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SÉRIE VII. FRAGMENTS DIVERS.

AU PAPE DAMASE, SUR LA RÉVISION DU TEXTE DES QUATRE ÉVANGILES.

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR L'ÉPÎTRE DE SAINT PAUL A TITE (1).

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA LETTRE DE PAUL AUX ÉPHÉSIENS.

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPÎTRE, DE SAINT PAUL AUX GALATES.

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'EPÎTRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.

SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÉTE HABACUC.

A CHROMATIUS, ÉVÊQUE D'AQUILÉE. DU COMMENTAIRE SUR JONAS.

SUR LA RÈGLE DE SAINT PACOME, LÉGISLATEUR DES MOINES D'ÉGYPTE.

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE JOËL.

AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE JOËL.

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE ÉZÉCHIEL.

AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE EZÉCHIEL.

AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE FROPHÉTE ÉZÉCHIEL.

AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE ÉZÉCHIEL.

FRAGMENT DE LA LETTRE A LA VIERGE DÉMÉTRIADE SUR LA VIRGINITÉ.

 

AU PAPE DAMASE, SUR LA RÉVISION DU TEXTE DES QUATRE ÉVANGILES.

 

Difficultés et dan;ers de ce travail. — Saint Jérôme répond d'avance aux objections. — Il donne les raisons de la différence qui existe entre les quatre évangélistes.

 

En 584.

 

Vous voulez qu'avec les matériaux d'un ancien ouvrage j'en refasse un nouveau; que je me pose comble arbitre dans l'examen des textes de l'Écriture répandus dans le monde; vous voulez, en un mot, que j'explique les variantes qu'on y trouve, et que je signale ses passages concordants avec la version grecque la plus authentique. C'est une pieuse entreprise, niais une présomption dangereuse que de s'établir juge des autres, quand soi-même on doit avoir pour juge l'opinion générale; que de prétendre changer la langue des vieillards, ramener le monde, déjà vieux, au bégaiement de l'enfance. En effet, quel est l'homme de nos jours, savant ou non savant, qui, se décidant à prendre en main notre ouvrage , et voyant discréditer le texte dont il se sert habituellement et dans lequel il a appris à lire, ne se récrie aussitôt, et ne me traite de faussaire, de sacrilège, dont l'audace impie n'a point reculé devant des additions, des changements et des corrections à des textes consacrés par le temps? Contre de semblables reproches une double consolation m'est offerte; la première, c'est que cette mission m'a été confiée par vous ; la seconde, c'est que , d'après le témoignage même de ceux qui nous attaquent, il ne pourrait y avoir de vérité complète dans les ouvrages où on ne peut signaler des variantes. En effet, si nos adversaires pensent que les exemplaires latins sont dignes de confiance , qu'ils désignent lesquels; car il existe presque autant d'originaux que d'exemplaires. S'ils pensent, au contraire, que la vérité ne saurait être découverte que par la comparaison des différents textes , pourquoi trouvent - ils mauvais que j'aie la prétention de corriger, tout en remontant aux sources grecques, les parties du texte qui ont été ou mal comprises par des interprètes ignorants, ou tronquées, dans de mauvaises intentions, par des correcteurs inhabiles et présomptueux, ou surchargées d'additions et altérées par de paresseux copistes? Ma polémique ne touche en rien l'Ancien-Testament traduit en grec par les Septante, et qui ne nous est arrivé qu'après trois traductions successives. Je ne veux point chercher en quoi Symmaque et Aquila ont fait preuve de discernement, pourquoi Théodotien a cru devoir prendre un terme moyen entre les nouveaux et les anciens interprètes. Ainsi, tenons pour authentique la version qui a pour elle le témoignage des apôtres.

J'aborde maintenant le Nouveau-Testament qui a été écrit tout entier en grec, à l'exception de l'évangile selon saint Mathieu, qui se servit de la langue hébraïque pour répandre en Judée la parole de Jésus-Christ. Or, comme dans notre idiome cet évangile est rempli d'incontestables variantes résultant de la variété des sources auxquelles on a puisé pour le composer, il nous a semblé convenable de remonter à une seule et même source. Je ne veux point recourir aux versions employées par Lucianus et Hesycllius et que quelques hommes ont prises pour texte de leurs querelles impies. Il ne m'a point convenu de revoir ces versions dans leur ancien idiome, après la traduction des Septante. Si je l'ai fait pour les exemplaires écrits dans notre langue, je dois avouer que je n'en ai retiré aucune utilité; en conséquence, je ne m'engage ici qu'à l'examen des quatre évangiles, dont voici l'ordre nominal : saint Mathieu, saint Marc, (629) saint Luc et saint Jean; je ne prétends me servir que de la collection épurée des anciens textes grecs. D'ailleurs , afin que notre travail ne s'écartât pas trop de la teneur des exemplaires latins, nous n'avons corrigé que les passages qui nous ont paru s'écarter du véritable sens, laissant les autres tels que nous les avons reçus de la rédaction primitive. Quant aux canons qu'Eusèbe, évêque de Césarée, a partagés en dix livres, d'après Ammonius d'Alexandrie, nous nous sommes contentes de les traduire dans notre langue , en nous conformant sans restriction au sens du texte grec. Pour qui voudra connaître les passages curieux renfermés dans les quatre évangiles, soit que ces passages concordent entre eux, soit qu'ils diffèrent en quelques points, soit qu'une dissemblance totale les sépare, il sera nécessaire de recourir à la distinction que nous avons établie entre eux. Quant à certaines erreurs assez notables qu'on pourra signaler dans nos livres , elles résultent d'abord de ce qu'un évangéliste s'étant étendu plus qu'un autre sur un même sujet, les commentateurs se sont, crus dans l'obligation de compléter le récit de l'autre; elles résultent, en second lieu , de ce qu'un évangéliste avant raconté en termes différents un fait identique rapporté par les autres, chaque commentateur prit pour type le premier qui lui tomba sous la main , et se mit à corriger les autres d'après lui.

Il résulte de là que dans notre ouvrage. tout est mêlé; que dans l'évangile selon saint Jean, par exemple, on peut signaler plusieurs passages qu'on trouve aussi dans saint Luc et dans saint Mathieu , de même que dans l'évangile selon saint Mathieu on rencontre souvent des pages qui appartiennent à saint Jean et à saint Marc; qu'en un mot, dans chaque évangile on peut trouver quelques fragments des autres. Ainsi, quand vous entreprendrez la lecture dos canons qui suivent, il vous sera facile, prémuni que vous êtes contre une erreur dont la cause n'existera plus , de reconnaître les passages identiques dans les quatre évangiles, et de restituer à chacun d'eux, dans votre pensée, ce qui lui appartient. . . . . . . . . . . . . . . . .

Je désire, père très saint, que vous vous portiez bien dans le Christ et que vous vous souveniez de moi.

 

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FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR L'ÉPÎTRE DE SAINT PAUL A TITE (1).

 

Jugement porté sur les Crétois et emprunté à Epimnénide. — Callimaque les accuse de mensonge parce qu'ils prétendaient posséder dans leur île le tombeau de Jupiter. — Accusations portées contre Paul parce qu'il avait cité un poète profane. — Saint Jérôme le justifie. — Le peuple juif condamné par Isaïe. — Inutilité de ses croyances . — Coquetterie des femmes de Corinthe. — Les Macédoniens sont charitables, mais disposés à l'oisiveté. — Nécessité du travail pour vivre.

 

En 386.

 

Voici ce que dit d'eux un prophète de leur nation : « Les Crétois sont toujours menteurs; ce sont des bêtes méchantes, des ventres paresseux. Ce témoignage est véritable, c'est pourquoi reprenez-les avec force, afin qu'ils conservent la pureté de la foi sans s'arrêter à des fables judaïques et à des ordonnances faites par des hommes qui se détournent de la vérité. »  A en juger par ces dernières paroles, il semble que cette phrase : « Voici ce que dit d'eux un prophète de leur nation, » n'ait trait à ceux dont il est. parlé plus haut en ces termes : « C'est surtout ceux qui suivent les dogmes de la circoncision qu'il faut réprimer; il faut fermer la bouche à ces hommes qui pervertissent les familles, enseignant pour un gain sordide des doctrines hétérodoxes. » Viendraient ensuite ces mots : « Voici ce que dit d'eux un prophète de leur nation. » Mais comme dans aucun des prophètes juifs on ne rencontre ce vers, il doit, je pense, se rapporter à ceux dont il est dit plus haut : « Je vous ai laissé en Crète, afin que vous terminiez tout ce qui reste à régler. » Viennent ensuite ces mots : « Voici ce que dit d'eux (c'est-à-dire des Crétois) un prophète de leur nation. » Mais comme ces deux passages sont séparés l'un de l'autre par un assez grand nombre de phrases, et que notre explication peut paraître forcée, comme d'ailleurs il peut fort bien arriver que personne ne l'admette pour la faire concorder par une autre interprétation avec un passage plus voisin, il faut lire: « Il en est un grand nombre qui ne veulent pas se soumettre, qui s'occupent à conter des fables et à séduire les esprits simples, surtout ceux qui suivent le dogme de la circoncision. »

                

(1) Edition des Bénédictins, tome IV, page 419.

 

C'est ce grand nombre qui ne veut pas se soumettre, qui s'occupe à conter des fables, qu'il faut réprimer, ainsi que ceux qui suivent le dogme de la circoncision, qui pervertissent les familles, et qui, pour un gain sordide, enseignent des doctrines hétérodoxes. « Voici ce que dit d'eux un prophète de leur propre nation. »Ces paroles, «un prophète de leur propre nation, »  ne s'appliquent pas spécialement aux Juifs et à ceux surtout qui suivent le dogme de la circoncision, mais au grand nombre de ceux qui ne veulent point se soumettre, qui s'occupent à conter des fables et à séduire les âmes. Cette espèce de prévaricateurs étant commune en Crète, on a pensé que l'apôtre voulait désigner les Crétois. Suivant certaines autorités, ce vers se trouverait dans les Oracles du poète crétois Epiménide; soit que ce fût en plaisantant que l'apôtre, en parlant de ce dernier, l'ait qualifié de prophète, voulant dire que des chrétiens tels que des Crétois méritaient bien de pareils prophètes, prophètes semblables à ceux de Baal, à ceux de la confusion et des offenses, et aux autres faux prophètes dont parle l'Ecriture; soit qu'écrivant sur les Oracles et sur leurs réponses, le poète crétois eût rencontré par hasard une vérité au milieu de tous les mensonges que ces oracles annoncent bien avant le temps assigné à leur réalisation. Enfin, son livre est intitulé livre des Oracles, et, comme le poète paraissait annoncer quelque chose ayant trait à un dieu, il parut curieux à l'Apôtre de feuilleter ce livre afin de connaître les prédictions des Gentils; ce l'ut à cette époque qu'il cita ce vers, dans son épître à Tite qui était en Crète, afin de convaincre les faux docteurs de la Crète par le témoignage d'un docteur de leur propre nation.

Ce n'est point seulement dans cette épître que l'apôtre Paul en usa de la sorte, mais il en fit autant dans un grand nombre d'occasions; expliquant au peuple les Actes des Apôtres dans l'aréopage des Athéniens , entre autres paroles, il prononça celles-ci : « Et comme quelques-uns de vos poètes ont dit : Nous sommes les enfants de        Dieu même. »        Cet hémistiche se trouve dans les phénomènes d'Aratus. Cicéron, Germanicus, César, et tout récemment Aviénus, ont traduit ce livre en latin, ainsi que beaucoup d'autres qu'il serait trop long de citer. Dans sa lettre aux Corinthiens, peuple façonné au beau langage d'Athènes, et dont le voisinage de cette ville avait épuré le goût. Paul cite un vers iambique, emprunté à la comédie de Ménandre : « Les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs. »  Doit-on s'étonner que, cédant à l'esprit de son siècle, il ait cité souvent les poètes profanes? Ailleurs, et à l'occasion d'un changement qu'il avait cru devoir faire subir à l'inscription d'un autel, voici les paroles qu'il adresse aux Athéniens : « Me promenant au milieu des objets de votre culte, et examinant les statues de vos dieux, j'ai trouvé même un autel où était écrit : «Au Dieu inconnu;» ce Dieu donc que vous adorez sans le connaître, est celui que je vous annonce. »  Il faut avouer, en effet, que l'inscription trouvée sur cet autel n'était point conçue dans ces termes : « Au Dieu inconnu, » mais bien dans ceux-ci : « Aux dieux de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique, aux dieux inconnus et étrangers. Mais comme l'admission de plusieurs dieux inconnus n'entrait pas dans les vues de Paul, mais bien l'admission d'un seul, il modifia les termes de l'inscription, afin de pouvoir persuader aux Athéniens que le Dieu signalé sur cet autel n'était autre que le sien, et que, désormais convaincus de cette vérité, ils devaient honorer, à bien plus forte raison, un Dieu connu qu'ils avaient honoré comme inconnu, mais qu'ils ne pouvaient plus méconnaître à l'avenir. Paul n'avait que rarement recours à ce moyen, et c'était moins par ostentation que par un discernement plein de réserve, qu'à l'exemple des abeilles qui composent leur miel et bâtissent leurs cellules du suc de différentes fleurs, il agissait ainsi. Le vers que nous commentons aurait été, selon quelques-uns, emprunté à Callimaque, poète de Cyrène, et à quelques égards ce n'est point une erreur. Ce poète, dans un chant en l'honneur de Jupiter, s'élevant contre les Crétois qui se faisaient gloire de montrer dans leur île le tombeau de ce Dieu, s'exprime en ces termes : « Ils seront toujours d'insignes menteurs ces Crétois qui, par un mensonge sacrilège, ont élevé à Jupiter un tombeau, et prétendent que c'est le sien. »  Du reste, comme nous l'avons dit plus haut, le vers, dans son intégrité, a été emprunté par l'Apôtre au poète Epiménide. Quant à Callimaque, il n'employa dans son poème que les premiers mots de ce même vers. Ou bien (631) peut-être est-ce un proverbe usité qui accusait les Crétois de mensonge, et qui aura été mis en vers par Epiménide et par Callimaque, d'où il résulterait que ce dernier n'a rien dérobé à l'autre. Quelques rigoristes blâment l'Apôtre de s'être permis ces citations, et d'avoir, tout en argumentant contre de faux docteurs, sanctionné ce vers qui prouve la mauvaise foi des Crétois par la prétention qu'ils affectent de posséder ce tombeau de Jupiter; car, disent les mêmes rigoristes, si Epiménide ou Callimaque s'appuie sur ce fait pour accuser les Crétois de mensonge, pour les traiter de bêtes méchantes, de ventres paresseux, parce qu'ils ne respectent point les croyances du paganisme, et qu'ils prétendent faussement que Jupiter, qui règne dans le ciel, est enseveli dans leur île, l'accusation de ces poètes étant sanctionnée d'ailleurs par l'adhésion de l'Apôtre, il s'ensuit que Jupiter n'est point mort, et qu'il existe toujours. Ainsi Paul, le destructeur de l'idolâtrie, en même temps qu'il argumente contre les faux docteurs, Paul, avec une maladresse impardonnable, ne met point en doute l'existence des dieux contre lesquels il s'élève. Nous répondrons en peu de mots à ces arguments, par ce que Paul a dit d'après Ménandre : « Les mauvais entretiens corrompent les bonnes moeurs; » et ailleurs, d'après Aratus : « Car nous sommes les enfants de Dieu même. S'ensuit-il qu'il approuve toute la comédie de Ménandre et le livre entier d'Aratus? mais il se saisit de l'à-propos de cette citation. De même dans l'autre exemple, il ne suit pas de l'approbation donnée à un seul sers que cette approbation doive s'étendre à chacun des écrits de Callimaque et d'Epiménide, dont l'un chante les louanges de Jupiter et dont l'autre traite des oracles. L'Apôtre a voulu reprocher aux Crétois le mensonge comme un vice. qui leur était propre, non point, assurément, à cause des impiétés dont les accuse le poète, mais à cause de leur goût inné pour le mensonge ; et c'est pour cette raison qu'il les confond par une citation empruntée à un de leurs auteurs. Quant à ceux qui pensent que l'emprunt fait à un auteur vous met dans la nécessité de suivre aveuglément cet auteur, ils devraient, pour être conséquents, admettre parmi les saintes Ecritures le livre apocryphe d'Enoch, dont Judes, l'apôtre, a cité un passage dans une de ses lettres, et tous les livres dont l'Apôtre a emprunté des fragments dans son traité sur les choses cachées. Et en argumentant de la même manière, de ce que Paul, chez les Athéniens, avoue qu'il honore le Dieu inconnu dont le nom avait été gravé par eux sur la pierre d'un autel, s'ensuit-il que l'Apôtre dût approuver tout ce que contenait l'inscription? et devait-il faire tout ce que faisaient les Athéniens, parce qu'il se conformait à leurs croyances en ce point, c'est-à-dire en adorant le Dieu inconnu, non toutefois sans restriction !

Loin de moi l'idée de dénigrer les beautés de fonds et l'élégance des auteurs classiques. Il n'est pas, en effet, de sicaire si féroce, de parricide si endurci, d'empoisonneur si impitoyable, qui n'ait fait par hasard dans sa vie quelques bonnes actions. Si donc à la vue d'une bonne action exercée par de tels hommes, il m'arrive d'applaudir, serai-je mis dans la nécessité d'approuver tous les crimes qu'ils auront commis d'ailleurs? Un ennemi qui s'emporte contre nous, et qui nous invective, ne peut-il, au milieu des injures dictées par la colère et par la violence, nous dire quelques bonnes vérités ? Ce n'est donc que dans une certaine mesure qu'il nous est permis, à nous qu'il invective, de le blâmer. Ainsi Callimaque et Epiménide ont été dans l'erreur quand ils ont dit que Jupiter était un dieu, et. quand ils ont fini par affirmer que les Crétois étaient des menteurs, pour telle raison; mais ils ont été dans le vrai quand ils ont dit que le mensonge était un vice inné chez les Crétois-, ainsi, et en raisonnant de la même manière, de ce que les Crétois sont menteurs par nature, il ne s'ensuit nullement qu'ils ne disent pas parfois la vérité. Et puis, quand les Crétois diraient la vérité relativement au tombeau, Jupiter n'en serait pas moins un dieu dans l'esprit des païens; mais quand même les Crétois se tairaient à cet égard, celui qui a été soumis à la mort ne devrait pas davantage recevoir le titre de Dieu.

Enfin pour qu'on sache bien que l'Apôtre n'a rien avancé légèrement et au hasard , comme voudraient le faire croire ses détracteurs, mais que tout ce qu'il a dit a été pesé et mûrement réfléchi, et qu'en faisant des reproches aux Crétois, il a bien eu soin de se prémunir contre toute espèce d'attaque; par les (632) termes mêmes dont il se sert, « ce témoignage est véritable, »  dit-il; ce n'est donc point tout le passage d'où ce vers est tiré, ce n'est donc point l'ouvrage entier qu'il sanctionne ; mais seulement ce témoignage, mais seulement le petit vers d'où se déduit la preuve du vice particulier aux Crétois. D'où il suit, que celui qui n'a approuvé qu'un seul passage d'un poème est présumé, par cela même, avoir rejeté le reste. Dans nos commentaires sur la lettre de Paul aux Galates, nous verrons pourquoi les Crétois sont accusés d'être menteurs, les Galates d'être insensés, les Israélites d'avoir la tête dure, chaque province d'avoir son vice distinctif. Ne pouvant rien dire de plus à l'appui de notre opinion, nous nous contenterons des arguments précédents. « C'est pourquoi reprenez-les avec force, dit-il, car ce sont des menteurs, des bêtes méchantes et des ventres paresseux, » c'est-à-dire. ils se plaisent à répandre le mensonge, et, à l'instar des sophistes, ces bêtes méchantes ont soif du sang; et quoique ne travaillant pas en silence, selon les préceptes, ils mangent leur pain; leur dieu, c'est leur ventre; ils placent leur gloire dans leur confusion; reprenez-les donc afin qu'ils conservent la pureté de la foi.

