entour de son corps, dont les yeux se trouvèrent fermés par la cire qui tombait dessus. D'autres fois elle était comme une personne qu'on étrangle, l'on ne pouvait plus la toucher. Mais peut-être que ces peines corporelles ne lui ont pas duré longtemps. Elle a été trois ans percluse. Durant vingt ans elle a eu des vomissements.
Elle dit, dans la 6e demeure du Château intérieur, parlant d'elle, qu'elle connaît une personne qui ne peut pas dire avoir passé un jour sans douleur, et qu'elle en a de toutes les sortes. Remarquez bien ceci, et qu'elle en a de toutes les sortes. De plus, il faut savoir que ce n'est pas une imagination qui se flatte dans la grandeur de ses peines, puisque, selon le sentiment des médecins rapporté au chapitre 32 de sa Vie, elle a enduré des douleurs des plus terribles qui se puissent souffrir en ce monde. Après tout, cette incomparable sainte, très véritable en ses paroles, et très éloignée de toute complaisance, qui avait un courage invincible, et qui surpassait son sexe, assure que Dieu seul sait les maux qu'elle a soufferts en son corps ; elle rend ce témoignage à la vérité dans les premiers chapitres de sa Vie, où elle rapporte encore tout ce que nous avons dit ici, quand nous n'avons point cité le lien où elle le dit. N'est-il donc pas bien vrai que son corps virginal était une pure croix ? Croix dont la grandeur et le prix ne peuvent être connus des hommes, puisque, comme elle le déclare, il n'y a que Dieu seul qui en sait les maux et les peines.
Si la sainte était une croix en son corps, elle l'était encore d'une manière bien plus parfaite en son esprit. L'esprit ne surpasse pas tant en noblesse le corps, comme les croix intérieures et spirituelles surpassent en excellence les croix corporelles et extérieures. Ayant été conduite par le Saint-Esprit dans le désert intérieur, elle y passa une bonne partie de sa vie, sans y recevoir de ces rosées du ciel, qui ne laissent pas de tomber pour les autres, de temps en temps, dans ces affreuses solitudes. Pour elle, elles ne lui étaient que comme ces montagnes de Gelboé, où la pluie ne tombe point ; ou comme cette terre du Psalmiste, qui est sans eau et sans chemin. Elle ressentait une profonde tristesse, et ne savait que devenir parmi tous ces maux intérieurs. Elle ne recevait que des plaies du ciel, en même temps que la terre la faisait souffrir de toutes parts. Elle était toute crucifiée en son corps, elle était toute crucifiée en son esprit. Mais si vous me demandez ce que c'est que ces croix, la sainte vous répondra d'elle-même dans l'histoire de sa vie, qu'il n'y a que Dieu seul qui sache les maux qu'elle a soufferts extérieurement, comme nous l'avons déjà dit ; à bien plus forte raison donc les maux intérieurs ne seront pas connus des créatures : aussi dit-elle, en la 6e demeure du Château intérieur, que ce sont des angoisses qu'on ne peut nommer. Si pourtant vous la pressez au moins de nous en rapporter quelque chose de ce qu'elle ne peut dire, elle qui y était si savante, elle assure dans le même lieu que nous venons de citer, que ce sont des peines qu'elle ne sait à quoi comparer, qu'à celles des enfers. Hélas ! c'en est beaucoup dire en peu de paroles ; et cependant nous conjecturons ce que ce peut être, quand avec tout cela elle déclare qu'on ne les peut nommer.
Mais, me direz-vous, ces grâces extraordinaires que le ciel lui faisait la consolaient beaucoup au milieu de ses souffrances, aussi bien que tant d'approbations de notre bon Sauveur, de sa sainte Mère et des anges et des saints. Il est vrai que cela était bien capable de la consoler : mais parmi des peines horribles qu'elle portait, comme celle qui lui arriva le jour de l'établissement de sa première maison, on lui ôtait la liberté de réfléchir sur ses lumières, sur les apparitions et sur tous les ordres que Notre-Seigneur lui avait donnés. D'ailleurs ses grâces lui paraissaient un songe, une imagination ; il lui venait mille doutes des plus grands, elle pensait être trompée ; et dans cette vue, hélas ! ses grâces, au lieu de la soulager, lui étaient un sujet d'une extrême douleur. Il lui venait en esprit qu'il suffisait bien qu'elle fût déçue, sans encore tromper les autres.