Dans les versets suivants l'Apôtre dit quelque chose de cette pureté de foi : « Que les vieillards soient sobres, prudents, chastes, purs dans la foi, dans la charité et dans la patience; » de même qu'il a dit « la pureté de la foi, »  il a dit «la pureté de la doctrine. »  «Un temps viendra, »  dit-il, « où les saines doctrines recevront un échec. » Il existe aussi des paroles pures , c'est d'elles que parle l'Apôtre dans sa première lettre à Timothée Si quelqu'un enseigne autre chose et ne se rend point aux saines paroles de notre Seigneur Jésus-Christ, et à la doctrine qui est selon la piété, etc., etc. » Il dit encore dans sa seconde lettre : « Guidez-vous sur les saines paroles que vous avez entendues de moi. »  Qu'ils atteignent des (Crétois) donc à cette pureté de foi, de doctrines et de paroles, sans s'arrêter à des fables judaïques et aux ordonnances de ceux qui les détournent de la vérité. Faisons pour un instant cette concession aux Juifs; écoutons patiemment les folies de ceux de leurs docteurs qu'ils qualifient de sages, et alors nous comprendrons la futilité de ces fables judaïques qui n'ont pas pour appui l'autorité de l'Écriture, et qui sont dépourvues de raison; nous comprendrons l'erreur d'un peuple qui invente des choses si absurdes, et dont parle ainsi le prophète Isaïe : « Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi : il m'honore sans discernement, ne suivant que les doctrines et les commandements des hommes. » Notre Sauveur, dans l'Évangile, confirme ce jugement et accuse aussi les Juifs de s'être soumis, moins à la loi de Dieu qu'aux commandements des hommes ; car Dieu dit: « Honore ton père et ta mère; » et les Juifs ont tronqué ces paroles, en disant : « Quiconque aura dit à son père et à sa mère : Toute faveur vient de moi, celui-là t'aura trahi, et il n'honorera pas comme il convient son père et sa mère. » Celui qui, après l'arrivée du Messie, demeure dans la mauvaise voie, quoiqu'il ne soit pas circoncis, n'en est pas moins censé adhérer aux fables des Juifs et obéir aux commandements des hommes.

Ce n'est point celui qui se montre juif ouvertement qui est le plus dangereux, mais celui qui l'est en secret et qui n'est point circoncis dans la chair, mais dans l'esprit. Celui qui ne fait point la Pâque avec les pains de sincérité et de vérité, pour purger son âme de tout ancien serment de malice et de méchanceté, celui-là professe le mensonge et en suit les ténèbres au lieu de suivre la lumière de la vérité. Celui qui ne s'élève pas avec le Christ, et qui, ne cherchant pas ce qui est en haut, mais ce qui est en bas, dit : « Tu ne toucheras pas, tu ne goûteras pas, tu ne t'attacheras pas aux choses corrompues, »  suit, en ce qui le concerne, les préceptes et les doctrines des hommes et ne se conduit pas selon les principes d'une saine justice et selon les bons préceptes. C'est là où est la vérité et la loi spirituelle que sont aussi les saines justifications et les bons préceptes! Celui qui s'y conformera vivra en eux, à savoir « que ce n'est pas pour vous que vous devez être sage; » et dans le passage suivant : « Car, en vertu de la grâce qui m'a été accordée, je dis à tous ceux qui sont parmi vous : Ne prétendez pas être sage plus qu'il ne convient, mais soyez sages avec mesure; » et plus manifestement encore par ces derniers mots : « Réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, partagez vos peines et vos joies mutuelles, ne (633) prétendez point à une trop haute sagesse, mais sympathisez avec les humbles; ne prenez pas envers vous-même des précautions trop minutieuses. »  Il reprend les Corinthiens de ce que leurs femmes vont la tête nue, qu'elles parfument leurs cheveux et se rendent en négligé dans les églises; il les reprend eux-mêmes de ce que, enflés d'une sagesse mondaine, ils refusent de croire à la résurrection de la chair. Pour quiconque a vu l'Achaïe, il reste prouvé que tous ces reproches sont encore applicables en partie. Les Macédoniens sont cités pour leur charité, leurs vertus hospitalières et leur empressement à rendre service à leurs frères; aussi leur écrit-il : « Quant à la charité fraternelle vous n'avez pas besoin que je vous en écrive, puisque vous-mêmes avez appris de Dieu à vous aimer les uns les autres; aussi le faites-vous à l'égard de tous nos frères qui sont dans la Macédoine. »

Il leur reproche d'ailleurs de se promener sans rien faire autour de leurs maisons, et d'attendre, pour y prendre part, les repas de leurs voisins, tout en cherchant à se rendre mutuellement service et en courant de tous les côtés. Il leur reproche en outre de rapporter ce qui se passe chez les autres. Le passage suivant en est la preuve : « Cependant nous vous conjurons, mes frères, d'avancer de plus en plus dans cet amour, de vous appliquer à vivre en paix, de vous occuper tous de ce que vous avez à faire, de travailler de vos propres mains, comme nous vous l'avons ordonné, afin de vous conduire avec honneur envers les étrangers, et de ne rien désirer de ce qui appartient aux autres. »

Pour qu'il ne vienne à l'idée de personne que ces représentations lui aient été dictées plutôt par les devoirs de son ministère que par le désir de corriger un vice national, dans une seconde épître voici les reproches et les représentations qu'il leur adresse : « Lorsque nous étions au milieu de vous, nous vous déclarions que celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ; or, nous avons appris qu'il en est parmi vous qui se promènent continuellement sans rien faire et qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Nous ordonnons à ceux-là, et nous les conjurons par notre Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain en travaillant en silence.

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA LETTRE DE PAUL AUX ÉPHÉSIENS.

 

Importance de la méditation des saintes Ecritures. — Réponse à des critiques. — Voyage de  Jérôme à Alexandrie pour voir Didyme, afin de l'interroger sur certaines difficultés d'interprétation . — Idolâtrie des Ephésiens. — Paul reste trois ans à Éphèse. — Succès de ses prédications. — Sujet de sa lettre. — Commentaires d'Origène , de Didyme et d'Apollinaire sur cette même lettre.

 

Lettre écrite en 386.

 

Si quelque chose en cette vie, Paula et Eustochia , si quelque chose peut fixer l'homme sage et lui faire sentir l'importance du calme de l'esprit au milieu des agitations et des misères de ce monde , c'est, à mon avis, la science et la méditation des saintes Ecritures. Ce qui nous distingue , sans contredit, des autres animaux, c'est que nous sommes des animaux raisonnables et que nous avons reçu le don de la parole ; mais la raison souveraine , mais la parole par excellence, sont renfermées dans les livres divins, ces livres qui nous apprennent la science de Dieu. Convaincus du but de notre existence, il est étonnant qu'il se rencontre des hommes qui, se livrant entièrement au sommeil et à la paresse , refusent d'apprendre de si admirables choses; et qu'il s'en rencontre d'autres se croyant en droit de blâmer ceux qui en font l'objet de leurs études. Je pourrais réfuter avec plus de soin ceux qui professent de semblables opinions et les renvoyer en peu de mots ou muets ou convaincus, mais pour augmenter nos richesses, il est infiniment plus important de nous exercer à la lecture des livres des saints, que de se donner la peine de parler. Ce que j'avance là, le juge le plus partial est prêt à me l'accorder; mon repos, comme je l'entends, est pour moi plein de charmes; ma solitude me semble préférable à toute espèce de célébrité. Comme d'ailleurs je ne les blâme point, comme je ne les reprends point d'agir comme ils le font, ils peuvent bien me passer ce qu'ils appellent mes inepties. Je suis fort peu éloquent ; que vous importe! lisez un auteur plus disert. Je ne rends pas bien en latin le sens des phrases grecques! eh bien! donnez-vous la peine d'aborder le texte grec, si vous comprenez cette langue; ou si seule la langue latine vous est connue , abstenez-vous de porter un jugement sur (634) un don qui ne vous coûte rien. Et d'ailleurs, comme dit le proverbe , examinez les dents du cheval dont on vous a fait cadeau. Parce que vous ne traitez pas le même sujet que moi, vais-je vous traîner à la barre d'un tribunal? J'aurai plus d'un lecteur un peu moins docte que moi; pour vous, s'il vous prenait fantaisie d'écrire, vous auriez la prétention de compter sur les éloges d'un Cicéron. Tertullien, en produisant de bons ouvrages, a-t-il empêché d'écrire Cyprien, le bienheureux martyr; Cyprien Lactance, et Lactance Hilaire ? Je passe sous silence bien d'autres mauvais écrivains, aux attaques desquels je m'inquiète fort peu d'être en butte. A moins de traiter des sujets futiles, ils ne pourraient s'élever beaucoup. S'il n'y a point de seconde et de troisième place, il est évident qu'il n'y en pas de première. Nous n'avons pas la prétention de nous élever trop haut, pourvu que nous ne descendions pas trop bas. Je vous supplie donc , vous aussi bien que Marcella la sainte, unique exemple du veuvage le, plus extraordinaire, de mettre une grande circonspection dans la communication que vous pourriez faire de mes écrits aux médisants et aux malintentionnés. Je vous supplie de ne point placer devant les chiens la sainte nourriture, et de ne point semer les perles devant les pourceaux. Dans l'impuissance où ils sent d'imiter ce qui est. fion , ils font la seule chose à laquelle ils soient propres, ils envient et ils se croient très doctes et très érudits quand ils commettent des plagiats. Répondez-leur, je vous en prie , et demandez-leur de leur style ; qu'ils cousent ensemble trois paroles seulement; qu'ils se mettent en frais; qu'ils s'éprouvent eux-mêmes, et qu'ils apprennent par le travail ce que peut coûter une oeuvre. Qu'ils apprennent à devenir indulgents pour les hommes de labeur. Vous savez que c'est à mon corps défendant, et pour me rendre à vos prières, que ces commentaires ont été entrepris. Non point que dès mon adolescence j'aie cessé un seul instant de lire ou d'interroger les hommes de science sur ce qui m'était inconnu; et d'être pour moi-même ce qu'une foule d'écrivains ont été pour eux, mon maître et mon précepteur. Dernièrement encore je me rendis à Alexandrie , dans le but presque unique de voir le savant Didyme, afin d'avoir son avis sur toutes les difficultés d'interprétation que j'avais rencontrées dans l'Ecriture. Mais autre chose est de composer des ouvrages de son propre fonds, autre chose est de joindre aux moyens fourni par les sciences profanes les témoignages recueillis çà et là dans les saintes Ecritures, et dans des traités sur l'efficacité de la grâce, sur l'avarice, sur la foi, sur la virginité, sur les veuves , en un mot sur un sujet quelconque : autre chose encore , de revêtir de la pompe du langage des lieux communs; d'exécuter ces différents travaux , de pénétrer dans le sens intime des prophètes et des apôtres; de comprendre leur mission d'écrivains; de déduire les raisons sur lesquelles sont fondées les maximes; de séparer dans l'ancienne loi ce qui appartient aux coutumes des divers peuples, des Iduméens, des Moabites, des Ammonites, des Syriens, des Philistins, des Egyptiens et des Assyriens; de chercher ensuite dans l'Ancien Testament ce qu'étaient les Romains , les Corinthiens, les Galates, les habitants de Philippes, les Thessaloniciens, les Hébreux, les Colossiens , de chercher, par exemple, ce que signifie l'épître aux Ephésiens, dont nous nous occupons maintenant. En effet, de la diversité des lieux, des temps et des hommes qui présida à la composition de nos saintes Ecritures, il résulte nécessairement que les causes, les arguments et les origines qu'elles renferment doivent être très divers. Et de même que le bienheureux Jean, dans son Apocalypse, écrivant à sept Eglises, les reprend chacune à cause de leurs vices spéciaux , ou les loue chacune à cause de leurs vertus spéciales, de même l'apôtre saint Paul va d'église en église, appliquant son baume aux blessures de chacune , et procédant contrairement à ces médecins maladroits qui prétendent guérir, à l'aide du même remède, les maux de tous leurs malades. Et puisque encouragé par vos prières je suis arrivé à l'épître aux Galates, avant peu de jours je compte vous en entretenir. Pour l'instant, voyons à nous occuper de l'épître aux Ephésiens, et si nous commençons par cette épître, qui tient le milieu dans, la correspondance du saint apôtre, c'est afin de procéder plus méthodiquement selon l'ordre et le sens de la matière ; je dis que; l'épître aux Ephésiens tient le milieu, non que se trouvant à la suite des premières elle soit d'une date antérieure aux dernières ; mais c'est afin que la sachant, au milieu de toutes les autres, (635) comme le coeur chez tout être vivant, vous compreniez par cette analogie combien de questions ardues elle présente. L'Apôtre s'adresse aux Ephésiens, qui adoraient Diane; non la Diane chasseresse qu'on représente armée d'un are et ceinte d'un carquois , mais cette Diane aux mille mamelles, que les Grecs nommaient polumathon (plusieurs mamelles) , comme s'ils eussent voulu par cette singularité de formes la faire considérer comme la nourrice de tous les êtres vivants. C'est à cette ville, métropole le l'Asie, que l'Apôtre adresse son épître; à cette ville où régnaient l'idolâtrie et les pratiques de la magie, son cortége obligé, et où s'élevait le temple dont Démétrius disait : « Il est à craindre que le temple même de la grande Diane ne soit méprisé, et que la majesté de celle que toute l'Asie et l'univers adorent ne tombe dans l'oubli. »

C'est dans cette ville que l'Apôtre fit un séjour de trois ans , prêchant nuit et jour le saint Evangile, afin que le renversement de cette citadelle de l'idolâtrie entraînât la chute des autres temples païens qui s'élevaient dans des villes moins importantes. Voici comment , d'après l'Ecriture , Paul sermonait les Ephésiens « Veillez donc, vous souvenant que durant trois ans je n'ai cessé, nuit et jour, d'avertir avec larmes chacun de vous, et maintenant je vous recommande à Dieu et à la parole de la grâce ; à celui qui est puissant pour édifier et pour vous donner part à son héritage avec tous les saints. » Grâce aux exhortations de l'Apôtre, ils commentaient à embrasser le culte du vrai Dieu, ceux, qui, pendant si longtemps s'étaient livrés au culte des fausses divinités; ils avaient d'ailleurs la notion d'une intelligence souveraine , et tout en fouillant les entrailles des victimes, tout en consultant les augures et les devins, ils avaient trouvé le principe de notre croyance. L'Apôtre leur dit ensuite: « Je dois vous avouer en ce jour que je suis du sang le plus vulgaire, car je ne me suis point entouré d'un voile pour vous annoncer la volonté de Dieu. » Et ailleurs : « Je ne vous ai rien télé de tout ce qui est utile, rien ne m'aurait empêché de vous l'annoncer publiquement et dans vos demeures. »

Il avait lu dans Ezéchiel que quiconque, par calcul, n'annoncerait pas au peuple l'arrivée des ennemis, serait comptable envers Dieu du sang de ses concitoyens; aussi affirme-t-il qu'il annoncera au peuple la volonté de Dieu et tout ce qui lui sera, utile, afin que le sang versé ne retombe pas sur sa tête. Puisque vous n'ignorez pas qu'il y avait dans Ephèse des gens qui s'adonnaient à des pratiques superstitieuses et à la science de la magie, voici ce qu'on fit à ce sujet dans les Actes des Apôtres : « Et plusieurs de ceux qui s'étaient occupé des arts magiques apportèrent leurs livres et les brûlèrent devant tous, et, le prix compté, on trouva cinquante mille deniers. Ainsi la parole de Dieu croissait et se fortifiait. »

Nous nous sommes livrés à un long examen de cette épître afin d'expliquer pourquoi l'Apôtre y a semé tant de passages obscurs et y a fait mention de sacrements fort peu connus ; pourquoi il parle si longuement des forces d'en-haut et de celles qui n'en viennent pas; pourquoi enfin il nous entretient des faux dieux, de leur pouvoir, de leur origine, et de la rapidité de leur chute et de leur disparition après l'arrivée de Jésus-Christ. C'est au sujet de ces faux dieux qu'il s'exprime ainsi : « Car nous avons à combattre non contre des hommes de chair et de sang, mais contre les principautés, contre les puissances, contre les princes du monde, c'est-à-dire de ce siècle ténébreux, contre les esprits de malice répandus dans l'air. »  Et ailleurs : « Je demeurerai à Ephèse jusqu'à la Pentecôte; car une brèche m'est ouverte, large et suffisamment praticable , mais vos ennemis sont nombreux. »  Il resta en effet à Ephèse jusqu'à la Pentecôte , jour de joie et de victoire, où nous ne fléchissons pas les genoux, mais où nous nous élevons avec le Seigneur vers les hauteurs des cieux ; et il resta , parce qu'une brèche lui était ouverte, non pas une brèche médiocre, mais une large brèche ; afin qu'après avoir vaincu et enchaîné l'erreur, il pénétrât dans son temple, le dépouillât , le renversât, et emmenât pour ainsi dire en captivité la captivité elle-même; l'erreur avec ses satellites combattit contre les apôtres, mais elle fut vaincue.

Quant aux Ephésiens, les éloges de l'Apôtre ne leur manquèrent point; de même que Jean l'évangéliste qui devait expliquer le mystère de la Nativité de Notre-Seigneur s'appuya sur la poitrine du maître et puisa ses arguments dans cette source si pure; de même les Ephésiens , au départ de Paul , se jetèrent à son cou et lui (636) prouvèrent par leur empressement et leurs caresses, qu'ils possédaient désormais comme lui , le trésor de la vraie science; les magistrats lui témoignèrent aussi leurs regrets, en répandant des larmes. Je dois vous avertir dans cette préface qu'Origène a écrit sur cette épître trois volumes de commentaires. Nous l'avons suivi en partie. Apollinaire et Didyme ont fait paraître sur le même sujet différents opuscules. Quoique nous ayons peu emprunté à ces derniers, nous avons cependant détaché de leurs pauvres, et nous nous sommes approprié quelques fragments qui nous ont paru présenter de l'intérêt. Nous avons combiné le tout de telle sorte qu'un lecteur intelligent distinguera sans peine ce qui nous a été fourni par Apollinaire et Didyme, de ce qui vient de notre propre fonds et de ce que j'ai emprunté ailleurs.

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPÎTRE, DE SAINT PAUL AUX GALATES.

 

En 387.

 

Mort de la vénérable Albina. — Commentaires d'Origène. — Ses Stromates. — Grand nombre d'ouvrages sur l'épître de saint Paul aux Galates. — Attaques de Porphyre au sujet de la conduite contradictoire de saint Pierre et de saint Paul. — Abolition des cérémonies judaïques par la nouvelle loi.

 

Peu de jours se sont écoulés depuis qu'ayant terminé mes éclaircissements sur la lettre de Paul à Philémon , je me décidai à passer à sa lettre aux Galates, laissant dans l'intervalle beaucoup de choses en arrière, lorsqu'il m'arriva tout à coup des lettres de Rome, m'annonçant que la vieille et vénérable Albina était retournée dans le sein de Dieu, et que Marcella la sainte avait été expulsée de la maison maternelle. C'est maintenant, ô Paula ! ô Eustochia ! c'est maintenant que je sens le besoin de vos consolations. Et puisque notre séparation, par des espaces immenses de terre et de mer, me les interdit momentanément, j'ai voulu appl iquer sur-le-champ à la blessure que je venais de recevoir le baume salutaire des saintes Ecritures. Je n'ignore point, il est vrai, la ferveur de son zèle (de Marcella) ; sa grande foi m'est connue ; je sais la vivacité de la flamme dont son coeur est embrasé; je sais qu'elle est au-dessus de son sexe; que l'oubli des hommes est une de ses vertus; je sais qu'elle est prête au roulement du tambour des saintes Ecritures, pour parler un langage figuré, je sais qu'elle est prête à traverser la mer Rouge de ce siècle. Certes,  quand je me trouvais  Rome elle n'était jamais si heureuse que lorsqu'elle pouvait me questionner sur les saintes Ecritures. Et contrairement aux disciples de Pythagore, elle n'approuvait point en aveugle toutes les réponses que je lui faisais, et mon autorité ne prévalait dans son esprit qu'après l'examen de sa raison; elle approfondissait toute question, et dans toutes ses appréciations elle faisait preuve de sagacité ; aussi la considérais-je plutôt comme un juge que comme un élève. Je pense donc bien mériter de Marcella absente, et de vous qui l'êtes aussi présentement, en entrant dans un domaine où nul des écrivains de notre langue ne s'est avisé de pénétrer, et que peu d'auteurs grecs ont exploré , malgré l'importance du sujet. Je n'ignore point qu'un certain Caius Marius Victorinus, qui enseigna aux jeunes Romains les principes de la rhétorique, écrivit des commentaires sur l'Apôtre; mais par cela même que l'enseignement des lettres mondaines l'occupait spécialement, son ignorance des saintes Ecritures ne peut être mise en doute; d'ailleurs n'est-il point de toute évidence que personne ne peut, ex professo, traiter un sujet qu'il ignore , quoique ce même sujet puisse lui servir de texte pour d'éloquentes divagations? Suis-je donc insensé et téméraire, moi qui promets ce qu'il n'a pu tenir? Je n'en crois rien. J'ai été d'autant plus timide et d'autant plus prudent en cette occasion que, sentant l'insuffisance de mes forces, j'ai résolu de me guider par les commentaires d'Origène; cet auteur a laissé cinq volumes de commentaires sur la lettre de Paul aux Galates. Il a rempli en outre le dixième livre de ses Stromates d'un discours fort et concis, consistant en éclaircissements sur la lettre précitée. Il a composé , de plus, différents traités et morceaux choisis, qui seuls, à la rigueur, pourraient nous suffire . Je passe Dydime, Laodicenus , tout récemment sorti du giron l'Eglise ; Alexandre , l'ancien hérétique; Eusèbe d'Emésène , Théodore d'Héraclée , tous ont écrit sur ce sujet des fragments de commentaires. Si je faisais un choix au mi. lieu de tous ces ouvrages, on pourrait bien (637) ne point le dédaigner. Je dois avouer, dans la simplicité de mon coeur, que cela m'est  passé sous les yeux, et que m'en appropriant  une notable partie j'ai fait venir un secrétaire qui a écrit sous ma dictée, et comme cela se présentait, les recherches d'autrui et les miennes propres ; je n'ai retenu, du reste, ni l'ordre de distribution , ni les termes.        ……

Tout en indiquant brièvement le sujet de cette lettre ici , nous devons annoncer que l’épître de Paul aux Galates, et celle qu'il adresse aux Romains, sont absolument sur le même sujet ; mais elles diffèrent en cela que l'une se distingue par un sens plus profond et des arguments d'une bien plus grande portée….

Il n'est aucun discours de l'Apôtre, soit parlé, soit en forme de lettres, où il ne prenne  à tâche d'enseigner l'abolition des prescriptions sévères de l'ancienne loi; de tout ce qui était resté d'observance religieuses en cérémonies et en figures, comme le repos du sabbat , la circoncision ,         la célébration du retour des calendes et de trois autres solennités par année; le choix des mets, les deux bains de rigueur prescrits quotidiennement; toutes pratiques abolies par l'Évangile. Ce n'est point le sang des victimes, mais la pureté de la foi, qui nous rend méritants dans l'esprit du livre saint. Dans une autre occasion cette question s'étant offerte à Paul , discourant sur un autre sujet, on s'échauffa tellement de part et d'autre qu'on faillit en venir aux mains. Dans ces deux lettres se dessinent parfaitement, comme j'ai eu occasion de le dire, l'abolition de l'ancienne loi et l'introduction de la nouvelle. Celle qu'il adresse aux Galates a cela de particulier qu'il n'y parle point à ceux qui avaient reçu des Juifs leur croyance en Jésus-Christ, et qui regardaient comme nécessaire l'observation des cérémonies anciennes, mais à ceux que les Gentils avaient convertis à l'Évangile, et qui, s'écartant de nouveau du véritable culte, s'en étaient laissé imposer par les affirmations hétérodoxes de ceux qui prétendent que Pierre, Jacques et toutes les Eglises de Judée avaient mêlé les prescriptions de l'Évangile avec celles de l'ancienne loi. Aussi Paul change-t-il de langage selon qu'il prêche en Judée ou chez les autres nations. En s'adressant à ces dernières, il ne manque pas de leur dire qu'elles croiraient en vain au Christ si elles négligeaient ce que les apôtres recommandaient.

C'est pour cela qu'il marche prudemment et à égales distances entre deux voies opposées, afin que tout en s'inclinant devant l'autorité et la valeur des traditions, il ne méconnaisse point l'autorité de l'Évangile, et que tandis qu'il se fait l'apologiste de la grâce, il ne soit pas le détracteur de l'enseignement des apôtres. C'est ainsi qu'il s'avance par des voies prudentes et comme par des chemins couverts; si donc il enseigne que Pierre fit pratiquer la circoncision au peuple qui lui était confié, c'est afin, dira-t-il, de ne point blesser dans ses moeurs le peuple qu'il veut convertir, et pour lui faire croire plus facilement au scandale de la croix; s'il annonce le contraire aux Gentils, il dira qu'il avance, dans l'intérêt de la vérité, ce qu'il niait ailleurs dans l'intérêt de la vraie foi. C'est ce que ne voulaient point comprendre Bataneotes et ce misérable Porphyre ; c'est pour cela que ce dernier, dans le premier livre de l’ouvrage qu'il a dirigé contre nous, n'a point manqué de signaler cette divergence de doctrine (entre Pierre et Paul). Mettant une mauvaise foi évidente dans sa manière d'interpréter l'Évangile, il s'efforça de prouver que l'un avait erré, tandis que l'autre avait fait preuve d'une hardiesse répréhensible; et tandis que les principaux membres de l'Église se disputaient entre eux, il les accusait en masse d'avoir forgé un dogme à leur guise.

Nous avons abordé, à votre prière, ces divers points, et nous vous avons montré la légèreté de certains jugements. Plus tard, et en son lieu, nous approfondirons cette matière.

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LE COMMENTAIRE DE L'EPÎTRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.

 

Saint Jérôme blâme les prédicateurs de son temps de leurs prétentions oratoires. — Il parle des infirmité, qui nuisent à ses travaux. — Devoir du commentateur. — Discrédit d'Aristote et de Platon depuis la promulgation de l'Évangile. — Simplicité de la parole évangélique.

 

Écrit en 387.

 

Dans ce troisième volume, Paula et Eustochia , nous allons poursuivre nos commentaires (638) sur l'épître aux Galates: nous ne nous dissimulons plus l'insuffisance de nos forces; nous savons que le ruisseau déjà si faible de notre intelligence s'écoule avec un murmure de moins en moins distinct. Nous voyons avec peine que les recherches de l'éloquence commencent à envahir les chaires de nos Eglises ; que, négligeant la simplicité et la vérité de l'expression affectionnées par les apôtres , nos docteurs s'expriment comme s'ils parlaient dans un athénée et devant un auditoire choisi, et comme s'ils voulaient enlever les applaudissements des fidèles. Nous déplorons que l'art pernicieux des rhéteurs, de cet art qui s'appuie sur le sophisme, se produise devant tous comme une vile courtisane, moins dans le but d'enseigner les peuples que dans celui de capter leurs suffrages et afin de charmer, comme le psaltérion et la flûte mélodieuse , les sens des auditeurs ; de telle sorte que les paroles du Seigneur au prophète Ezéchiel peuvent fort bien s'appliquer à notre temps : « Et tu as été pour eux comme le son d'une cithare harmonieuse et bien accordée; ils écoutaient tes enseignements, mais pour ne pas les suivre. »

Que faire donc? se taire... Mais il est écrit : « Tu ne te présenteras pas devant le Seigneur sans être chargé de bonnes oeuvres. » Et Isaïe, selon le texte hébreu, s'écrie en gémissant: « Malheur à moi, parce que je me suis tu. » Parler? Mais la lecture des livres hébreux fait oublier toutes les grâces, toute l'élégance de la diction et de l'élocution latine. Vous savez vous-même que depuis quinze ans je n'ai ouvert ni Cicéron, ni Virgile , ni un auteur quelconque de la littérature profane; et s'il se glisse dans mes écrits quelques réminiscences de ces modèles, c'est comme le souvenir vague d'un songe évanoui. Je laisse à juger aux autres quels fruits j'aurais tirés de l'étude approfondie de cette langue; pour moi, je sais ce que j'y aurais perdu. Puis je ne puis écrire moi-même à cause de la faiblesse de ma vue et de toute ma pauvre machine. Par mon zèle et mon ardeur au travail, je ne puis racheter la lenteur de ma composition; car je procède un peu à la manière de Virgile , qui , dit- on, perfectionnait ses oeuvres en les léchant sans cesse, comme l'ours ses petits.

Il me faut donc employer un secrétaire et lui dicter sans interruption ce qui rie vient à la pensée ; autrement, c'est-à-dire si je veux prendre le temps de la réflexion , dans l'espoir de trouver quelque chose de meilleur, son silence m'avertit, et il s'impatiente, il fronce le sourcil et m'annonce, par sa pantomime, que sa plume est oisive. Qu'une composition liué raire, produit d'un esprit solide, soit remarquable d'invention et conçue en termes fleuris, jamais elle n'acquiert, à moins que l'auteur ne l'ait polie lui-même, cette profondeur qui est jointe à l’élégance; mais, comme il arrive parfois aux riches cultivateurs , elle est plutôt chargée de ses richesses qu'elle n'en est ornée, Pourquoi tous ces préambules? A cette seule fin que vous et ceux qui s'aviseront de me lire n'aillent pas s'imaginer que je fais ici un panégyrique ou de la controverse, mais bien des commentaires; c'est-à-dire que j'écris, non pour m'attirer des éloges, mais afin de faire comprendre à tous ce qui a été dit par uni autre, et comment cela a été dit. Mon devoir de commentateur est d'éclaircir les passages obscurs, de mettre en relief ce qui est clair, et de m'abstenir dans le doute. C'est pourquoi l'oeuvre du commentateur a été appelée explication. Pour ceux qui recherchent les grands effets d'éloquence, qui se complaisent dans les déclamations, ils peuvent choisir, dans deus langues différentes, de Démosthène ou de Cicéron, de Polemon ou de Quintilien.

Un auditoire chrétien n'est point celui d'une académie et d'un lycée; il se compose du peuple. C'est pourquoi l'Apôtre nous dit: « Considérez , mes frères, qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés à la foi. Il y a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles ; mais Dieu a choisi les moins sages, selon le monde, pour confondre les sages; il a choisi les faibles, selon le monde, pour confondre les forts. Il a choisi les plus vils et les plus misérables, selon le monde, et ce qui n'était rien pour détruire ce qu'il y a de plus grand. »

La sagesse n'ayant pas ouvert les yeux du monde, et n'ayant pu lui faire reconnaître Dieu, dans l'ordre, dans la variété et dans l'harmonie de ses créations, il plut à Dieu de sauver les hommes de foi par la folie de la prédication, S'il n'employa pas la sagesse de la parole, c'est afin que la croix ne fût pas privée du Sauveur. Qu'ont fait les sages , les rhéteurs , les scrutateurs des phénomènes naturels? Le monde a (639) été sauvé, non par l'éloquence persuasive de la sagesse humaine, mais par la manifestation de la vertu et de l'inspiration divine; afin de faire voir que la foi des vrais croyants n'est point dans la sagesse des hommes , mais dans la vertu de Dieu. C'est dans cet esprit que l'Apôtre disait aux Corinthiens : « Et moi, mes frères, lorsque je suis venu à vous pour vous annoncer le témoignage de Jésus-Christ, je ne suis point venu avec les discours élevés d'une éloquence et d'une sagesse humaine. Car je n'ai point fait profession parmi vous de savoir autre chose que Jésus-Christ est Jésus-Christ crucifié. »  Et pour qu'il ne vous vienne pas à l'esprit qu'en vous parlant ainsi je me fais l'écho de la folie, voici ce que Paul, avec la sagacité d'un esprit prévoyant , répond d'avance à une objection semblable . « Mais nous prêchons la sagesse de Dieu dans son mystère; sagesse qui était demeurée cachée et qu'aucun des princes de ce monde n'a connue. » Combien trouve-t-on maintenant de lecteurs d'Aristote ? combien de lecteurs de Platon? Combien de gens à qui le nom de ce dernier n'est pas même connu? C'est à peine si quelques vieillards oisifs les parcourent. Quant aux apôtres, ces grossiers campagnards, ces pauvres pêcheurs, le monde entier s'en occupe et leurs noms sont dans toutes les bouches. Aussi est-ce dans le langage le plus simple qu'on doit exposer leurs paroles si simples; leurs paroles, dis-je, et non le sens intime de ces paroles. Du reste si , à votre prière, je puis parvenir, en commentant les saintes épîtres, à me pénétrer de l'esprit qui les dicta; de même que vous voyez l'orgueil et la vanité former l'apanage des écrivains de notre époque, de même vous verrez briller dans ces sublimes auteurs la grandeur et la majesté de la véritable sagesse. Pour vous dire en peu de mots ma façon de penser tout entière , je ne veux pas que mes écrits soient d'une difficile intelligence pour ceux qui y auront recours, afin de mieux comprendre l'Apôtre; je ne veux point qu'ils soient obligés, pour m'entendre, de réclamer le secours d'un autre interprète.

 

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SUR LE COMMENTAIRE DE L'ÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX GALATES.

 

Nombreuses hérésies en Galatie. — Le grec, langue parlée dans tout l’Orient . — L’idiome des Galates semblable à celui des habitants de Trêves. — Décadence de la langue latine.

 

Ma tâche serait longue si, après l'Apôtre et les saintes Ecritures, J'essayais de signaler les vices ou les vertus de chaque nation. Quoi qu'il en soit , nous voilà parvenus à la démonstration de cette proposition; à savoir que les Galates se sont toujours fait remarquer par leur folie et leur mauvais naturel. Quiconque a visité Ancyre, leur métropole, sait comme moi par combien de schismes elle a été divisée et souillée ,jusqu'à nos jours. Il me suffira de citer les Cataphryges, les Ophites, les Lorborites et les Manichéens. Nous commençons à connaître les noms de ces fléaux de l'humanité. Mais qui jamais, dans aucune partie de l'empire romain , a entendu parler des Passaloryncites, des Ascodrobes, des Artotyrites, et autres sectes plus nombreuses que les dénominations diverses qu'on peut leur appliquer? Les traces de ces antiques aberrations se sont conservées jusqu'à nos jours. En résumé, nous nous contenterons de dire, comme nous l'avons fait au commencement , que les Galates, à l'exclusion de la langue grecque parlée dans tout l'Orient, se seraient d'un idiome qui avait avec celui des habitants de Trèves une analogie frappante et presque complète. Nous ne chercherons pas à savoir s'il se corrompit par la suite; ce qu'il y a de certain, c'est que les Africains firent subir d'assez importantes modifications à la langue phénicienne, et que notre latinité elle-même se transforme tous les jours sous l'influence des lieux et des temps divers.

 

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640

 

FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÉTE HABACUC.

 

Triomphes de l'Église. — Confusion des démons. — Les persécutions des empereurs ont été vaines contre la propagation du christianisme. — Anecdote à l'occasion de la mort de Julien l'apostat.

 

Écrit en 393.

 

« Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants. » De même que le Christ est le chef de l'Église et de chacun des fidèles, de même « Belzébut, »  le prince des démons, est le chef de tous les esprits infernaux que notre siècle a vus se répandre de toutes parts. Chacune de leurs cohortes a ses chefs et ses princes. Grâce à la parole, les esprits de la fornication, de l'avarice, de la vaine gloire, du mensonge et de l'infidélité ont leurs chefs. C'est pourquoi le Dieu très clément qui avait envoyé la mort sur la tête des prévaricateurs, qui les avait chargés de liens jusqu'à la hauteur du cou, a enfin divisé les têtes des puissants au milieu de la stupeur; pour séparer d'abord les princes de leurs sujets, et en quelque sorte la tête du tronc; afin que là où se trouvait la tête la plus mauvaise, cette tête fût remplacée par la tète la meilleure. Rendons ceci plus clair par un exemple : « Quand un tyran est décapité, ses statues et ses médailles partagent sa fortune, c'est-à-dire qu'on les prive aussi de leurs têtes, auxquelles on substitue celles du général victorieux. Le tronc seul demeure. » Cette comparaison me semble pouvoir s'appliquer aux conciliabules des hérétiques; en ce sens que les chefs de l'hérésie seront détachés du peuple et feront place au Christ. Et pesez bien la valeur de l'expression que l'Écriture emploie ; elle ne dit point : « Tu as tranché ou tu as coupé les têtes des puissants, »  mais « Tu les as divisées. » En effet, ce qui est divisé n'est pas seulement coupé, mutilé, mais encore séparé en partie. Ainsi, dans la construction de la tour de Babel le langage des ouvriers n'étant point un, acheva selon la volonté divine de détruire toute unité; et une alliance criminelle fut dissoute par la confusion des langues. Il en fut de même des têtes qui se croyaient à jamais unies aux corps dont elles faisaient partie (car plusieurs têtes d'hérétiques, bien qu'ayant des yeux différents, n'en ont pas moins une seule

langue pour vociférer le blasphème contre l’Eglise), ces têtes furent brisées en morceaux, et séparées enfin des corps qu'elles avaient déçus; une bonne tête leur succéda. En voyant dans l'histoire comme les rois et leurs généraux ont répandu le sang chrétien, et comme la vengeance du Seigneur a été prompte à les atteindre, nous pouvons répéter le passage d'Habacuc qui nous a servi de texte ; de même quand nous considérons tous les massacres de chrétiens qui ensanglantèrent le règne de Julien, et avant lui le règne de Maximilien, et antérieurement encore ceux de Valérien, de Dèce, de Domitien, de Néron, nous pouvons nous écrier avec enthousiasme en nous unissant de coeur avec l'esprit du cantique : « Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants, » c'est-à-dire de la stupeur des croyants ou mime de la stupeur des nations qui ne pensaient pas que leurs cultes tomberaient si tôt. Etant encore enfant, et me livrant à l'étude de la grammaire, alors que chaque ville était inondée du sang des martyrs , la nouvelle de la mort de Julien, au fort de la réaction païenne suscitée par lui, se répandit tout à coup; ce qui lit dire à un de ses partisans : « Comment? les chrétiens affirment que leur Dieu est patient. Nul n'est plus irascible, nul ne satisfait sa fureur avec plus de rapidité que votre Dieu, puisqu'il a attendu si peu de temps pour manifester son indignation. C'était sur le ton de la raillerie qu'il s'exprimait de la sorte. Quant à l'Église chrétienne, elle s'écria dans l'exaltation de sa joie : « Tu as divisé au milieu de la stupeur les têtes des puissants. » Pour moi je dirais : « Divisez, Seigneur, au milieu de la stupeur générale, divisez Achab et Jezabel. » Il est vrai que je ne suis pas Elie; cependant cet Achab et cette Jézabel tuèrent Naboth, s'emparèrent de sa vigne et en firent le théâtre de leur luxure. Qu'il se rencontre quelque Abdias, ton serviteur, qui soulage les pauvres, que le sang du fornicateur soit donné aux chiens, que l'impie, que l'avare Achab tombe sous le javelot du Seigneur !

 

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A CHROMATIUS, ÉVÊQUE D'AQUILÉE. DU COMMENTAIRE SUR JONAS.

 

Des divers commentaires sur Jonas. — Leur obscurité. — Ce prophète, image du Christ, de sa Passion, de son séjour au tombeau et de sa résurrection.

 

Lettre écrite en 396.

 

Il s'est écoulé trois ans depuis mes commentaires sur les cinq prophètes Michée, Nahum, Abacuc, Sophonias et Aggée ; occupé à d'autres travaux, je n'ai pu terminer ce que j'avais entrepris; dans l'intervalle, en effet, j'ai écrit un Livre sur les hommes illustres, et deux volumes de polémique contre Jovinien, un livre (1) à Népotien et un à Héliodore, et plusieurs autres ouvrages dont l'énumération deviendrait fastidieuse.