Que fera donc cette incomparable sainte au milieu de toutes ces angoisses ? Si elle cherche un secours, Dieu, dit-elle au chapitre 20 de sa Vie, ne permet pas qu'elle en trouve. Étrange croix, dont les tourments, selon la sainte, sont intolérables, et avec cette extrémité de peines laissent l'âme sans secours ni soulagement. Si l'on veut rentrer en soi-même pour y rencontrer quelque remède, on a les yeux bandés (c'est la sainte qui parle) ; on ôte à lâme le pouvoir de penser à aucune bonne chose, et le désir d'aucun acte de vertu. La foi est pour lors comme amortie, et toutes les autres vertus. Elle croit n'aimer pas Dieu. Il semble que jamais l'on ne s'est souvenu de Dieu. L'entendement demeure quelquefois si obscurci, que l'on est comme sans lumière et sans raison, et il ne vient en l'esprit que ce qui peut contrarier. Si l'on veut s'appliquer à l'oraison, c'est encore augmenter sa croix et redoubler ses peines.
La sainte tâchait de faire de bonnes uvres extérieures, et elle dit que cela lui servait peu. Si elle se retirait en solitude, elle y était tourmentée ; si elle conversait avec quelques personnes, elle y endurait beaucoup : la conversation est pour lors insupportable ; il semble qu'on aurait le courage de manger tout le monde. Si elle s'appliquait à la lecture, elle lui était inutile. Quand elle parlait de son état à ses confesseurs, souvent ils la criaient et grondaient beaucoup, quelques résolutions qu'ils eussent prises du contraire ; dans plusieurs occasions, toutes les assurances qu'ils lui donnaient ne lui faisaient aucune impression de consolation, quoiquelle s'assujettît à leurs ordres ; il lui paraissait qu'elle ne s'expliquait pas bien, qu'elle ne se faisait pas entendre, ou bien qu'elle les trompait. Mais au moins Dieu lui restait, il est vrai ; mais elle pensait en être réprouvée, elle le regardait comme contraire et opposé, et croyait n'avoir plus daccès auprès de sa divine majesté. Vers les grandes fêtes, ses tourments redoublaient. Elle était privée de toute consolation du côté du ciel et de la terre. Elle était insensible au bien comme une bête. Elle était crucifiée au corps, à l'esprit, en elle-même, par ses pensées, par sa mémoire, son imagination, par l'oraison, par les vertus, par les bonnes uvres, par la lecture, par la solitude, par la conversation, par toutes les créatures ; les choses créées lui étaient comme aux damnés pour ce qui regarde la peine. Enfin elle était crucifiée par Dieu même. Tout ceci est tiré particulièrement du chapitre 50 de sa Vie, et de la 6e demeure du Château intérieur, quoiqu'elle en parle encore en plusieurs autres lieux.
Après cela, il faut encore remarquer que les contradictions des hommes ont grandement servi à travailler et embellir une si précieuse croix. Elle s'est vue sur les bras presque de toutes sortes de personnes de toutes conditions et états. Les nobles lui ont résisté, les magistrats lui ont été fortement opposés, les officiers du roi, le gouverneur de la ville où elle établissait sou premier monastère ont agi puissamment contre elle. Dans plusieurs assemblées de ville où tous les corps étaient appelés, l'on a conclu à la destruction de ses plus saints desseins. Ce qui est encore de bien fâcheux, toute une populace qui n'a point d'autre raison que ses caprices, et qui s'emporte ordinairement dans toutes sortes d'excès, était mutinée contre la sainte, criait contre elle, lui disait des paroles injurieuses et en voulait venir aux mains pour renverser de force sa pauvre maison, avec le gouverneur, qui menaçait d'en rompre la porte, d'en chasser quatre pauvres orphelines, qui ont été les premiers et dignes sujets de la réforme du Carmel. Ce n'est pas tout ; cela serait peu, si elle n'avait souffert des ecclésiastiques, des religieux, des prélats, de ses propres surs, de ses supérieurs, de son général, de ses amis, de ses confesseurs, de ceux qui d'autre part tâchaient de la soutenir.
Elle a souffert des princes de siècle, disent les leçons du jour de sa fête ; mais elle a beaucoup enduré des princes et des prélats de l'Église. Avec toute la modestie elle écrit franchement, parlant de l'un de ces prélats, qu'il semble que Dieu l'avait suscité pour exercer sa patience. Son général, qui lui avait dit de faire autant de fondations qu'elle avait de cheveux à la tête, se trouva tout changé et lui donna un couvent pour prison, lui défendant de ne plus se mêler de rien et la rendant, de cette sorte, ce semblait, inutile. Les religieuses du monastère où elle était quand elle commença à vouloir établir sa réforme criaient qu'elle leur faisait affront et parlaient de la mettre en prison. Ses confesseurs, comme il a été dit, la grondaient d'une manière fâcheuse, l'improuvaient, trouvaient à redire à son peu d'avancement, selon leurs pensées, lui disaient que ses grâces étaient des illusions, et qu'elle était trompée du démon ; ils lui écrivaient des lettres insupportables : on ne manquait pas de leur donner avis qu'ils se donnassent de garde d'elle, et l'affaire en vint à un tel point qu'elle ne faisait que pleurer, dans la crainte qu'elle avait de ne point trouver de confesseur qui la voulût confesser. Hélas ! s'écrie-t-elle si l'on prétend quelquefois recevoir de la consolation d'un confesseur, il semble que tous les démons sont de son conseil pour l'induire à me tourmenter. Il y a plus ; elle souffrait même de ses directeurs qui la soutenaient plus courageusement, comme du saint homme le P. Balthazar Alvarez. La raison est que ce lui était une peine extrême d'apprendre les persécutions qu'on leur faisait à son sujet. On blâmait étrangement leur conduite, en même temps que la sienne était improuvée. Ajoutons ici que ses amis n'ont pas peu contribué à la crucifier. Les uns interprétaient ses actions d'une manière qui ne lui était point avantageuse ; les autres croyaient qu'elle manquait d'humilité ; ceux-ci trouvaient à redire à sa conduite, et les autres la taxaient d'opiniâtreté, en ce qu'elle ne suivait point leur avis. L'histoire de l'ordre rapporte que ses amis communs s'assemblèrent, et qu'ils prirent la résolution de la faire conjurer comme une possédée. Quelquefois ils ne savaient où ils en étaient, à raison de quantités d'avis qu'on leur donnait de se donner de garde delle et de bien veiller sur eux à son occasion. Mais ce lui fut un grand tourment de les avoir sur les bras à la fondation du premier monastère. Après qu'il se fut passé beaucoup de temps dans les disputes, tintamarres, travaux et procès au sujet de cet établissement, le gouverneur et la ville promirent de s'apaiser, et témoignèrent qu'ils seraient contents pourvu que le monastère fût renté. Ses amis, après en avoir délibéré, estimèrent, qu'il fallait contenter le gouverneur et la ville ; qu'il n'était pas à propos de continuer le trouble et de risquer même une fondation d'une telle conséquence pour une chose qui ne détruisait pas la perfection de l'observance que l'on avait dessein d'y établir. L'histoire dit que tous ses amis furent de ce sentiment. Cependant, pour le fortifier davantage, l'on proposa de consulter des docteurs, et les docteurs furent du même avis que tous ses amis. Représentez-vous l'extrémité où était réduite en cet état cette grande sainte : elle ne pouvait se résoudre à prendre des rentes ; mais c'était une pensée opposée à celle des docteurs et de ses amis. Cependant, comme elle demeurait dans ses sentiments, c'était pour passer pour opiniâtre, pour n'agir que par sa tête, pour n'avoir point de soumission et pour donner lieu de croire qu'elle était trompée et qu'elle n'avait point de véritable vertu. Il est vrai qu'elle avait l'avis du saint homme le P. Pierre d'Alcantara, qui lui avait mandé qu'en matière de perfection les docteurs n'étaient pas les gens à qui il fallait s'adresser, et qu'il fallait savoir par expérience ce que c'est que pauvreté pour en parler dignement. C'est ce que la sainte a écrit, qu'en matière de foi, et pour savoir si les actions sont conformes à la raison, il faut consulter les doctes, et qu'elle n'en avait jamais été trompée ; mais, pour le reste, qu'ils ne se doivent pas mêler de ce qu'ils ne savent point. Nous avons rapporté au long les témoignages de la sainte dans notre livre Du règne de Dieu en l'oraison mentale, dans les chapitres où nous avons traité des directeurs et de la direction. Cette âme séraphique n'agissait donc pas par sa propre lumière : mais cela lui servait de peu pour sa défense, les docteurs et ses amis étant d'un sentiment opposé à celui du bienheureux Pierre d'Alcantara.