Après un si long laps de temps, nous reprendrons donc nos travaux de commentateur, suppliant le prophète, qui est le type du Sauveur, celui qui resta trois jours dans le ventre d'une baleine, et qui par sa sortie miraculeuse figura si bien la résurrection de notre Seigneur, le suppliant, dis-je, de réveiller en nous l'ardeur d'autrefois, afin que le Saint-Esprit ne dédaigne pas de nous accorder ses grâces. D'ailleurs, si Jonas signifie colombe, puisque la colombe est la forme matérielle qu'emprunte le Saint-Esprit, admettons cette explication conforme au voeu précédemment exprimé. Je n'ignore point tout ce que les anciens écrivains, les Grecs comme les Latins, ont écrit sur ce livre. Par tant de discussions ils ont plutôt obscurci qu'éclairci la matière ; de telle sorte que leurs interprétations ont besoin elles-mêmes d'interprétations, et que le lecteur est assiégé de plus de doutes, après les avoir lus, qu'avant d'avoir ouvert leurs livres. Et je ne dis point cela pour me faire le détracteur d'esprits éminents et pour m'élever dans la considération des hommes aux dépens d'autrui ; mais comme le devoir du commentateur est d'éclaircir nettement et en peu de mots les passages obscurs, il doit plutôt s'attacher à mettre en

 

(1) Saint Jérôme veut parler ici du traité sur les Devoirs des prêtres, adressé à Népotien, et de la lettre à Héliodore sur la mort de Népotien qui en est comme l’oraison funèbre.

 

lumière le sens de son auteur qu'à faire parade d'une faconde oiseuse. Cherchons-nous, en mettant de côté le texte de son livre, ainsi que les évangiles, où se trouve déposé le témoignage du Seigneur; cherchons-nous dans quel passage des saintes Ecritures il est parlé de Jonas? Si je ne me trompe, dans le livre des Rois, voici ce qui est dit à son sujet : « La quinzième année du règne d'Amasias, roi de Juda et fils de Joas, régna à Samarie Jéroboam, fils de Joas, roi d'Israël; son règne dura quarante et un ans; et Jéroboam pécha à la face du Seigneur, et il n'évita pas les péchés universels de son fils Nabath, qui fit pécher Israël. Par l'entrée d'Emulh en cette ville, il restreignit les frontières d'Israël entre Samarie et la mer de la solitude, selon la parole du Seigneur Dieu d'Israël , par la bouche de son fidèle prophète Jonas, fils d'Amathus, né en la ville de Geth , située dans la province d'Opher. »

Les Hébreux prétendent qu'il (Jonas ) était fils de la veuve de Sarepta (viduae Sareptanae), que le prophète Elie le ressuscita, et qu'à ce sujet la mère adressa à Elie les paroles suivantes : « Je reconnais maintenant que tu es l'homme de Dieu, et qu'en ta bouche la parole de Dieu est celle de la vérité. » C'est pour cela qu'il fut appelé fils d'Amathus; car Amathus en notre langue signifie vérité, et par cela même qu'Elie avait dit la vérité, l'enfant qu'il ressuscita fut appelé fils de la vérité. Quant à Geth, qui se trouve située dans le second mille à partir de Saphoris, aujourd'hui connue sous le nom de Diocésarée par ceux qui se rendent à Tibériade, ce n'est plus qu'un petit village où l'on montre le tombeau du prophète (dans 1^quel on peut voir le tombeau d'une ville jadis florissante (2e sens). D'autres veulent qu'il soit né et qu'il ait été élevé à Lydda, près de Diospolis; mais ils nous semblent oublier cette circonstance de désignation locale (quae est in Opher), placée ici afin d'établir une distinction entre la ville de Geth, dont il s'agit dans notre texte, et les autres villes de Geth, dont on montre encore aujourd'hui les restes près d'Eleuthéropolis et de Diospolis.

Nous voyons dans le livre de Tobie, quoiqu'il ne soit point admis au nombre des livres canoniques (mais on peut le citer, attendu l'espèce de sanction qui lui a été donnée par les commentaires faits sur son texte); nous voyons, dis-je, un (642)  passage qui a trait au sujet qui nous occupe; c'est Tobie qui adresse la parole à son fils: « Mon fils, ma vieillesse approche de son terme et l'heure de quitter la vie ne tardera point à sonner pour moi ; prends tes fils avec toi et va-t-en dans la Médie ; car je connais les prédictions de Jonas contre la coupable Ninive et sa destruction prochaine. » Nous savons, en effet, tant par les historiens hébreux que par les historiens grecs, et surtout par Hérodote, que Ninive fut détruite durant le règne de Josias chez les Juifs, et celui d'Astyage , roi des Mèdes. C'est à cette époque que nous rapportons la pénitence de Ninive, convertie par les prédications de Jonas, et le pardon qui lui fut accordé. Etant retombée plus tard dans ses anciennes prévarications, elle s'attira de nouveau la colère du Seigneur. C'était à peu près vers le même temps que, d'après les traditions hébraïques, Osée, Amos, Isaïe et Jonas jouissaient du don de prophétie. Voilà ce qui nous reste sur ce point, en ce qui touche aux bases historiques.

Quoi qu'il en soit, nous n'ignorons pas, vénérable Chromatius, combien il est difficile de montrer dans Jonas, par une parfaite coïncidence, la grande figure du Christ. On ne peut contester néanmoins une foule de rapports ; sa fuite, son sommeil, sa chute dans la mer, son entrée dans la baleine, son expulsion du ventre du monstre qui le déposa sur le rivage, son appel à la pénitence, ses mortifications pour le salut, d'une grande ville, ses délectations sensuelles à l'ombre d'une citrouille, les réprimandes que lui adresse le Seigneur parce qu'il oubliait la multitude des hommes dont le salut devait l'occuper pour un peu d'herbe verdoyante et bientôt fanée, et toutes les autres circonstances de sa vie expliquées dans ce volume, nous mettront à même d'en juger. Afin de donner tout entier le sens de notre prophétie , nous n'avons cru mieux faire que de citer pour modèle celui qui inspira les prophètes et qui traça dans ses adorateurs l'image des réalités qui devaient suivre.

Voici les paroles qu'il adresse aux Juifs incrédules et méconnaissant sa filiation divine. « Les Ninivites au jour du jugement se lèveront avec cette génération des Juifs, et ils la condamneront, parce qu'ils tirent pénitence à la voix de Jonas; et ici il y a plus que Jonas. »  La nation juive est condamnée par le monde croyant; l'incrédule Israël est foudroyé par la pénitence de Ninive. Qu'ils gardent les livres (illi habeant libros); nous possédons, nous, le maître de ces livres; qu'ils gardent les prophètes, nous avons, nous, l'esprit des prophètes ; la lettre les tue, l'esprit nous vivifie ; chez eux le voleur Tarabas a trouvé un refuge; c'est avec moi qu'est resté le Christ , le Fils de Dieu.

 

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SUR LA RÈGLE DE SAINT PACOME, LÉGISLATEUR DES MOINES D'ÉGYPTE.

 

But et motifs de ce travail. — Administration des monastères de la Thébaïde. — Costume des moines, leur manière de vivre.

 

En 404.

 

Quelque bien affilé, quelque tranchant que soit un glaive, il ne tarde point à se rouiller et à perdre l'éclat de son premier poli, s'il reste trop longtemps renfermé dans sa gaine.

J'étais encore tout affligé de la perte de notre sainte et vénérable Paula (non que je me fusse mis en opposition avec les préceptes de résignation recommandée par l'Apôtre; je m'étais contenté de regretter en elle l'ange consolateur d'une foule de misères ); j'étais, dis-je, encore bien affligé quand je reçus des livres qui m'étaient expédiés par l'homme de Dieu, le prêtre Sylvanus; on les lui avait fait passer à Alexandrie, afin qu'il me les envoyât. Il motivait cet envoi parce que dans la Thébaïde, dans le monastère de Métansa, dont le nom a été changé en celui de Tanabo en mémoire d'une illustre conversion, se trouvaient plusieurs frères latins de nation qui ignoraient les langues grecque et égyptienne, dans lesquelles avaient été écrits les règlements des saints Pacôme, Théodore et Orésie ; les premiers qui, dans la Thébaïde et en Egypte , jetèrent les fondements des ordres cénobitiques, par l'inspiration divine elle-même, ou par l'inspiration de l'ange à qui on est redevable de cette grande idée.

Je m'étais renfermé depuis longtemps dans le silence et le repos de ma douleur, lorsque le prêtre Leontinus et ses collègues, qui avaient été chargés de cette mission, vinrent me supplier d'écrire: ce qui me détermina à faire venir mon copiste et à traduire en notre langue les règlements, qui déjà avaient passé de la langue (643) égyptienne en la langue grecque. Je me mis donc à l'oeuvre, pour obtempérer à la volonté, je n'oserais dire aux prières, d'aussi illustres solliciteurs , et je rompis, sous ces favorables auspices, un long silence, avec la conviction qu'en reprenant mes anciennes études je ne pouvais que réjouir dans le ciel la sainte femme dont la sollicitude s'était étendue avec prédilection sur les monastères, et qui méditait ici-bas pour les autres sur ce qui nous attend au céleste séjour.

Mon oeuvre d'ailleurs ne pouvait être que fort agréable à la vierge du Christ, notre vénérable Eustochia, qui le ferait lire à ses soeurs ; puis nous mettions nos frères à même de suivre l'exemple des moines d'Egypte, ou plutôt de Tanabo , en leur apprenant quels sont les pères, les intendants, semainiers de chaque monastère; que chaque communauté renferme quarante frères, tantôt plus, tantôt moins, qui obéissent à un même chef; que trente ou quarante de ces communautés forment un monastère ; que trois ou quatre d'entre elles seulement forment une tribu, que chaque tribu se livre à un même travail, et qu'elles se succèdent chaque semaine et à tour de rôle dans l'exercice des fonctions sacerdotales. Nous leur apprenions, en ce qui concerné les membres de la communauté, quel est celui qui entre le premier dans le monastère, qui s'assied le premier, qui devance les autres à la promenade, qui le premier récite les psaumes, est servi le premier lors des repas et entre dans l'église. Ce n'est pas la différence d'âge , mais de grade qui établit les préséances hiérarchiques.

Dans leurs cellules ils ne gardent qu'un psiathus ( psiathium) , et deux lebitonaires ( lebitonaria), espèce de vestes sans manches; ils ont un autre vêtement déjà usé pour travailler ou dormir. Ils portent aussi un manteau de lin , deux capuchons, une peau de chèvre avec son poil, qu'ils appellent mélote, une ceinture et des espèces de bottines; ils sont en outre munis d'un bâton qu'ils emportent dans leurs courses. Les malades y sont l'objet des plus grands soins, et ont en abondance les mets les plus délicats. Quant à ceux qui se portent bien, ils se distinguent par la plus grande sobriété. Deux fois par semaine, le quatrième et le sixième jour du sabbat, tout le monde est tenu de jeûner, excepté à l'époque de la Pentecôte. Les autres jours, il est loisible à chaque membre de manger après midi ; la table est servie dans le réfectoire, à la même heure, pour ceux qui se livrent à de rudes travaux, pour les vieillards, pour les enfants et pour tous ceux que les grandes chaleurs auraient trop fatigués. Il en est qui mangent fort peu au second repas, et qui se contentent d'un seul plat; il en est qui sortent de table après n'avoir mangé qu'un très petit morceau de pain. Il n'y a qu'un seul ordinaire pour toute la communauté. Ceux qui veulent s'abstenir de paraître au réfectoire doivent se contenter, dans leur cellule, de pain , d'eau et de sel, soit qu'ils s'imposent ce régime pendant un ou deux jours. Quand le supérieur frappe dans ses mains, chacun récite quelques passages des saintes Écritures. Dès que la prière est faite, tous se lèvent au même instant ; nul ne regarde son voisin quand il se livre à un travail quelconque; chacun, les yeux baissés, ne doit être attentif qu'à ce qu'il fait, etc.

 

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FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE JOËL.

 

La tranquillité de l'aime est troublée, savoir : par la joie et la douleur, la crainte et l'espérance. — Développements philosophiques. — Comparaison de la tristesse a la chenille et de la joie à  la sauterelle.

 

En 406.

 

Toutes les écoles philosophiques reconnaissent que la santé de l'âme est altérée par quatre maladies morales.

Deux qui ont rapport au présent et qui sont le contraire l'une de l'autre; deus qui ont rapport à l'avenir et qui s'excluent pareillement.

Les deux premières sont la joie et la souffrance de l'âme. Nous disons souffrance de l'âme et non souffrance du corps, parce que ce dernier terme serait impropre et qu'il est remplacé par maladie, proprement dite. Ou nous sommes tristes, accablés de chagrin, et l'état de notre esprit s'en ressent; l'Apôtre nous recommande alors de ne point nous laisser absorber par un chagrin sans mesure; ou, au contraire, nous nous réjouissons, nous bondissons de joie; la prospérité nous trouve sans modération. Or, il est d'un homme courageux et qui peut se (644) contenir, de ne se laisser ni abattre par l'adversité, ni ravir l'équilibre de l'âme dans la prospérité; la modération dans l'un et l'autre cas doit régler sa conduite. Nous nous sommes entretenus des influences perturbatrices auxquelles sont soumises nos affections présentes ; parlons de celles que les préoccupations de l'avenir mettent en jeu; c'est à savoir la crainte et l'espérance. Nous redoutons l'adversité, nous désirons la prospérité. Et ce que la tristesse et la joie font éprouver dans le présent, la crainte et l'espérance le font éprouver dans les prévisions de l'avenir ; ou la crainte de l'adversité nous agite plus qu'il ne convient, ou l'espoir de la prospérité nous jette dans une joie sans mesure, surtout quand l'objet de cet espoir est incertain ; car nous jouissons de l'avenir plus souvent en espérance que par une possession ultérieure. Il a suffi à un grand poète d'un vers, et d'un vers non achevé, pour peindre les différentes situations de l'âme, ils craignent et désirent, dit-il (voilà pour l'avenir), se plaignent et se réjouissent (voilà pour le présent). Et plongés dans les ténèbres de leur prison obscure, ils ne voient pas la lumière.

Ceux en effet qui sont enveloppés dans les ténèbres des émotions trop violentes sont incapables d'apercevoir la pure lumière de la sagesse. Craignons donc que la tristesse ne nous ronge comme la chenille, que la joie, comme la sauterelle qui vole çà et là, et semble manifester son allégresse par des bonds répétés, craignons, dis-je, que la joie ne nous dépouille de tout bon sentiment, que la crainte de l'avenir, semblable au ver rongeur, ne détruise en nous les racines de la sagesse; que les désirs immodérés, espèce de rouille qui s'attache au cœur, ne nous fassent souhaiter des choses inutiles et ne nous entraînent à notre perte. En tout donc, soit dans l'adversité, soit dans la prospérité, soit dans l'état qui participe de l'une et de l'autre fortune , gouvernons-nous avec les rênes de la sagesse, comme on dirige quatre chars , quatre bêtes à cornes, quatre chevaux, roux, ou de couleurs variées, ou blancs, ou noirs.

Je regarde la chenille comme le symbole de la passion naissante; elle est d'abord lente en sa marche, et incapable de se transporter d'un lieu dans un autre; mais c'est par son opiniâtreté et par sa lenteur même qu'elle finit par aspirer toute sève. Si nous ne la détruisons promptement elle se développe, et prenant les ailes du papillon, elle dévore alors tout ce qu'elle peut atteindre , laissant un bourgeon à demi rongé pour voler à un autre ; puis elle reprend sa première forme et redevient chenille. Alors elle ne se contente plus de ronger les fruits, les feuilles et l'écorce, elle pénètre jusqu'à la moelle pour la dévorer à loisir. S'il arrive, ce qui est fort rare, qu'après la dernière métamorphose de la passion il reste encore en nous quelques germes de vigueur, je ne sais quelle rouille morale complète le ravage , en sorte que la paille et le foin qui restent encore debout ne tardent point à devenir la proie d'une décomposition radicale qui les rend impropres, non-seulement à servir de pâture , mais même à se convertir en fumier. Nous parlerons encore de ces quatre causes de perturbation dans le commencement de nos commentaires sur Amos, si la mort ne vient pas nous interrompre. Il y est écrit : « Après les trois et quatre crimes de Gaza , de Damas , de Tyr, d'Edom, des enfants d'Ammon , de Moab , de Juda et d'Israël, je ne changerai point l'arrêt que j'ai prononcé contre eux, dit le Seigneur. »  Il ne s'agit point ici, selon nous , des quatre causes de perturbation auxquelles l'âme est en butte. Les Grecs emploient le mot pathe (accidents, souffrances) pour désigner les quatre dispositions de l'âme dont il est ici question. Je craindrais de rendre plutôt la lettre que le sens du mot, si j'employais sans discernement le terme passions.

 

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AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE JOËL.

 

En 406.

 

Prophétie relative à la prise de Jérusalem par les Babyloniens, figurés par des nuées de sauterelles. — Détails sur la marche des sauterelles et sur les ravages qu’elles font dans les plaines de la Palestine. — Sens mystique.

 

L'invasion des Chaldéens est de nouveau figurée par celle d'une nuée de sauterelles; et il est ordonné par la voix du prophète à tous ceux qui peuvent entendre la parole de Dieu de sonner de la trompette, de faire retentir sur Sion les menaces prophétiques, de pousser des clameurs sur la sainte montagne de cette ville, afin qu'art bruit de leurs cris et aux sous éclatants de la trompette tout le peuple de Jérusalem frémisse (645) de terreur. Et quand vous ferez entendre les menaces de la colère, dit le prophète, écriez-vous: « Le jour du Seigneur n'est jamais différé pour longtemps ; le jour de la vengeance approche; celui de la captivité n'est pas loin ; déjà l'armée des babyloniens est sortie de ses foyers. Le jour des ténèbres , des nécessités implacables , le jour des nuages épais et des noirs tourbillons, ce jour qui absorbera toute lumière, qui couvrira tout de ses ombres, ce jour-là, le voici qui arrive. De même que le matin dissipe les ténèbres et que l'aurore éclaire en un instant toutes les montagnes environnantes , de même l'armée des babyloniens envahira votre territoire tout entier. Et gardez-vous de croire que vos ennemis ne sont point belliqueux; c'est un peuple brave et nombreux; jamais nation n'a été ni ne sera aussi puissante; ce qu'il atteindra sera consumé comme par une flamme dévorante.

Il ne laissera rien après lui qui n'ait été la proie de sa fureur. La terre ressemble à un jardin, un paradis de volupté, dans lequel il n'a pas encore mis le pied. Eh bien ! tout ce que cette terre renferme sera ravagé; tout deviendra désert et solitude. Et nul parmi vous n'échappera à la rage de ces ministres de ma justice. Leur aspect est semblable à l'aspect des coursiers les plus féroces, et ils se répandent çà et là comme des cavaliers rapides. »

Non pas qu'on veuille comparer ici les babyloniens à des cavaliers ; mais le prophète s'exprime ainsi parce que les sauterelles qui figurent les babyloniens se répandent çà et là comme les cavaliers d'une armée. Le bruit que feront les sauterelles dans leur marche sera semblable au bruit des quadriges et des chars ; elles s'élanceront sur les montagnes, et franchiront les sommets les plus élevés. Et de même que la flamme dévore la paille en un clin d'oeil, de même l'éclat et la terreur de leurs voix renverseront tout. Et quand le prophète dit

« Comme un peuple vaillant préparé au combat, »  il revient aux sauterelles, afin de paraître faire allusion plutôt aux sauterelles qu'aux ennemis. Et cependant, tout en lisant « sauterelles, » ce sont les babyloniens que nous avons dans l'esprit. Il y aura une si grande terreur que toutes les nations d'alentour frémiront dans leur âme et dans leur corps; je dis plus : elles seront torturées dans leur âme et dans leur corps.