Voilà donc notre sainte dans une contradiction terrible de toutes sortes de personnes, et, ce qui est plus fâcheux, dans la persécution des bons aussi bien que des méchants. Voyons un peu quelque chose de ce qu'elle souffre dans ces oppositions. Si la médisance est une des plus grandes persécutions, il faut dire que la sienne est bien grande, puisque non-seulement l'on parlait mal d'elle, mais que l'on en disait toute sorte de mal. Voici ce qu'en écrit le pieux évêque de Tarassone en sa Vie : Les choses que l'on déposa contre la sainte mère et les religieux et religieuses de son ordre, et celles qu'on leur imposa, furent en si grand nombre, qu'on n'épargne aucune action infâme dont on peut tacher la réputation d'une vile femmelette, de laquelle celle de la sainte fut noircie et injurieusement souillée, puisque en ce qui concerne l'honnêteté, on dit d'elle le dernier des opprobres qu'on puisse reprocher à une coureuse, à une femme destituée de la crainte de Dieu. Dieu permit même que, dans un de ses voyages, elle fût maltraitée par une dame qui crut qu'elle lui avait dérobé un de ses patins, et qui, de l'autre, lui donna quantité de coups sur la tête, où elle souffrait de grandes douleurs, lui disant cent choses injurieuses pour rendre ses médisances publiques. L'on composa plusieurs mémoires et libelles diffamatoires, et l'on tâcha de faire une voix commune de tous ces mensonges. Sa réputation était de la sorte perdue, non-seulement dans les coins secrets de la ville, mais encore dans les places publiques, voire même dans les cloitres et en sa présence. L'on en disait mille maux de tous côtés. Dans une assemblée de la ville de Médine, un religieux, qui était en grande estime, en parla fort mal, et la compara à une créature remplie de l'esprit de mensonge, qui avait fait grand bruit dans toute l'Espagne. Dans la fondation de Tolède, les femmes voisines lui contaient mille injures, et l'on venait quelquefois jusqu'à la grille pour l'accabler de reproches sanglants.
Que fera cette incomparable sainte an milieu de toutes ces tempêtes ? Si elle parle avec franchise, l'on crie à la superbe ; on assure que sa vertu est imaginaire puisqu'elle manque d'humilité. Si elle répond de son état, on dit qu'elle veut faire la spirituelle et enseigner les autres. Quand elle disait quelque chose par mégarde, et sans y faire attention, les serviteurs de Dieu la prenaient d'un autre biais, et entrevoyaient des conséquences. Il ne se peut dire les discours, les risées, les blâmes d'extravagances dont elle fut accablée. Lorsqu'elle proposa sa réforme, les religieuses où elle était criaient qu'elle leur faisait tort, et qu'il fallait la mettre en prison. Mais voici une étrange épreuve ; c'est celle qu'elle souffrit de la part de son général. Comme il était fort saint, on ne pouvait le soupçonner de n'être pas très bien intentionné ; comme il était d'une grande expérience et d'une haute sagesse, il eût été inutile de dire qu'il n'agissait pas avec tant de prudence ; comme il l'aimait beaucoup, il était facile de se persuader qu'il ne lui était en rien opposé ; comme il s'était servi avec confiance d'elle, on jugeait qu'il fallait qu'il eût de grandes raisons pour être ainsi changé à son égard ; comme il avait fait faire quantité d'informations à son sujet, qui lui furent données dans un chapitre général des Carmes mitigés, et qu'il avait pris avis des plus graves Pères qui y étaient assemblés, et que le tout avait été conclu par le définitoire, on ne pouvait pas penser qu'il y eût de la préoccupation ou de la tromperie. Au reste, il y avait des témoins et des déposants, qui la chargeaient de crimes qui étaient fort griefs. La postérité a bien su que c'étaient de faux témoignages ; mais pour lors ils n'étaient pas connus. La suite des temps a bien fait voir que ce général s'était laissé préoccuper, et qu'il avait été trompé ; que, tout saint qu'il était, il avait fait souffrir d'une manière très fâcheuse le prodige de la grâce de son temps ; mais pour lors c'étaient des choses cachées et inconnues. Ce qui était encore bien plus remarquable, c'est que presque tous les Pères mitigés s'opposaient à la sainte. Or, quelle apparence de faire plus de cas des sentiments d'une femme avec quelque petit nombre de personnes, que de presque tous les religieux d'un ordre ? Ajoutons à cela qu'il semblerait qu'au moins, pour le bien de la paix, il fallait se désister, puisqu'il n'y avait pas d'autres moyens d'apaiser les troubles. De plus, comme il a été dit ses contradictions ne venaient pas seulement de gens mal intentionnés, emportés de passion ou d'envie, mais de telle considération, que c'était beaucoup les offenser que de ne pas déférer à leur jugement. Il semblait que c'était faire tort à leurs vertus, à leurs lumières et à leurs qualités. C'est ce qui fut cause qu'outre les informations de l'ordre, il fut informé de la part du saint office de l'inquisition contre la sainte, à raison de l'autorité des personnes qui recensaient et de l'estime de vertus où elles étaient, et la poursuite fut si avancée qu'on attendait chaque jour qu'on la dût mettre prisonnière avec ses religieuses.