La frayeur sera si grande que les visages deviendront semblables à des pots de terre qui, ayant été longtemps exposés à l'action du feu, sont devenus noirs. Ils se répandront çà et là, dit-il, comme de vaillants soldats ; il est évident qu'il s'agit ici des sauterelles. Comme des guerriers d'élite, ils s'élanceront sur les murs; car l'élévation des murailles, quelle qu'elle soit, ne saurait tenir contre l'attaque de troupes courageuses. Et ce n'est point par les portes, mais par la brèche, qu'elles entreront; chaque guerrier marchera dans sa voie, et nul ne s'en détournera.

Dans cette province, et tout récemment, nous avons eu l'exemple d'une invasion parfaitement analogue. Des nuées de sauterelles ayant fondu sur nous et ayant rempli les vastes plaines de l'air, nous pûmes voir dans quel ordre admirable, leur marche étant réglée d'ailleurs par la sagesse divine, elles s'avançaient vers nos campagnes : leur disposition les unes à l'égard des autres avait une analogie frappante avec celle des cases qui composent un damier, lesquelles sont rangées de telle sorte par les mains de l'ouvrier, que chacune occupant sa place respective, nulle n'empiète sur l'autre, pas même de la largeur d'un ongle. Et pour rendre la métaphore parfaitement intelligible, il dit qu'ils entreront par les fenêtres sans avoir besoin de rien abattre. En effet, tout est accessible aux sauterelles; elles envahissent les champs, les guérêts ensemencés, les arbres, les villes, les maisons, et même l'intérieur de vos lits. Néanmoins, ces évolutions diverses sont attribuées aux sauterelles pour qu'on voie bien qu'il s'agit des ennemis. Le passage que nous avons rendu de la sorte : « Ils entreront par les fenêtres sans avoir besoin de rien abattre. » D'autres l'ont interprété ainsi : « Ils marcheront chargés de leurs armes, ils s'élanceront contre les javelots sans en être blessés. » Cette seconde version ne me parait point conforme à l'ordre de l'exposition ; l'erreur vient de ce que les interprétateurs dont nous parlons traduisent le mot hébreu sala par javelots, tandis que nous pensons qu'il signifie fenêtres. Le prophète poursuit le cours de sa narration, en disant : « Ils entreront dans la ville , ils courront de toutes parts sur les murailles, ils monteront au haut des maisons, pénètreront par les fenêtres comme des (646) voleurs. »  Non que des vainqueurs reculent devant la force ouverte, à la manière des voleurs ; mais de même que les voleurs s'introduisent par les fenêtres et exercent leurs rapines en cachette, de même les sauterelles, sans se donner la peine d'ouvrir les portes, entreront par les fenêtres avec toute l'impétuosité de l'audace, afin de ne point perdre de temps. « A l'aspect de ces redoutables insectes, la terre tremblera et les cieux seront ébranlés. »  Ici l'exagération hyperbolique s'aperçoit facilement ; ce n'est pas le choc des sauterelles ou celui des ennemis qui peut ébranler les cieux et faire trembler la terre; mais devant l'imagination frappée des vaincus, le ciel paraîtra s'abîmer et la terre s'agiter. Enfin la multitude des sauterelles qui sera sous les cieux obscurcira le soleil et la lune, et l'éclat des étoiles en sera complètement voilé. « Des nuées de ces insectes empêcheront la lumière d'arriver jusqu'à la terre. Et la voix du Seigneur précédera leurs bataillons innombrables; car ses camps sont nombreux, et les plus faibles animaux peuvent être les instruments de sa puissance. » Cette armée est même trop nombreuse puisqu'elle est chargée d'exécuter les ordres de Dieu. On voit par ces paroles que c'est par l'ordre de Dieu qu'arriveront les « Babyloniens, » et qu'ils obéiront à son commandement. « Il sera grand, dit le prophète, le jour du Seigneur, le jour où Jérusalem tombera au pouvoir des ennemis; il sera terrible, et personne n'en soutiendra l'horreur, et nul n'échappera à la nécessité fatale de l'exil ou de la mort. » Je n'ai pas voulu scinder la pensée qui se trouve dans ce passage, afin que ce qui était un par le sens ne fût pas divisé en plusieurs parties.

Recherchons maintenant, en relisant le texte, le sens exclusivement spirituel. Non-seulement dans le Lévitique, mais encore dans le livre des Nombres, nous avons vu intervenir l'éclat retentissant des trompettes et des clairons ; dans le dernier de ces livres, il est ordonné à Moïse de fabriquer deux trompettes d’argent, afin que ceux qui seraient chargés d'en faire usage, en sonnent, le jour des Kalendes, dans le septième mois, le premier jour de ce mois, à l'époque du Jubilé et des autres fêtes, et quand on marcherait au combat. Il est écrit d'ailleurs que ce lut au son des trompettes que les murs de Jéricho s'écroulèrent, Et le Seigneur annonce qu'il enverra un ange sonnant de la trompette, et l'apôtre Paul déclare solennellement que la résurrection des morts s'opérera aux sons de la trompette. Nous lisons dans l'Apocalypse de Jean, que sept anges reçurent sept trompettes, et que pendant qu'ils en sonnaient les uns après les autres se produisaient les événements dont saint Jean donne la description. Puis il est ordonné aux prêtres et aux magistrats de faire retentir leurs voix comme des trompettes, et d'exécuter ce qui est écrit : « Prophète de Sion, monte sur la haute montagne; toi qui avertis Jérusalem, fais résonner ta voix; » afin qu'ils sonnent de la trompette sur Sion, c’est-à-dire sur l'Eglise, figurée par «sommet, élévation. » Qu'ils sonnent de la trompette sur la montagne sainte du Dieu qui est le Christ, afin que tous les habitants de la terre soient troublés et confondus, et que leur confusion les amène au salut. Par le jour du Seigneur, entendez le ,jour du jugement, c'est-à-dire le jour où chaque âme dépouillera son enveloppe terrestre ; car ce qui arrivera pour tous au jour du jugement arrive à chacun de nous au jour de sa mort. Le jour des tourbillons et des nuages épais est le jour des malheurs, parce qu'alors se dresseront de toutes parts les châtiments et les peines. L'armée nombreuse et puissante des anges descendra, afin de récompenser chacun selon ses couvres ; et de même que l'aurore, à son lever, commence par dorer le sommet des montagnes, de même les grands et les forts seront jubés les premiers, afin qu'ils souffrent d'autant plus qu'ils auront été plus puissants. Il n'y en a jamais eu de tel, il n'y en aura jamais de semblable dans la suite des générations.

Les cohortes de ce peuple nombreux et fort seront précédées par un feu dévorant qui brillera tout le foin, tout le bois mort, toute la paille qui est en nous. C'est à cause de cela que l'Écriture représente Dieu comme un feu qui consume; et une flamme dévorante les suit, afin que tout coupable expie ses déportements par des supplices.

Celui que ce peuple n'aura pas atteint, et dans lequel la flamme n'aura trouvé rien à dévorer, celui-là sera placé dans le paradis, dans le jardin de Dieu, dans le lieu de délices que les Hébreux appellent Eden. Mais celui que la flamme embrasera sera réduit en cendres et deviendra semblable à une solitude ; et nul ne (647) pourra éviter la fureur de celui dont l'aspect redoutable ressemble à l’aspect d'un cheval frémissant. Les mauvais anges s'élanceront sur les âmes qu'ils auront mission de tourmenter comme les cavaliers rapides dont il a été parlé. Le bruit qu'ils feront sera semblable à celui des chars qui roulent sur une pente; et ils escaladeront le sommet des montagnes pour atteindre et punir ceux qui sont haut placés dans la hiérarchie ecclésiastique. Et parce que le feu dévorant marche devant eux, ils anéantiront tout comme la flamme qui consume la paille, et ils viendront ainsi pour être les ministres de la vengeance divine. La terreur sera telle et si générale, la conscience des pécheurs sera tellement troublée, que nul ne verra la lumière, n'apercevra la moindre lueur de jour, et que leur face sera terne et sombre comme un vase de terre longtemps exposé à l'action du feu. Ils franchiront les murailles et toute espèce de fortifications, et accomplissant l'œuvre expiatoire qui leur aura été confiée, ils ne s'en départiront pas, mais ils pousseront des clameurs en suppliciant les coupables, et ils ne se rassasieront pas de leurs tourments; chacun d'eux accomplira sa tache en punissant les pécheurs.

Ils entreront, ou plutôt ils tomberont par les fenêtres ; ils se promèneront chargés de leurs armes, et ils s'élanceront contre les javelots de ceux qui doivent devenir la proie des flammes éternelles. Les fenêtres dont il est ici question sont celles dont parle Jérémie, quand il dit : « La mort entrera par nos fenêtres. » Les passions, nos ennemies, s'efforcent aussi de pénétrer en nous par tous nos sens, d'envahir la citadelle de notre conscience, de franchir nos divers retranchements, et de renverser l'édifice de nos bonnes œuvres. Quand elles pénètrent par les fenêtres, elles agissent à la manière des voleurs; elles ne nous attaquent pas ouvertement afin de pouvoir diriger dates l'ombre contre les coeurs droits leurs flèches meurtrières. « A l'aspect d'une milice si nombreuse et si vaillante, la terre a tremblé et les cieux ont été ébranlés. » Le ciel et la terre, en effet, peuvent être détruits, mais le Verbe de Dieu subsistera de toute éternité. Le soleil et la lune ne pourront assister au supplice de tant de malheureux, et ils s'affligeront de n'avoir plus à remplir leur tache harmonieuse, et leur pure lumière sera changée eu épaisses ténèbres et l'éclat des étoiles sera voilé. Les justes même ne soutiendront pas sans trembler la vue du Seigneur. Dieu prêtera la terreur de sa voix à tous ses guerriers, et elle les précédera. Les Babyloniens composent l'armée de Dieu en ce sens qu'ils ont reçu de lui la mission de punir Jérusalem. Ainsi, les mauvais anges (dont il est dit: «J'introduirai la fureur, la colère, la détresse et les mauvais désirs parmi les mauvais anges, » ) ces mauvais anges, dis-je, sont appelés l’armée de Dieu, et leurs camps sont les siens, en tant qu'ils sont les instruments de ses vengeances.

Le jour du Seigneur est grand et terrible; c'est de ce jour qu'il est écrit ailleurs : « Désirez-vous le jour du Seigneur? »  C'est le jour des ténèbres, le jour sans lumière, le jour terrible surtout, que presque aucun mortel, et même pas un, ne pourra soutenir, à moins qu'il ne soit pur des crimes qui attirent le courroux de Dieu.

 

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FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE ÉZÉCHIEL.

 

Visions d'Ezéchiel près du fleue Chobar (le Tigre ou l’Euphrate). —  Captivité du roi Joachim. — L’eau, image de l'efficacité du baptême . — Explications philologiques et mystiques.

 

En 411.

Étant au milieu des captifs, près du fleuve Chobar, les cieux s'ouvrirent et les visions de Dieu m'apparurent dans le cinquième jour du mois ; c'était la cinquième année de la captivité du roi Joachim.

David, inspiré, prophétisait le long exil du peuple juif sur les rives des fleuves babyloniens, s'écriant : Super flumina Babylonis sedimus et flevimus. « Nous nous sommes arrêtés sur les bords des fleuves de Babylone, et là nous avons pleuré. Quant à l'expression Chobar, ou c'est le nom d'un fleuve, ou, d'après son interprétation la plus naturelle, interprétation fort grave, elle doit désigner le Tigre, l'Euphrate, et tous les grands fleuves de la Chaldée. Pour l'intelligence de ces mots : apertosque coelos,  « et les cieux ouverts, » c'est plutôt dans la foi du croyant que dans le phénomène écrit qu'on doit chercher leur interprétation. Pour le prophète, en effet, les mystères (648) du ciel sont comme s'ils étaient ouverts. Ainsi, lors du baptême du Sauveur, quand l'Esprit saint, sous la forme d'une colombe, descend sur sa tête, nous lisons que les cieux furent ouverts et que ce fut pendant qu'ils étaient ouverts que se manifestèrent les visions de Dieu. Il ne s'agit pas ici d'une seule vision, mais de plusieurs visions,d'après ces paroles que le Seigneur met dans la bouche du prophète : « Je multiplierai les visions. » Ce sont ces diverses visions qui font l'objet des prophéties d'Ezéchiel. L'émigration dont il s'agissait, d'après les commentateurs hébreux et les autres interprètes, est celle de Joachim, sans aucun doute, et non la captivité dont il est question au chap. LXX. Ce n'est point après une reddition de Jérusalem assiégée que fut pris Joachim; c'est après s'être remis de son propre mouvement entre les mains des ennemis qu'il fut amené captif à Babylone. L'émigration dont il s'agit ici reçut le nom d'émigration de Joachim, ou de Jéchonias; la seconde fut appelée captivité de Sédécias, ou dernière captivité.

Le Verbe de Dieu se manifesta à Ezéchiel, fils de Buzuf, prêtre, sur la terre des Chaldéens, près du fleuve Chobar. Ce fut à Daniel et à Ezéchiel, alors captifs à Babylone, près de l'Euphrate, qu'apparurent au-dessus des eaux , dans l'endroit le plus pur de ces eaux, les sacrements des âges futurs, afin de faire ressortir la puissance du baptême.

La preuve de l'efficacité de ce sacrement se déduit encore de la cure merveilleuse opérée sur l'apôtre saint Paul, qui fut guéri de la cataracte par l'administration du baptême que lui conféra Ananias dans l'Esprit du Seigneur. Ne voyons-nous pas dans la Genèse que les premiers êtres créés sortirent du sein des eaux? En rapprochant de ceci les premiers mots de notre texte , nous devons entendre l'âge de trente ans, âge auquel Notre-Seigneur fut baptisé : in quarto mense, par ce quatrième mois le prophète désignait le mois de janvier, qui se trouve être le premier mois de l'année dans notre calendrier. Il faut se garder de le confondre avec nizan, mois du printemps , où la célébration de la Pâque a lieu. Chez les Orientaux le mois d'octobre, qui suivait la récolte des fruits et les vendanges, était le premier mois de l'année, et février le quatrième. Notre texte ajoute le cinquième jour du mois, afin de désigner le baptême pendant lequel notre Seigneur vit les cieux ouverts sur sa tète , et à par tir duquel le jour de l'Epiphanie est en vénération chez les fidèles. Ce passage ne se rapporte pas, selon l'opinion de quelques-uns, au temps où le Verbe était en germe dans la chair ; alors, en effet, il était caché et ne s'était pas encore produit, mais il fait allusion au temps où le Père prononça ces paroles : « Celui-ci est mon Fils chéri, et dans lequel j'ai mis toutes mes affections. » Le nom de Buzuf dans notre langue correspond aux qualifications de méprisé, banni. Ezéchiel, au contraire, est fortifié par la puissance divine. Ceci doit être appliqué au Seigneur cri ce sens que le Créateur du monde, qui est le Père du Sauveur, est méprisé et honni par tous les hérétiques, qui ne reçoivent pas l'Ancien-Testament. Et il n'est pas étonnant que le Seigneur soit le bras droit de Dieu, puisqu'il émane et de la vertu de Dieu et de la sagesse de Dieu.

« Et la main du Seigneur s'étendit sur moi. » Pour voir et comprendre les visions de Dieu, nous avons besoin de l'assistance et de la force divines. Nous avons besoin de ce bras qui guida le peuple d'Israël à sa sortie d'Egypte. Les mages aussi avaient l'intelligence de cette force, et ils disaient : « Le doigt de Dieu est sur nous. » Il en était de même du Sauveur quand il disait dans son Evangile : « Si par l'intervention de Dieu je fais fuir les démons , si par l'assistance divine j'expulse les démons. »

« Et j'ai vu, et voici que le vent d'un tourbillon arrivait de l'Aquilon; et un grand nuage et un cercle de feu ; et une vive lueur s'étendant à l'entour. Et du milieu de ce feu s'échappaient comme des éclairs de la foudre. Et j'ai vu; et voici qu'un souffle qui chassait devant lui le premier tourbillon,s'avançait de l'Aquilon; et un grand nuage était enveloppé par lui, et des feux rayonnaient, et une vive lueur s'étendait à l'entour. Et au milieu de ces feux apparaissait comme une vision de la foudre, et une grande splendeur était autour. »

Une immense vision, pour la consolation du peuple s'éloignant de ses foyers, se manifesta au prophète. Toutes les synagogues juives restent muettes pour l'interprétation de ce passage; un seul parmi les commentateurs hasarde quelques explications sur ce passage et sur le rétablissement du temple annoncé sur la fin de cette (649) prophétie. Pour nous, nous nous contenterons d'exposer sur ce point les croyances de nos ancêtres; comparant dans les limites de. notre esprit les choses spirituelles aux choses spirituelles, nous préférons de modestes hypothèses à des déductions trop hardies; nous croyons à la bonne foi et à la bienveillance du lecteur, le suppliant humblement d'accorder la préférence à la candeur sur la témérité , comme mesure de jugement, le suppliant de faire taire plutôt que de mettre en évidence les susceptibilités de son esprit. Et d'abord établissons que ce souffle qui enlève, qui fait disparaître, et dont nous avons donné l'interprétation dans Aquila, est le vent du tourbillon: ventum turbinis. Quant à l'opinion que nous avons émise en nous occupant de Symmaque et de Théodotien que ces mots signifieraient souffle et esprit de la tempête : flatum ac spiritum tempestatis, les uns l'adoptent, les autres la rejettent. Le mot hébreu rua, selon la place qu'il occupe, signifie tantôt souffle (spiritus), tantôt âme (anima), tantôt vent (venlus) :Il signifie souffle, comme dans ce passage Emitte spiritum tuum et creabuntur : « Envoie ton souffle, et ils seront créés. » Dans celui-là il prend la signification d'âme (anima) : Egredietur spiritus ejus, et revertetur in terram suam ; « Son âme partira et retournera dans sa patrie. » Dans cette phrase-ci il se prend dans l'acception de vent (ventus). « A Tharses tu briseras les vaisseaux par la violence des vents. »  Et ailleurs : « Le feu, le soufre et le vent de la tempête partis de leur calice. » Ceux qui comprennent le vent et le souffle de la tempête commentent ainsi : ils disent que la colère et la fureur de Dieu, c'est-à-dire Nabuchodonosor, arrivera de l'Occident , et que Jérusalem succombera six années après la vision. Cette prophétie en effet date de la cinquième année de l'exil du roi Joachim, année qui était également la cinquième du règne de Sédécias à Jérusalem ; nous savons d'ailleurs que c'est après l'accomplissement de six années, à partir de cette dernière époque; c'est-à-dire la onzième année de son règne , que Sédécias, après la prise de Jérusalem, fut conduit à Babylone. Il fut donc révélé à ceux qui pleuraient captifs sur les rives du fleuve Chobar, et qui s'étaient soumis sans murmurer aux décrets du conquérant , il leur fut donc révélé qu'ils avaient bien fait d'obéir aux décrets de la puissance divine. Le temps n'était pas loin , en effet , où la Judée et la ville de Jérusalem tomberaient au pouvoir de nouveaux ennemis. Ce grand nuage que décrit Ezéchiel ne renferme-t-il pas les pluies de renversement (imbris eversionum) , ou le déluge de maux (pluviasque allisionum) qui devaient fondre sur la Judée ? Quant au feu entouré (ignis involutus),il annonce les châtiments qui se préparent et les maux de la captivité. Quant à la lueur qui rayonne à l'entour, elle exprime les décrets manifestes de la puissance de Dieu. Quant à ceux qui professent une opinion contraire à celle que supposent les explications précédentes, c'est-à-dire qui comprennent l'esprit ôtant auferentem, l'esprit enlevant (extollentem), ceux-là pensent qu'il s'agit ici de l'Esprit-Saint; soit qu'il purifie l'homme des souillures du vice et du péché; soit qu'il élève les humbles et qu'il les mette à l'abri de l'Aquilon, vent froid du nord par qui les maux pullulent et grandissent sur toute la surface de la terre. Nous savons dans Jérémie que c'est de l'Aquilon que surgit sa vision la plus terrible.