Cependant, comme l'on ne pouvait pas empêcher le brillant de ses vertus, et que ses grâces même extraordinaires étaient sues de plusieurs, l'on répondait que ces grâces étaient des illusions du diable, ou bien qu'elles venaient de son imagination ; que ces vertus n'avaient que l'apparence, et qu'au fond elle était une superbe et une hypocrite ; ce qu'on prenait la peine de lui venir dire à elle-même ; qu'elle se jetait dans des extrémités ; que c'était une trompeuse ; qu'il fallait s'en donner de garde ; que c'était une coureuse, une éventée ; qu'elle eût bien mieux fait de demeurer en repos dans son couvent, y vivant en bonne religieuse, et s'y acquittant des exercices ordinaires de la communauté, comme les autres.
Ô mon Dieu, que vos voies sont éloignées des voies des hommes ! Ô sagesse, ô prudence humaine, que deviens-tu ici ? Mais enfin l'esprit de mon Dieu est toujours le même ; tous ses plus grands desseins ne s'établissent que par les plus grandes croix. N'attendez jamais de grands coups de grâce où vous ne remarquerez pas des oppositions extraordinaires. Les desseins où tout le monde applaudit, qui ne donnent que de l'honneur et de l'approbation à ceux qui les entreprennent, ne marquent pas de grands effets d'esprit divin. Assurez-vous que l'enfer ne s'oubliera pas s'il redoute puissamment quelque chose. Croyez que le monde sera toujours le monde, c'est-à-dire opposé à ceux qui lui en veulent véritablement, ne se souciant que de Dieu seul. Eh bien ! Thérèse est destinée pour former un grand nombre de maisons religieuses. La prudence humaine dit que cela ne se peut pas sans beaucoup d'argent ; elle n'a pas un denier, elle est réduite dans l'extrémité d'une pauvreté qui fait peur. Cette prudence dit qu'elle a besoin d'une réputation qui ne soit pas combattue, particulièrement voulant réformer, non-seulement des filles, mais des hommes, son honneur est mis en compromis de toutes parts ; elle est le sujet des railleries des compagnies. Cette prudence juge au moins qu'elle doit être fortement soutenue pour la mettre à couvert de ces opprobres, et donner lieu à l'exécution de ses desseins ; partout elle ne trouve que contradictions des prélats, de ses supérieurs, de ses religieux, de ses religieuses, de ses amis, de ceux qui lui sont contraires, des grands du monde, enfin de toutes sortes de personnes ; et ceux qui lui étaient les plus opposés étaient ceux qui étaient les plus goûtés. Le prélat Sega persista opiniâtrement dans la croyance qu'il fallait empêcher la réforme, condamnant, emprisonnant et bannissant avec une très grande rigueur ceux qu'il pensait lui pouvoir résister ; ordonnant, sous peine de plusieurs censures, à ceux qui y travaillaient, de n'y plus penser, et de ne plus traiter aucune affaire. Ceux qui persuadèrent au Père général de faire une étroite défense à la sainte de ne s'en plus mêler s'imaginèrent par là rendre cette réforme impossible, et laisser cette glorieuse réformatrice dans un ennui extrême.