Des commentateurs pensent encore que ce grand nuage pourrai t bi en figurer la personne du Christ; et s'il est dans l'ordre des choses de comparer les petites aux grandes, ne pourrait-on pas voir dans ce nuage l'apparition future des prophètes, des apôtres et de tous les saints, à l'occasion desquels il a été écrit : et veritas tua usque ad nubes, « Et ta vérité montera jusqu'aux cieux. »  Et encore : « J'avertirai les nues de ne point pleuvoir sur Israël : prœmandabo nubibus ne pluant super Israel imbrem. Et ailleurs : nubes pulvis pedum ejus, « La nue est la poussière de ses pieds. » Et dans un autre endroit : nubes et caligo in circuitu illius : « Les nuées l'environnent. » On peut encore donner à ce feu qui brille, à cette lueur qui l'environne, une interprétation conforme à ce passage : Deus ignis consumens est, « Dieu est un feu qui consume. » Le Sauveur dit qu'il est venu sur la terre pour propager ce lieu; il désire que nous en soyons pénétrés, nous et tous ceux qui croient, quoiqu'il porte la terreur et les supplices au fond des âmes pécheresses, il resplendit de lumière et brille du plus vif éclat. Tâchons de brûler de ce feu afin qu'il nous accorde , après nous avoir purifiés, des jours plus supportables.

Et voici qu'au milieu du feu l'image de quatre animaux apparut et leur aspect fut dévoilé; ils (650) ressemblaient à des hommes. Ce qui suit : Et splendor in eo, doit être marqué d'un signe de correction. Si l'Écriture n'eût pas eu soin d'ajouter : « à savoir, du milieu du feu, » (id est, de medio ignis), nous eussions pu tomber dans l'erreur, vu l'ambiguïté de l'expression, de façon que nous eussions pu penser que cette apparition, que cette vision de la foudre se trouvait au milieu du vent ou du souffle (vente vel spirites). De cette circonstance que l'image de la foudre surpasse en valeur et l'or et l'argent, dont la pure essence se trouvait encadrée par un cercle de feu , instrument des vengeances divines, nous devons inférer qu'après les décrets et les tourments qui semblent si durs à ceux qui les supportent, cette précieuse lueur de la foudre ne saurait manquer d'apparaître aux yeux des méritants. En tant que la Providence de Dieu régit nos destinées, ce qui est pour le commun des hommes châtiment inhumain est souvent en réalité une épreuve salutaire.

Et in medio ejus similitudo quatuor, etc. ( ident suprà). Dans ces mots in medio ejus, cet ejus se rapporte évidemment à la foudre (electrum) ; mais il est mieux d'entendre simplement le feu qui est lumière pour les croyants, supplice pour les incrédules. Au milieu de ce feu se trouvait donc placée l'image de quatre animaux ; notez bien que c'est la ressemblance et non point la forme de quatre animaux; ces quatre animaux nous sont ensuite représentés comme ayant quadruple forme (quadriformia). L'homme n'a qu'une seule ressemblance, comme le prouvent les lois immuables qui régissent notre monde : « Faisons, dit Dieu dans la Genèse, faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » Mais cette ressemblance de Dieu ne s'entend point de celle de l'esprit; cette forme, c'est le Christ qui en est le prototype, le Christ qui est image du Dieu invisible. Les créatures parfaitement normales sont supposées placées dans quatre lieux différents, soit qu'il s'agisse ici d'une allusion aux quatre points cardinaux qui déterminent notre monde, soit qu'il s'agisse des quatre domaines suivants ceux du ciel, de la terre, des enfers et de par-delà le ciel, dont parle l'apôtre Paul : « Qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur la terre et dans les enfers. »

 

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AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE EZÉCHIEL.

 

Des relations de l'homme avec la femme dans le mariage. — De l'usure. — Défense des intérêts du pauvre peuple. — De la charité. — De la justice. — Devoirs des juges envers leurs justiciables.

En 411.

 

..... Selon la parabole de l'Évangile racontée par Jésus- Christ, et dans laquelle il est dit qu'un homme fut blessé par des voleurs en se rendant à Jéricho, tout homme doit regarder son semblable comme son prochain; car un Pharisien ayant demandé au Sauveur qui sera le prochain du blessé, le Sauveur lui répondit: Quiconque méritera de l'être.

La sagesse, conformément à l'interprétation mystique, peut être considérée comme l'époux de l'homme saint, selon l'allusion contenue dans ce précepte de Salomon : « Aime-la, et elle te rendra ton amour. Chéris-la, et elle sera ta sauvegarde. » Celui-là la profane en son coeur, qui jette une main avide sur les choses consacrées et appartenant à autrui; qui, brûlé des feux du désir, souille ce qui est saint, corrompt ce qui est chaste, et flétrit ce qui est pur.

Il est dit en sixième lieu: « Et il ne s'approchera pas d'une femme étrangère, ou même de sa femme, durant son époque menstruelle. »

Il entre dans la constitution des femmes d'être incommodées chaque mois par une trop grande abondance de sang, et d'en être soulagées par une évacuation sanguine. Si l'homme, dans cette phase anormale de la vie des femmes, cohabite avec l'une d'elles, la conception qui en résulte est viciée, dit-on, par l'impureté de sa source; de telle sorte que les lépreux proviennent , selon l'opinion commune, d'une pareille cohabitation , de même que les enfants affligés dès leur naissance de difformités monstrueuses. Il est donc prescrit à tous les hommes de ne point cohabiter non-seulement avec des femmes étrangères, mais même avec la leur propre, afin d'obéir à ce commandement de l'Écriture : «Croissez et multipliez, et remplissez la terre, »  et de n'approcher de leur femme qu'aux époques normales et propres à la cohabitation; sinon de s'en abstenir entièrement, selon ces paroles de l'Apôtre et de l’Ecclésiaste : « Il est un temps destiné aux chastes embrassements, il en est un autre où (651) il faut les fuir. » Que l'épouse entraînée par sa passion se garde donc de provoquer son mari; que le mari à son tour, dans la coupable pensée qu'il peut disposer en tous temps des désirs de sa femme, se garde d'être trop exigeant. C'est à quoi Paul fait allusion quand il dit

« Que chacun ait grand soin de conserver son vase dans sa sainteté et sa chasteté originelle. Voici une belle maxime, extraite des sentences du pythagoricien Xystus : « Celui qui aime trop passionnément commet un adultère avec sa propre femme. » Un auteur qui a traduit l'ouvrage de Xystus en latin a prétendu faussement que ce dernier avait été martyr; il n'a pas fait attention que dans le volume entier, malgré la division en deux parties qu'il a cru devoir en faire, il n'est nullement mention de Jésus-Christ et des apôtres. Au reste, il n'est point étonnant qu'il ait transformé un philosophe païen en martyr et en évêque d'une ville romaine, quand on le voit attribuer le livre d'Eusèbe de Césarée, sur Diogène, à Pamphyle, le martyr; le tout afin que, grâce à l'autorité d'un tel nom, il fit plus facilement goûter aux Romains les livres les plus impies sur les principes des choses.

Nous lisons en septième lieu : « Il n'affligera pas l'homme, »  ou selon la version des Septante : « Il n'abusera pas envers lui de la supériorité de ses forces. » Personne, que je sache, n'est exempt de ce vice ou de ce péché. Les Egyptiens se prévalaient de leur pouvoir pour opprimer les Hébreux, et c'est à cette occasion que Habacuc se plaint de l'oppression que l'impie exerce surie juste. Plût à Dieu que ceci ne fût applicable qu'à ceux qui sont en dehors de l'Eglise, et non à ceux qui en font partie! Il faut en convenir; ceux qui tiennent un rang élevé dans la hiérarchie ecclésiastique ne se font pas faute, dans l'aveuglement de leur orgueil, d'opprimer le pauvre peuple. C'est à ceux-ci cependant que s'adressent ces paroles: «Ils t'ont élu chef, mais c'est afin que tu ne tentes pas de t'élever. Sois parmi eux, comme l'un d'eux. » Jésus-Christ ne dit-il pas d'ailleurs « Qu'il soit le dernier de tous, celui qui parmi vous veut être le premier ? » Le témoignage de l'Apôtre concorde également avec cette parole de notre texte : « Gardez-vous, dit-il, d'affliger l'Esprit-Saint qui habite en vous. »  Dans l'évangile selon les Hébreux adopté par les Nazaréens, il est dit que celui qui afflige l'esprit de son frère se rend coupable d'un des plus grands crimes qui se puissent commettre. Mais si l'affliction d'autrui peut faire mourir celui qui l'a provoquée, avec quelle indignation ne devons-nous pas nous élever contre l'injustice et la tyrannie de celui pour qui il a été écrit : « Comment ce qui est terre et cendre peut-il avoir tant d'orgueil? » Se peut-il qu'oubliant sa condition mortelle, sa constitution bilieuse, pituiteuse et rachitique, sa destination prochaine qui le rendra la pâture des vers, il élève ainsi la tête vers les cieux et fiasse entendre sa voix jusqu'aux extrémités de la terre? Se peut-il qu'il s'écrie avec Nabuchodonosor : « J'escaladerai le ciel, je m'élèverai au-dessus des arbres, j'y placerai mon trône, et je serai semblable au Très-Haut ? »

Huitièmement nous lisons : « Il s'acquittera envers celui à qui il est dû;» non point envers tout créancier, car pour un grand nombre ce pourrait être une source de richesses, mais envers le créancier défini dans la loi; envers celui qui est pauvre et qui a mis en gage son propre vêtement ; envers celui à qui l'on doit une couverture avant le coucher du soleil, afin qu'au milieu des tortures du froid il ne crie pas vers le Seigneur qui sait punir les injustices. Si, d'après les préceptes qui suivent, nous devons partager notre pain avec celui qui a faim et couvrir les épaules de celui qui est nu, avec quel zèle autrement empressé ne devons-nous pas nous acquitter envers notre créancier ….. Nous devons satisfaire notre créancier quand les liens de l'amitié nous unissent à lui; rendons encore son gage sans en rien retenir à celui qui nous est attaché par une réciprocité de bons offices.

Voici ce que contient le neuvième paragraphe : « Il n'enlèvera rien par la violence, »  ou d'après la version des Septante: « Il se gardera de toute rapine. » L'apôtre saint Paul proclame hautement en parlant des ravisseurs, qu'il n'est point permis même de se nourrir aux dépens d'autrui, même des pécheurs. Toute rapine d'ailleurs suppose l'emploi de la violence; qu'on exclue ce moyen, la rapine est impossible. Il existe cependant une violence sainte, une sorte de rapine louable; c'est celle dont parle ainsi l’Évangile : « Depuis les jours (652) de Jean-Baptiste, la conquête du royaume céleste n'exclut point l'emploi de la violence, et ce sont les violents seuls qui le ravissent. » C'est de ce moyen qu'on entend parler dans le passage suivant : « Faites tous vos efforts pour les arracher aux flammes éternelles ; quant aux autres, à ceux qui ont mérité leurs jugements, contentez-vous de les plaindre. » Pour les génies du mal, ils ne désirent s'emparer de notre âme par la violence que pour nous entraîner à notre perte. C'est ce que Jacob exprime quand il dit : « Une bête féroce l'a dévoré; une bête féroce m'a ravi Joseph. »

Mais les brebis du Seigneur, celles qui le suivent avec foi , ne tomberont jamais dans les mains des ravisseurs. C'est ce qu'il dit lui-même, par la bouche d'un de ses disciples: « Ce que m'a donné mon Père est plus fort que tout ce qui existe; et il ne sera donné à personne de le ravir à mon Père. » Il ressort de là que la puissance, les vertus et la substance du Père et du Fils sont parfaitement identiques. Car si nul ne peut enlever de la main du Fils ce qui lui a été donné par son Père, et si, ce que le Père a donné, on ne peut pas davantage l'arracher de ses mains, il en résulte évidemment que tout est commun entre le Père et le Fils, et que le Père a placé dans la main de son Fils une aussi grande force de résistance que dans sa propre main.

Il est dit en dixième lieu : « Il donnera son pain à celui qui aura faim. » D'où il suit que nous devons faire l'aumône à ceux qui ont faim, et non à ceux qui sont rassasiés, et accorder le pain de la charité non à ceux qui regorgent de biens, mais à ceux qui tombent de défaillance. On entend parle pain tout ce qui est nécessaire à la vie. Et ce n'est pas sans raison qu'il est dit qu'il donnera son pain, le pain qui lui appartient; car ce n'est pas celui que nous ont acquis les rapines, l'usure et tous les moyens nuisibles à nos semblables; ce n'est pas celui-là, dis-je, qui doit être transformé en un don de charité. « Les richesses de l'homme, »  comme dit le proverbe, « doivent être la rançon de son âme. »  Il en est trop, hélas! parmi les pauvres, les clients et les laboureurs, qui osent tenir une pareille conduite, pour qu'il ne soit pas plus aisé de nous étendre sur les violences commises par les hommes de guerre et les juges qui abusent de leur pouvoir, qui dilapident, afin d'avoir toute facilité de n'accor. der aux pauvres que la plus faible portion de leurs rapines, et de se draper dans leur orgueil au milieu de leurs crimes. Que le diacre récite à haute voix dans les églises les noms de ceux qui font des offrandes; il ne donne que leurs noms, car il n'a promis que cela; pourtant ces hommes trouvent agréables les applaudissements du peuple, mais leur conscience les torture. Donnons aux malheureux, afin qu'ils se réjouissent dans les faibles dons qu'ils pourront faire à leur tour, et qu'ils ne gémissent pas sur les fruits de leurs rapines. Il est encore préférable de donner au pain dont il s'agit ici le sens énoncé dans ces mots : « Je suis le pain vivant, qui suis descendu du ciel; » c'est ce pain que nous prions le Seigneur de nous accorder dans notre Oraison Dominicale : « Donnez-nous le pain, soutien de la vie, »  ou bien « le pain qui doit nous revenir ; » ce qui renferme en substance ce pain que nous devons nous efforcer de mériter chaque jour et qui doit être notre nourriture céleste dans toute l'éternité. C'est ce pain que le juste accorde à ceux qui ont faim et dont il est écrit : «Bienheureux ceux qui ont faim et qui ont soif; parce que le juste fait de son pain le pain de la communauté. La Judée en fut une fois privée, conformément aux menaces du prophète: « Je leur ôterai leurs jours, »  c'est-à-dire le pain qui est leur soutien. Tout ce que nous venons de dire, ainsi que cette parole du prophète que nous venons de rapporter, s'entend du pain de ceux qui ont faim et de ceux qui croient, si toutefois nous nous faisons gloire de notre titre de chrétien. On ne doit point l'accorder sans discernement à ceux qui ont bu et mangé, à ceux qui sont rassasiés, à ceux enfin qui, gorgés de tout, se sont montrés rebelles. C'est de ceux-là qu'il est dit: « Malheur à vous qui êtes rassasiés à cette heure, parce qu'il viendra un jour où vous aurez faim. » Le pain de la vie ne leur sera point accordé, de peur qu'ils ne le rejettent. C'est ce que Salomon exprime ainsi : « II rejettera et profanera vos sages paroles. » C'est en d'autres termes cette pensée de notre Sauveur : « Gardez-vous de jeter aux chiens ce qui est saint, et ne semez pas vos perles sous les pieds des pourceaux. »  Le onzième paragraphe est ainsi conçu : « Et il couvrira de son manteau celui qui est nu. »  (653) D'après l'explication qui a été donnée plus haut relativement à un autre verset, ce passage comporte deux modes d'interprétation. Le premier consiste à prendre le texte au pied de la lettre et à n'y voir qu'une simple recommandation de couvrir le corps de celui qui est nu, selon cette parole du Sauveur : « J'étais nu et vous m'avez couvert. »  Le second est entièrement figuré et consiste à voir dans les saintes paroles l'obligation d'accorder le vêtement du Christ à ceux qui sont nus selon la foi, et qui manquent de vertus; c'est à quoi ont trait ces autres paroles : « Vous tous qui avez été baptisés en Jésus-Christ, vous avez été revêtus de la grâce du Sauveur. »  C'est de ce vêtement qu'était privé celui qui, n'ayant pas la robe sans tache, fut chassé du festin. C'est encore à cette nudité que le Seigneur fait allusion en partant de Jérusalem : « Tu étais nue et pleine de confusion. » Il est dit en douzième lieu: « Et il ne prêtera pas à usure, »  ou, selon la version des Septante: «il ne donnera pas son argent à usure. »  Si l'on s'en réfère à notre texte, toute espèce d'usure est interdite, tandis que si on a égard à celui des Septante, la prohibition ne frappe que l'usure en matière d'argent. Voici ce qu'on trouve à ce sujet dans le quatrième psaume : « Il n'a pas donné son argent à usure. » Et ailleurs: « Tu ne prêteras pas à usure à ton frère, mais tu pourras le faire à l'égard d'un étranger. » Mais remarquez bien le progrès : dans les premiers temps de la loi l'usure est interdite entre frères; mais à l'époque des prophètes, l'usure est proscrite en termes généraux ; car, dit Ezéchiel : « Il n'a pas donné son argent à usure. »  L'Evangile enfin nous est donné, et la loi se perfectionne par les préceptes du Seigneur : « Vous ne prêterez dit la loi, « qu'à ceux dont vous n'espérez rien recevoir. »  Le treizième paragraphe est ainsi conçu : « Et il ne recevra pas plus qu'il n'a donné. »  Les prêts d'argent seuls, selon quelques-uns, comportent l'usure. L'Écriture sainte, prévoyant le subterfuge, supprime toute espèce d'usure en recommandant de ne pas recevoir au-delà de ce qu'on a prêté. Dans les campagnes, l'usure qui s'exerce sur le froment, le millet, le vin et l'huile, ou, comme dit l'Écriture, l'usure de l'abondance, a la sanction de l'habitude. Ainsi, par exemple, on donne dix mesures dans l'hiver pour en recevoir quinze au temps de la moisson, c'est-à-dire la moitié en sus du prêt véritable. Il s'estimera fort probe celui qui recevra quatre fois plus qu'il n'aura prêté; puis il raisonnera ainsi, disant: J'ai donné une mesure qui, semée, en a rapporté dix; n'est-il pas juste que je reçoive un demi-boisseau en sus de mon prêt, puisque mon débiteur a réalisé par ma libéralité neuf mesures et demie? « Ne vous trompez pas, » dit saint Paul; « On ne se moque pas de Dieu. »  Qu'il veuille bien nous dire, et sans détour, cet usurier compatissant, si c'est à l'indigent ou à l'opulent qu'il a prêté; si c'est à l'opulent, il aurait dû s'en abstenir; mais s'il l'a fait avec la pensée qu'il avait affaire à un indigent, pourquoi exiger alors plus qu'il ne doit exiger d'un homme qui ne possède rien. II en est qui, pour se dédommager des prêts qu'ils font, n'hésitent pas à recevoir divers petits cadeaux, sans songer que tout ce qu'ils reçoivent en sus de ce qu'ils ont prêté n'est ni plus ni moins qu'une usure patente. Quant au quatorzième paragraphe, voici ce qu'il contient : « Et il détournera sa main de l'iniquité, afin qu'en toutes ses oeuvres l'iniquité soit loin de lui. » II faut remarquer d'ailleurs que l'iniquité peut avoir pour instrument non-seulement la main, mais les autres parties de notre corps; car, dit Salomon : « Chasse loin de toi les langues complices de l'iniquité. »  Nous lisons dans les psaumes « Ils ont proféré hautement l'iniquité. » Le pied peut aussi marcher à l'iniquité, et l'oeil qui convoite la femme d'autrui nous pousse également dans cette voie funeste. Celui-là enfin n'est pas moins coupable d'iniquité qui ne se conduit pas comme celui dont il est dit: «Il n'a jamais commis l'iniquité, et le mensonge n'a point souillé ses lèvres. »

Il est dit en quinzième lieu : «Il rendra un jugement équitable dans une contestation soit entre des tiers, soit avec son prochain; paroles qui paraissent avoir la même signification que ce qui a été dit plus haut : « Il sera juste, et il agira selon l'équité. »  Celui qui ayant à prononcer un jugement dans une contestation, soit entre des tiers, soit avec son prochain, joindrait à l'observation du précepte ci-dessus le discernement de la justice, celui-là sans contredit aurait un mérite supérieur. C'est pour cela que Salomon, au commencement de ses Proverbes, après un assez grand nombre de préceptes, nous (654) engage beaucoup à rectifier notre jugement. « Il faut, »  dit-il, « posséder la sagesse et les véritables règles de conduite; il faut se pénétrer des conseils de la prudence, chercher à découvrir les subtilités de la parole, connaître la vraie justice, et enfin rectifier son jugement. »  Aussi l'Apôtre s'élève-t-il contre ceux qui ont été mis à la tête de l'Église, les blâmant d'être sans cesse en contestation; trouvant mauvais que le premier selon l'Évangile, que celui qui devrait juger les autres soit mis au dernier rang et soit méprisé.