Mais que les hommes se trompent dans leurs mesures ! Celui qui habite dans les cieux se moque bien de tous leurs efforts, qui ne sont rien devant sa majesté très adorable. Toute la sagesse se trouve dévorée en sa divine présence. Il prend plaisir à rompre toutes les voies dont ils se servent pour combattre ses desseins, pour les établir avec plus de force. C'est la manière dont le Tout-Puissant triomphe des plus sages du siècle, conduisant toutes choses à leurs fins par des moyens qui, selon toute la prudence humaine, ne sont propres qu'à les détruire. Oui, ô mon Seigneur et mon Dieu, vos plus grands ouvrages se font dans le néant, vos plus magnifiques édifices ne s'élèvent que sur des ruines qui font peur. Les pierres vives qui les composent, ce sont celles que le monde jette aux ordures, et qu'il juge inutiles et de nulle valeur. Tous les siècles font voir avec éclat cette sage et puissante conduite de Dieu ; mais les hommes n'ouvrent les yeux que bien tard ; ils la découvrent dans les siècles qui la précèdent, et ne la voient nullement dans les temps où ils vivent. Tous les fidèles voient bien actuellement que toutes les persécutions de sainte Thérèse, qui la menaçaient et son ordre d'une ruine totale, nont servi qu'à l'établir plus glorieusement ; mais c'était une chose cachée à la plupart des personnes de son temps. Cependant il faut avouer que nous sommes bien bornés dans nos lumières. Qui aurait jamais pensé que l'envie des frères de Joseph eût été le grand moyen de toute sa gloire ? La politique qui veut perdre un homme peut-elle mieux se conduire que celle de ces frères ? Qui n'aurait pas dit du pauvre Joseph : Voilà un homme perdu sans ressource ? Mais, ô providence de mon Dieu, que vous êtes admirable ! Sa perte fait sa plus glorieuse fortune. Ceux qui travaillent à sa ruine sont ceux qui, sans y penser, travaillent à le faire un des premiers hommes de la terre. Oh ! Qui est semblable à notre Dieu, qui, du haut de sa demeure divine, arrête ses yeux avec plaisir sur les personnes qui sont dans les plus vils états de la vie, pour les tirer de la poussière et leur donner place avec les princes de son peuple ? Je demande si tous les frères de Joseph avaient conspiré unanimement, n'oubliant rien, et faisant tous leurs efforts pour faire la fortune de leur frère, qu'eussent-ils fait, qu'eussent-ils pu faire ? Mais, travaillant par leur envie à le perdre, ils servaient à la divine Providence de moyen pour en faire un vice roi, et l'un des plus glorieux hommes du monde. C'est ce que ce grand patriarche remarque dignement, lorsque, parlant à ses frères tout saisis de frayeur lorsqu'ils l'eurent reconnu, il leur dit que ce n'était pas tant par leurs conseils que par la volonté de Dieu qu'il avait été envoyé en Égypte.
Mais revenons à notre sainte ; et après l'avoir vue toute crucifiée au corps et à l'esprit par la main de Dieu et par celle des hommes, voyons-la encore attachée à la croix par les démons mêmes : il faut qu'elle souffre en tout ce qu'elle est, et de tout ce qui est. Aussi Dieu tout bon la faisait endurer pour les péchés des autres, dont elle portait les peines qu'ils méritaient, pour leur obtenir la grâce que la divine miséricorde leur accordait. Les démons ne l'ont pas fait seulement souffrir par leurs artifices, lui disant des paroles intérieures, et lui paraissant sous la forme de Notre-Seigneur pour la tromper, mais ils l'ont tourmentée effroyablement par leur rage, et si souvent qu'elle assure que, si elle le voulait dire, elle lasserait tous ceux à qui elle le dirait. Ces malheureux esprits tâchaient quelquefois de l'étouffer et venaient à légions fondre sur elle, la faisant endurer d'une manière cruelle.
Son âme généreuse, au milieu de tous ces tourments, marchait en dame, comme si elle eût été dans son royaume ; et de vrai, Jésus-Christ ayant entré en la gloire par ces moyens, c'est par ces voies que les saints y sont associés et règnent éternellement avec lui dans son empire qui n'aura jamais de fin.
Venez, ô mon Seigneur Jésus, venez : que votre règne nous arrive, que votre nom soit sanctifié, et que votre divine volonté soit faite en la terre comme au ciel. (Matth. VI, 10)
Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.