Il arrive quelquefois qu'on parvient à se faire une réputation d'homme équitable tout en ne faisant que léser les faibles dans leurs droits. De quelle étonnante sagacité ne doit-on pas alors avoir besoin pour rendre un jugement parfaitement équitable? Voici le contenu du seizième verset : « Il marchera dans la voie de mes préceptes. » Et le contenu du dix-septième: « Il gardera mes jugements et mes ordonnances pour les exécuter fidèlement. »  Ces deux passages renferment différents sens, que nous pourrions faire ressortir en les mettant en parallèle avec les diverses prescriptions de la loi; les unes renferment les préceptes du Seigneur, les autres ses ordonnances. Le cent dix-huitième psaume est rempli de ces préceptes et de ces ordonnances, ainsi que le dix-huitième, mais en moins grand nombre ; on lit dans ce dernier : « La justice du Seigneur est l'équité même; elle fait naître la joie dans les coeurs. Les préceptes du Seigneur sont remplis de clarté; ils illuminent le regard. » On a trouvé mauvais que Dieu ait dit, par la bouche du même prophète : « Je leur ai donné de mauvais commandements, qu'ils se gardent d'y puiser la vie spirituelle. » La réfutation la plus complète qui puisse être faite de cette accusation est contenue dans le passage où il est dit que les Juifs ne vivront pas, parce qu'ils suivent la lettre qui tue, tandis que les chrétiens, qui n'ont égard qu'à l'esprit qui vivifie, participeront à la vie spirituelle dont parle l'Évangile……… C'est ici que les. paroles suivantes du Seigneur notre Dieu ont leur application : « Il a rang parmi les justes et il vivra de cette vie mystique dont il est parlé plus haut, »  celui qui fera telles choses, et qui se gardera de telles autres. Il ne sera point puni des délits de son père, et sa vie tout entière sera dans ses vertus.

 

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AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE FROPHÉTE ÉZÉCHIEL.

 

En 413.

 

Situation de Jérusalem. — Elle est placée au centre du monde. — Citations.

 

.... Le même prophète (Ezéchiel) affirme que Jérusalem est située au centre du monde; il s'efforce de démontrer qu'elle est comme le nombril de la terre. Voici du Psalmiste un passage qui a rapport à la nativité de notre Seigneur: « La vérité a surgi du milieu de la terre. »  En voici un autre où il annonce sa Passion : « C'est au milieu de la terre qu'il a conquis le salut du monde. » D'un côté, en effet, Jérusalem est bordée par la partie du continent oriental nommé « Asie; »d'un autre côté, parla parsie de l'occident appelée « Europe; » au midi, par la « Libye et l'Afrique; , au septentrion, par la « Scythie, l'Arménie, la Perse » et toutes les nations du « Pont. » Elle l'ut placée au centre des nations, la cité qui partagea toutes leurs impiétés, afin que le Dieu proclamé dans la « Judée, »  celui dont le grand nom retentissait dans Israël, triomphât de ces nations au milieu de leur perversité, et que toutes suivissent l'exemple d'Israël. « Symmaque », donne à ce passage une excellente interprétation : « Cette Jérusalem, dit-il, que j'ai placée au milieu des nations, et que j'ai entourée de vastes contrées, cette Jérusalem a corrompu mes préceptes par les impiétés qu'elle a reçues des nations; elle a altéré mes justifications sous l'influence pernicieuse des contrées qui l'environnent ; à leur exemple elle a rejeté mes commandements légitimes et ne s'est point complue dans mes jugements. » Mais ces paroles des Septante concernant Jérusalem : « Elle a altéré méchamment mes justifications en suivant les traces des nations, elle a altéré mes préceptes légitimes sous l'influence des régions qui l'environnent, » ces paroles, dis-je, n'ont point été justifiées par le fait; cela va de soi, et il n'est pas besoin d'insister davantage sur ce point.

 

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AUTRE FRAGMENT DU COMMENTAIRE SUR LE PROPHÈTE ÉZÉCHIEL.

 

Habitude de saint Jérôme d'aller dans les catacombes de Rome. — Leur sombre et religieuse obscurité.

 

En 413.

 

Lorsque dans ma jeunesse, j'étudiais à Rome les belles-lettres, j'avais l'habitude, avec mes camarades d'étude, de me promener au milieu des tombeaux des apôtres et des martyrs, de pénétrer, même assez souvent, dans les souterrains creusés en cet endroit, et dont les parois, à droite et à gauche, sont garnies de squelettes.

Ces lieux sont si obscurs qu'on croit voir se réaliser cette menace du prophète : « Qu'ils descendent vivants dans les lieux infernaux. » Une faible lumière, se glissant par une étroite issue de la voûte, tempère par intervalles la silencieuse horreur des ténèbres. Que si vous avancez plus avant, une nuit profonde vous environne, et ce vers de Virgile vous revient dans la pensée : « L'horreur des ténèbres, et jusqu'au silence, tout pénètre l'âme d'un effroi involontaire. »

 

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FRAGMENT DE LA LETTRE A LA VIERGE DÉMÉTRIADE SUR LA VIRGINITÉ.

 

Naissance illustre de celte vierge. — Pour échapper à Alaric, roi des Goths, elle se sauve en Afrique avec son aïeule Proba et Julienne sa mère. — Elles sont rançonnées par Héraclius, gouverneur de la province, et par Sabin, son gendre. — Avis de saint Jérôme sur la chasteté, le jeûne, la charité. — Il dit qu'il vaut mieux soulager les malheureux que d'employer ses richesses à revêtir les églises de marbre, à élever des autels dorés, à couvrir les portes, de plaques d'ivoire et d'argent. —  Il s'élève coudre les origénistes. — Mention de son traité à la vierge Eustochia. — Esquisse des habitudes des femmes riches de Rome.

 

En 414.

 

De tous les traités que, depuis ma jeunesse jusqu'à ce jour, j'ai écrits moi-même ou dictés à mes copistes, celui-ci est le plus difficile; car j'ai à écrire pour Démétriadès, vierge du Christ, qui de toutes les vierges est la première de l'empire romain par la naissance et les richesses. Si je loue ses vertus d'après leur mérite , je serai regardé comme un flatteur, si je les diminue par quelque endroit, sa gloire souffrira de ma timidité. Que ferai-je donc? Ce que je ne puis faire je n'ose le refuser, tant est grande à commander l'autorité de deux femmes illustres, son aïeule et sa mère, leur foi à demander, leur constance à solliciter! Il est vrai qu'elles lie demandent rien de nouveau pour moi qui ai souvent traité un pareil sujet; elles demandent seulement que je rende témoignage, autant qu'il est en moi, aux vertus de celle dont, pour me servir des paroles d'un célèbre orateur, il faut plutôt louer l'avenir que le présent.

Il est vrai que par l'ardeur de sa foi elle s'est élevée au-dessus de la faiblesse de son âge et de son sexe, et qu'elle a commencé par où les parfaits finissent. Arrière donc la médisance et l'envie! Qu'on ne me fasse pas un crime de mon désir d'écrire. Je ne suis pas connu de Démétriadès et je ne la connais pas, du moins personnellement ; Irais je connais son intérieur comme l'apôtre Paul connaissait les Colossiens et plusieurs croyants qu'il n'avait pas vus auparavant. Quelle estime je fais de son mérite, ou plutôt de ce miracle de virginité! On peut en ;juger. J'étais occupé à expliquer ce que dit Ezéchiel du temple (et c'est l'endroit le plus difficile des saintes Ecritures, surtout la description du « Saint des saints et de l'autel des parfums »), j'ai bien voulu faire cette digression pour passer d'un autel à un autre, et pour consacrer à une pureté éternelle cette hostie vivante, sans tache et agréable à Dieu. Je sais que d'après l'imposition des mains de l'évêque, le voile de la virginité a couvert sa tète, et cela s'est fait d'après les paroles de l'apôtre « Je veux tous vous offrir au Christ comme une vierge chaste. » Comme la reine du psalmiste, elle s'est tenue debout à sa droite, vêtue d'une robe couverte d'or et de couleurs variées pour représenter la diversité de ses vertus. Cette robe, Joseph en fut revêtu, et autrefois les filles des rois s'en servaient aussi. Delà l'épouse des Cantiques se réjouit-elle et dit-elle : « Le roi m'a introduit dans sa chambre, »  et le choeur de ses compagnes lui répond : « Toute la gloire de la fille de la reine est intérieure. » Ce n'est pas que ma lettre restera sans utilité. La course des chevaux devient plus rapide à mesure des acclamations du cirque; la force des athlètes augmente les applaudissements, et la harangue du général enflamme une armée prête au combat. Donc, dans le cas présent, (656) cette vierge est un arbre que l'aïeule et la mère ont planté; je l'arroserai et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. La coutume des rhéteurs est de relever, dans ceux qu'ils louent, l'antiquité de leur noblesse et l'illustration de leurs ancêtres pour compenser, par la fécondité de la racine, la stérilité des branches, et l'aire admirer dans le tronc de l'arbre ce que l'on n'a point par le fruit. J'ai donc maintenant ou à répéter les grands noms des Probus et des Olibrius et à citer l'illustre famille des Anitius, où chaque membre, pour ainsi dire, a mérité le consulat; ou à parler d'Olibrius, père de Démétriadès, qui, enlevé par une mort subite, fut regretté de Rome entière. Je n'ose en dire davantage pour ne pas rouvrir les plaies de sa sainte mère, et afin que le souvenir de ses vertus ne renouvelle sa douleur. Fils respectueux, mari aimable, maître doux, citoyen poli, il fut, il est vrai, un consul jeune, mais aussi il fut un sénateur plus illustre par la probité de ses moeurs. Heureux d'être mort ! lui qui n'a point vu la patrie s'écroulant; mais plus heureux encore par sa race qui a ajouté à l'éclat de la noblesse de l'aïeule de Démétriadès par la perpétuelle virginité de sa petite fille ! Mais que fais-je? Oublieux de mon but, j'admire ce jeune sénateur et sa position dans le monde, tandis que je devrais plutôt louer Démétriadès qui, peu soucieuse de sa naissance et de sa fortune, n'est frappée que de leur fragilité. Au milieu de riches et magnifiques parures, d'esclaves empressés à lui plaire et à lui obéir, en face d'une table servie avec abondance et délicatesse, qui croirait que cette vierge n'a voulu que des vêtements communs, que l'abstinence et le jeûne? Mais n'avait-elle pas lu ces paroles du Christ. « .... Que les amateurs du luxe et de la mollesse se trouvent dans les palais des rois?

Démétriadès se dépouille de sa robe et de ses parures de luxe qui lui paraissaient autant d'obstacles à ses desseins; elle dépose ses colliers, ses pierreries et ses perles qui étaient d'un prix inestimable; et revêtue d'une robe très commune et d'une mante encore plus commune, tout à coup et à l'improviste, elle se jette aux pieds de Proba à qui elle ne parle que par ses gémissements et ses larmes. Cette sage et prudente femme ne sait que penser et de la

mise et de faction de Démétriadès. La joie rend sa mère stupéfaite et immobile, toutes deux ne peuvent croire ce qu'elles voient, et cependant elles désirent la réalité de ce qu'elles voient. Agitées de mille pensées confuses, partagées entre la crainte et la joie, rougissant et pâlissant successivement, elles se regardent silencieuses.

Il faut malgré moi que je succombe ici sous la grandeur de mon sujet, et je n'oserais entreprendre de raconter des choses que je ne puis expliquer sans les affaiblir. Cicéron serait ici muet, et Démosthène avec son éloquence si vive et si pressante paraîtrait morne et languissant, s'ils entreprenaient l'un et l'autre d'exprimer la joie de l'aïeule et de la mère. Il se passa dans cette circonstance tout ce qui peut se dire et se penser. Toutes deux pleurent de joie, se jettent au cou de leur fille, la relèvent (car elle était à leurs pieds), dissipent ses craintes, se reconnaissent elles-mêmes dans son choix, la remercient du nouvel éclat procuré à leur nom par sa virginité, lui avouent qu'elle a trouvé le secret de ses ancêtres, et comme celui d'adoucir les malheurs du peuple romain. O Dieu! qui pourrait exprimer quels furent alors le contentement et le ravissement de toute la famille ? de cette féconde racine sortirent plusieurs vierges à la fois, les affranchis et les esclaves voulant suivre l'exemple de leurs maîtresses. C'était dans toutes les familles à qui embrasserait l'état de la virginité, et quoique celles qui s'y engageaient fussent de différentes conditions, toutes aspiraient néanmoins à la même récompense.

Je n'en dis pas assez; cette heureuse nouvelle causa aux Eglises d'Afrique une satisfaction universelle, et le bruit s'en répandit, non-seulement dans les villes, mais encore dans les hameaux et les chaumières. Il n'y eut point d'île entre l'Afrique et l'Italie où l'on n'entendit parler de la démarche de Démétriadès, et la joie qu'elle causa s'étendit encore plus loin sans aucun obstacle. L'Italie quitta alors ses habits de deuil, et les murailles de Rome; à demi ruinées, parurent reprendre une partie de leur ancienne splendeur; les Romains étant persuadés que la vie sainte et parfaite d'une de leurs concitoyennes ne pouvait manquer d'attirer sur eux la protection du ciel. Vous eussiez dit que l'armée des Goths venait d'être défaite, et que Dieu avait lancé la foudre sur cette troupe de (657) déserteurs et d'esclaves. La première victoire que Marcellus remporta sur Annibal, près de Nole, ne releva jamais tant les espérances du peuple romain consterné par les grandes pertes aux sanglantes journées de Trébie, de Cannes et de Trasimène. La noblesse romaine, déplorables restes de ce vaste empire, renfermée dans le Capitole, n'apprit pas avec plus de joie la défaite des Gaulois, desquels elle avait été obligée de racheter sa liberté.

Le bruit de cette glorieuse résolution qui arrivait comme un triomphe à la religion éliretienne, pénétra en Orient et se répandit même dans les villes situées au milieu des terres. Quelle vierge ne se fit pas gloire alors d'avoir Démétriadès pour compagne? Quelle mère ne félicita pas Julienne d'avoir porté dans son sein une vierge si illustre? Que les infidèles regardent tant qu'il leur plaira comme vaines et chimériques les récompenses que nous attendons à l'avenir; pour vous, en consacrant votre virginité au Seigneur, vous avez déjà plus reçu que vous ne lui avez offert; car si vous aviez épousé un homme mortel, la nouvelle de votre mariage ne se serait répandue que dans une seule province, au lieu que toute la terre a appris l'alliance que vous avez contractée avec Jésus-Christ.

Il arrive ordinairement que, lorsqu'une fille est ou estropiée ou laide, et sans espérance de pouvoir trouver un parti qui lui convienne, ses malheureux parents, par un manque de foi, la forcent d'embrasser l'état de la virginité. Si l'on a tant d'égard pour un homme mortel que l'on n'ose lui offrir en mariage une fille mal faite, quel soin ne doit-on pas avoir de consacrer à Jésus-Christ des vierges sans défauts? Pour ceux qui se piquent un peu plus de religion, ils font à leurs filles une petite pension, qui suffit à peine pour les nourrir; réservant tout le reste de leur bien à leurs autres enfants qu'ils réservent pour le siècle. C'est ainsi qu'en a usé depuis peu un riche prêtre de cette ville, qui laissant vivre dans une extrême indigence deux de ses filles qui s'étaient consacrées à Dieu, a donné tout son bien à ses autres enfants pour fournir à leur luxe et à leurs plaisirs. Plusieurs femmes qui font profession de la vie solitaire comme nous ont agi de même, ce que nous n'avons pu voir sans douleur. Plût à Dieu que nous ne vissions point si souvent de pareils exemples! mais plus ils sont fréquents, plus aussi doit-on estimer l'aïeule et la mère de Démétriadès de n'avoir point suivi cette mauvaise coutume que le grand nombre autorise.

L'on dit, et toute la chrétienté le publie avec éloge, qu'elles ont abandonné à leur fille tout ce qui avait été préparé pour son mariage, de peur de blesser la dignité de son époux, ou plutôt afin qu'elle lui apportât la dot qui lui était destinée, et qu'elle employât au soulagement des serviteurs de Dieu des biens qui devaient être sacrifiés à la vanité. Qui pourrait s'imaginer que Proba qui efface par l'éclat de son nom tout ce qu'il y a de plus grand et de plus illustre dans tout l'empire romain; qui par la sainteté de sa vie et la bonté de son coeur s'est rendue respectable aux Barbares même; qui a soutenu sans s'éblouir l'éclat de la gloire de ses trois enfants, Probinus, Olibrius et Probus (1), qui ont été consuls ordinaires; qui pourrait, dis-je, s'imaginer que, tandis que Rome est captive et ensevelie sous ses propres ruines, Proba vende les biens de ses ancêtres, et qu'elle emploie ces richesses d'iniquité à se faire des amis qui la reçoivent dans les tabernacles éternels? Quel sujet de confusion pour tous les clercs et pour tant de faux solitaires qui achètent des héritages, tandis qu'une femme noble vend les siens ?

A peine avait-elle échappé à la fureur des Barbares et pleuré le sort des vierges qu'ils avaient arrachées d'entre ses bras qu'elle apprit la triste nouvelle de la mort d'un fils (2) qui lui était très cher. Un coup si imprévu et qu'elle n'avait jamais craint lui fut très sensible; mais espérant dès lors se voir un jour grand'mère d'une vierge consacrée à Jésus-Christ, elle calma par cette douce espérance la douleur que lui causait la plaie mortelle qu'elle venait de recevoir, et par la fermeté qu'elle fit paraître

 

(1) Anicia Faltania Proba fut mariée à Sextus Anicus Petronius Probus, consul en 371 ; de ce mariage sortirent trois enfants. Le premier fut Anicius Hermogénianus Olibrius, mari de Julienne et père de Démétriadés, qui fut consul en 395; le second fut Anicius Probinus, consul en la même année; et le troisième fut Anicius Probus, consul en 405. Quelques auteurs, comme Vessius et Gaspard Barthius, confondent mal à propos notre Proba, aïeule de Démétriadès, avec Valeria Faltouia, qui a fait le centon de Virgile.

(2) D'Olibrius, père de Démétriadès, qui mourut l'an 409, un an avant la prise de Rome, par Alaric, roi des Goths.

 

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dans cette fatale conjoncture, elle vérifia en sa personne ce que le poète lyrique dit de l'homme juste : « Qu'il reste impossible en présence même des ruines de l'univers écroulé. »

Nous lisons dans Job : « Au moment que celui-ci parlait, un autre vint encore lui apporter une fâcheuse nouvelle. » Et au même endroit : « La vie de l'homme sur la terre est une tentation. » , ou plutôt comme porte le texte hébreu : « La vie de l'homme sur la terre est une guerre continuelle. » En effet, nous n'essuyons tant de périls et nous ne supportons tant de travaux dans le siècle présent, que pour mériter la couronne de gloire dans le siècle futur. Il ne faut point s'étonner que les hommes passent par ces épreuves, puisque Jésus-Christ même a bien été tenté, et que l'Ecriture nous assure que Dieu tenta Abraham. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous a dit : « Nous nous réjouissons dans les afflictions, parce que nous savons que l'affliction produit la patience, la patience l'épreuve, l'épreuve l'espérance; or, cette espérance n'est point trompeuse. » Et ailleurs : « Qui nous séparera de l'amour de Jésus-Christ? Sera-ce l'affliction, ou les déplaisirs, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou les périls, ou le fer et la violence? selon qu'il est écrit : L'on nous égorge tous les jours pour l'amour de vous, Seigneur, et l'on nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie. » Aussi le prophète Isaïe, s'adressant aux affligés pour les exhorter à la patience : « O vous, leur dit-il, que l'on a sevrés et arrachés du sein de votre mère, préparez-vous à souffrir affliction sur affliction, et à concevoir espérance sur espérance. » «Les souffrances de la vie présente, dit saint Paul, n'ont point de proportion avec cette gloire que Dieu doit un jour découvrir en nous. » L'on verra dans la suite pourquoi j'ai rapporté ces passages de l'Ecriture.

Proba, qui du milieu de la mer avait vu l'embrasement de Rome et qui s'était exposée avec toute sa famille sur une méchante barque, trouva encore plus d'inhumanité sur les bords de l'Afrique; car elle y fut reçue, par un (1) homme également avare et cruel, qui n'aimait que le vin et l'argent, qui sous prétexte de servir

 

(1) Héraclien, gouverneur d'Afrique. L'empereur Honorius le condamna à mort, et ordonna que son nom fut ôté de tous les actes publics.

 

le meilleur prince (1) monde, exerçait une tyrannie insupportable, et qui (pour me servir de la fable) avait avec lui, comme Pluton (2) dans les enfers, un chien (3), non à trois, mais à plusieurs têtes, pour arracher et déchirer tout; enlevant d'entre les bras de leurs mères des filles qu'il avait vendues à des marchands syriens, les plus insatiables de tous les hommes, faisant trafic du mariage des personnes illustres, n'ayant aucun souci de la misère des orphelines, des veuves et des vierges consacrées à Dieu, et regardant plutôt leurs mains pour recevoir de l'argent, que leur visage pour compatir à leurs disgrâces. Proba, voulant échapper aux Barbares, tomba en la puissance de ce tyran comme dans les gouffres de Charybde et de Sylla, que les poètes nous dépeignent environnés de chiens, de cet homme cruel, ne sachant ni épargner ceux qui avaient fait naufrage, ni se montrer sensible à la misère de ceux qui étaient réduits en servitude. Barbare! eh! du moins ne surpasse point en cruauté l'ennemi du peuple romain. Le Brennus (4) de nos jours s'est contenté d'emporter ce qu'il a trouvé dans Rome, et toi tu cherches ce que tu ne saurais trouver (5). Néanmoins les envieux de Proba (car la vertu est toujours exposée aux traits de l'envie), ses envieux, dis-je, s'étonnent comment elle a pu racheter par une convention tacite la pureté de tant de filles qui, étaient à sa suite; parce qu'ils ne font pas réflexion que cet homme inhumain, qui pouvait lui enlever tout son argent, se contenta d'en prendre une partie, qu'elle n'osa refuser à son titre de comte, quoiqu'elle s'aperçût bien qu'il n'était qu'un tyran qui se prévalait de sa dignité pour la traiter en esclave.

Je sens bien que je m'expose ici à la censure de mes ennemis, et que l'on ne manquera pas de m'accuser de flatter une personne de ce rang;

 

(1) C'était l'empereur Honorius qui gouvernait alors l'empire avec Théodose-le-Jeune, fils de son frère Arcade.

(2) Le texte porte : Quasi Orcus in Tartaro. Cicéron, 1. 3, De nat. Deor. prend Orcus pour Pluton. Age porro, dit-il, Jovem et Neptunum deum numeras; ergò etiam Orcus a frater eorum Deus. C'est dans ce même sens  que Virgile a dit : Georg. 1, Pallidus Orcus Eumenidesque fatae.

(3) Saint Jérôme veut parler de Sabin, gendre du comte Héraclien et ministre de ses cruautés.

(4) Marie, roi des Goths.

(5) Parce que Héraclien voulait dépouiller des gens, qui avaient déjà tout perdu.

 

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mais ils ne pourront pas me condamner avec justice s'ils considèrent que j'ai toujours gardé le silence jusques ici; car du vivant, ou depuis la mort de son mari, je n'ai point vanté ni l'ancienneté, ni la puissance, ni les richesses de sa famille, ce que peut-être d'autres ont relevé par des louanges flatteuses et intéressées. Mon dessein aujourd'hui est de louer d'une manière digne d'un prêtre, la grand'mère de Démétriadès et de la remercier d'avoir favorisé le dessein de cette vierge. Au reste, doit-on soupçonner de flatterie un homme caché dans le fond d'un monastère, vivant pauvrement, vêtu d'un vieil habit, et qui, touchant au tombeau, se contente d'avoir le nécessaire pour le peu de temps qui lui reste à vivre. De plus, je n'adresserai toute la suite de ce discours qu'à une vierge, mais une vierge aussi illustre par la sainteté de sa vie que par l'éclat de sa naissance, et dont la chute est d'autant plus à craindre que l'état qu'elle a embrassé est élevé.

Le seul donc et le plus important conseil que je vous donne, ma chère fille, et que je ne cesserai point de vous donner, est d'aimer la lecture de l'Ecriture sainte, et de prendre garde de recevoir dans votre coeur aucune mauvaise semence, de peur que durant le sommeil du père de famille, c'est-à-dire de l'esprit qui doit toujours être attaché à Dieu, l'ennemi ne vienne semer l'ivraie parmi le bon grain. Ayez toujours ces paroles â la bouche : « J'ai cherché mon bien-aimé toute la nuit. En quel endroit menez-vous paître votre troupeau; et prenez-vous votre repas à l'heure de midi? » Dites aussi avec le prophète-roi : « Mon âme s'est attachée fortement à vous, et votre main droite m'a soutenue. » Avec Jérémie : « Je n'ai point eu de peine à vous suivre, parce qu'il n'y a point de douleur en Jacob, ni de travail en Israël. »

…...

A une attention continuelle sur votre coeur joignez la pratique du jeûne, et dites avec David : « J'ai humilié mon âme par le jeûne, j'ai mangé la cendre comme le pain; et lorsque je me voyais poursuivi par mes ennemis, je me couvrais d'un cilice. » Ève fut chassée du paradis terrestre pour avoir mangé du fruit défendu. Elie fut enlevé au ciel dans un charria de feu après un jeûne de quarante jours…….

Dans l'ancienne loi l'on publiait au son de la trompette un jeûne universel, le dixième jour du septième mois; tous les Juifs y étaient obligés, et ceux qui le rompaient étaient exterminés au milieu du peuple.

Job dit du dragon : « Sa force est dans ses reins; dans son nombril réside sa puissance. » L'ennemi du genre humain tourne contre les jeunes hommes et les jeunes filles l'effervescence de leur âge; il enflamme leurs sens et réalise en eux ce que dit le prophète Osée des personnes adultères : « Leurs coeurs sont semblables à un four chaud, »  et le brasier qui les consume ne peut céder de sa chaleur que par la miséricorde de Dieu et l'influence d'un jeûne rigoureux. Ainsi blessent les traits du démon, perçant et brûlant à la fois; tels sont ceux dirigés par le roi de Babylone contre les trois jeunes hébreux, par ce roi impie qui les précipita dans une fournaise de quarante-neuf coudées, nombre emblématique renfermant sept fois sept, et employé par Nabuchodonosor dans une occasion néfaste, tandis que Dieu s'en était servi pour désigner les sept semaines du Jubilé qui est un temps de rémission. Mais, de même qu'au milieu des tourbillons de flammes un quatrième enfant, semblable au Fils de l'Homme, calma tout à coup les chaleurs excessives du brasier et ordonna aux flammes, au moment même où l'embrasement était le plus violent, de se dépouiller de leurs ardeurs incendiaires, de revêtir un aspect moins menaçant et de rendre leur contact moins dangereux ; de même, en l'âme d'une vierge se calme, sous l'influence d'une rosée céleste et d'un jeûne sévère, la fièvre des feux qu'y allume la jeunesse, en même temps que l'enveloppe terrestre admet toute la pureté de la nature de l'ange. C'est pour cette raison que saint Paul affirme n'avoir reçu du Seigneur nul précepte pour les vierges, parce que ce n'est qu'en combattant les plus douces inclinations de la nature, en s'élevant au-dessus de ses penchants les plus vifs, que l'on peut renoncer aux plaisirs qu'elle inspire, détruire en soi la racine qu'elle y a plantée, ne recueillir que des fruits de virginité, s'imposer le veuvage, se préserver de tout contact avec l'homme; en un mot, vivre dans un corps comme si on n'en avait point.

Je ne prétends point par là vous imposer l'obligation d'un jeûne trop sévère, d'une abstinence trop prolongée, qui ont pour effet de (660) ruiner les santés délicates et de rendre malades certaines néophytes, avant qu'on ait pu s'assurer d'un renoncement complet. C'est d'ailleurs une maxime préconisée, même par les philosophes païens, « que les vertus ne doivent, pas dépasser certaines proportions, de peur d'être réputées vices. »  C'est ce qui a fait dire à un des sept sages païens, qu'en tout il fallait éviter l'excès.

Ce précepte était tellement en honneur qu'un poète comique le mit en vers. Jeûnez donc, mais avec modération, de manière à ne pas provoquer des palpitations dangereuses et ne pas vous mettre dans l'obligation de vous faire soutenir par vos compagnes; jeûnez de telle sorte que, les appétits charnels étant apaisés, vous puissiez vous livrer à la lecture, à la psalmodie et aux veilles avec votre zèle ordinaire. Le jeûne n'est point une vertu parfaite, mais c'est le fondement des autres vertus. Il en est de même de la chasteté et de la pudeur, sans lesquelles il ne sera donné à personne de contempler la face de Dieu; elles servent de degré pour ceux qui aspirent à la perfection, mais jamais elles ne parviendront à mettre le dernier sceau à la vertu d'une vierge.

On peut lire à l'appui de cette vérité la parabole des vierges folles et des vierges sages, dont les unes furent admises dans la chambre de l'époux et dont les autres furent exclues après avoir vu s'éteindre leurs lampes, faute de l'huile des bonnes oeuvres pour les alimenter. Il y aurait encore beaucoup à discourir sur le jeûne, quoique nous avons maintes et maintes fois exploré cette matière et qu'une foule d'auteurs en aient fait le texte de traités spéciaux; nous croyons convenable de vous renvoyer à la lecture de leurs livres, afin que vous vous pénétriez des objets salutaires de la continence et que vous appreniez en même temps tout ce que l'incontinence au contraire engendre de maux.

Imitez votre époux; soyez soumise à votre aïeule ainsi qu'à votre mère; gardez-vous de la vue d'un homme, et surtout d'un jeune homme, à moins que vous ne vous trouviez dans leur société. Ne faites pas connaissance avec un homme qui ne connaîtrait ni votre mère ni votre aïeule, et, suivant la maxime d'un auteur profane, le vrai lien d'une solide amitié c'est la conformité des sentiments. Ce furent leurs exemples qui vous enseignèrent prix de la virginité, qui vous apprirent à ne désirer que des choses utiles, à ne choisir que des choses justes. Le foyer domestique a été pour vous l'école de la vertu. Ne revendiquez donc pas pour vous seule la gloire qui rayonne de votre couronne de vierge; appelez au partage les saintes femmes qui vous transmirent par une chaste union leurs pudiques vertus, et qui vous firent éclore dans les embrassements d'une couche sans tache, vous, fleur sans prix, et qui doit produire de si excellents fruits si vous vous humiliez sous la main de Dieu et si vous avez toujours présentes à la mémoire ces paroles de l'Eglise : « Dieu résiste aux superbes, mais il accorde sa grâce aux humbles. » Or, la grâce n'est pas accordée dans le but de récompenser de bonnes oeuvres, mais bien dans celui de faire une largesse, selon ces paroles de l'apôtre : « Cela ne dépend ni d'un vouloir énergique ni d'une poursuite ardente, cela dépend de la miséricorde de Dieu. » Et cependant notre vouloir et notre non-vouloir est bien à nous; mais ce qui est à nous n'est plus nôtre, dès l'instant que cela n'est plus la volonté de Dieu.

Dans le choix des eunuques, des esclaves et des affranchies que vous prendrez à votre service, ayez plutôt égard à la pureté des moeurs qu'à la beauté du visage; car en tout sexe et pour tout âge, même pour ces hommes à qui la retenue est une nécessité de la mutilation à laquelle ils ont été soumis, c'est l'âme qui doit être tout d'abord l'objet de votre examen; car, pour elle, il n'y a de castration possible que celle qu'elle s'impose volontairement par la crainte du Seigneur. Pas de tenue malséante ou légère vis-à-vis de vous. Ne prêtez pas l'oreille aux propos déshonnêtes, et s'il vous arrive d'en entendre, quoi que vous ayez, gardez-vous de leurs poisons. Il suffit quelquefois à un libertin d'une parole prononcée comme au hasard pour séduire l'innocence. Laissez les gens du monde se moquer les uns des autres. La retenue va bien à votre caractère. Lucilius raconte que Crassus et que Caton (je parle du censeur), ne laissèrent aller leur gaîté jusqu'au rire qu'une fois dans leur vie; nous dirons de ce dernier, qui tint autrefois un rang si distingué parmi les grands de votre ville, ses contemporains, qu'il ne rougit et qu'il ne désespéra (661) pas, à l'âge où il était parvenu, d'apprendre les lettres grecques; mais cette sévérité de moeurs, toute d'affectation, n'avait peut-être d'autre but que de s'attirer la faveur et l'admiration du peuple; car, faibles mortels que nous sommes, tant que notre âme est emprisonnée dans son enveloppe charnelle, c'est à grand'peine que nous pouvons modérer et diriger nos passions et nos désirs, et, à coup sûr, il nous est impossible de les détruire tout-à-fait. Ce qui a fait dire au Psalmiste: « Mettez-vous en colère, mais ne péchez point;» ce que saint Paul exprime ainsi : « Que le soleil ne se couche point sur votre colère. » Parce qu'il est dans la nature de l'homme de se mettre en colère, en même temps qu'il est du devoir d'un chrétien de calmer cette effervescence.

Il est inutile de vous mettre en garde contre les tentations de l'avarice, car vous êtes d'une famille où la possession des richesses s'unit au mépris qu'en font les grandes âmes. L'apôtre saint Paul d'ailleurs ne nous enseigne-t-il pas que l'avarice doit être assimilée au culte des idoles, et ne connaissons-nous pas la réponse de notre Seigneur à un homme qui lui faisait cette question : « Bon maître, quel bien dois-je faire pour mériter la vie éternelle? Si vous voulez être souverainement méritant , vendez tout votre patrimoine, distribuez-le aux pauvres, et vous aurez en échange un trésor dans le ciel; puis venez et suivez-moi. » Les efforts opérés pour atteindre au souverain mérite de l'apostolat et à la perfection de la vertu entraînent avec eux la nécessité de se défaire de tousses biens, de les distribuer aux pauvres afin de gagner le céleste séjour, aidée de plus que vous serez des grâces du Seigneur et dégagée de tous liens terrestres. Il est de votre devoir, comme du mien, de faire un bon emploi de nos biens, quoique le Seigneur ait laissé au libre arbitre de chacun la faculté d’en disposer selon sa volonté, nonobstant l'âge et la condition. « Si vous voulez atteindre à la perfection, »  dit-il, «je ne vous force ni ne vous commande; je vous propose un but; je vous montre la palme ; c'est à vous de vous répandre dans la lice pour y combattre et mériter le prix du combat. »  Et remarquez combien la divine sagesse s'exprime sagement, par la bouche de son sublime interprète : « Vendez ce que vous possédez, »  a-t-il dit, et à qui a-t-il adressé ces paroles? à celui-là même à qui il a été dit : « Si vous voulez atteindre à la perfection, »  ne vous contentez pas de vendre une partie de vos biens, mais vendez-les tous. Et quand vous les aurez vendus, quel emploi devez-vous faire du prix que vous en retirerez? Le donner aux pauvres. » Ce n'est point à satisfaire des caprices de luxe et à en faire part à des gens riches et à des proches, mais à secourir les nécessiteux, que vos biens doivent être employés.

Dans celui que vous secourez, soit qu'il soit prêtre, soit qu'il soit votre parent ou votre allié, vous ne devez considérer rien autre chose que le degré de misère. Ce sont les entrailles des malheureux, de ceux qui ne sont point admis à de riches banquets, qui ont dessein de louer les coeurs bienfaisants.

Nous voyons dans les Actes des apôtres que le sang de notre Seigneur coulait encore, que la ferveur d'une foi récente était dans toute sa force, tous les croyants vendaient leurs biens et allaient en déposer le prix aux pieds des apôtres, afin de leur prouver le peu de cas qu'ils faisaient des richesses, et pour que ce même prix en fût distribué à chaque indigent selon leurs besoins respectifs.

Ananias et Saphira, n'ayant pratiqué la charité qu'avec tiédeur et s'étant même rendus coupables de duplicité dans la distribution de leurs biens, en ce sens qu'ils vinrent déposer aux pieds des apôtres, comme leurs et non comme appartenant au Seigneur, à qui ils les avaient déjà offertes, les richesses dont ils avaient la libre disposition, Ananias et Saphira, dis-je, furent condamnés justement comme s'étant approprié le bien d'autrui, dans la crainte de la disette que la vraie foi ne redoute point. Ils furent condamnés d'ailleurs plutôt dans le but de les faire servir d'exemple à la tiédeur que dans celui d'un châtiment sévère.

L'apôtre Pierre, en effet, n'a pas dirigé contre eux des imprécations de mort, comme l'insensé Porphyre l'en accuse à tort; seulement, dans une sortie prophétique, il leur annonce le jugement de Dieu, afin que le juste châtiment de deux pécheurs serve d'enseignement à tous les autres. Dès l'instant que vous avez fait veau de virginité vos biens ne sont plus vôtres, ou plutôt ils sont véritablement vôtres, en ce sens qu'ils appartiendront à (662) Jésus-Christ, votre maître, quand votre mère et votre aïeule, qui en ont encore la libre disposition, auront payé leur tribut à la nature et dormiront du sommeil des justes. Je sais que d'ailleurs leur désir le plus vif est de vous précéder dans la tombe. Lorsqu'un âge plus avancé, une liberté d'actions plus éclairée, une volonté plus ferme vous auront mise dans la possession entière de votre libre arbitre, vous pourrez obéir à vos propres impulsions, vous conformer même aux inspirations de la grâce, dans cette conviction qui devra être la vôtre , que vous ne récolterez rien à moins que vous n'ayez semé en prodiguant les bonnes oeuvres. Que d'autres consacrent leur fortune à construire des églises, à revêtir leurs murs de lambris en marbre, à élever des colonnes immenses, à décorer leurs chapiteaux , malgré l'inaptitude de la matière à se sentir plus fière sous de semblables ornements, qu'ils l'emploient à revêtir les prêtres des mêmes églises de lames d'argent ou d'ivoire, à orner leurs autels d'or d'une infinité de pierres précieuses, je ne trouve pas cela mauvais, je ne m'y oppose pas; que chacun, en pareille matière, en use à sa guise. Il vaut assurément mieux faire un tel emploi de ses richesses que de les garder enfouies sans en faire usage. Vos devoirs à vous sont d'une autre nature; vous devez vêtir le Christ dans la personne des pauvres, le soulager dans celle des malades, le nourrir dans celle des indigents, lui offrir l'hospitalité dans celle de ceux qui sont à la quête d'un toit, et surtout des serviteurs de la foi; c'est à vous qu'il appartient d'approvisionner les monastères des vierges et de ceux qui se consacrent au Seigneur; d'être pleine de bienveillance envers les pauvres d'esprit, envers les coeurs dont le seul culte est celui du Seigneur, au milieu du jour comme au sein des nuits, envers des hommes qui, placés sur la terre, imitent les anges qui sont dans le ciel et qui n'ont rien autre chose dans la bouche que les louanges du Seigneur; qui, contents d'ailleurs d'être vêtus et nourris, n'étendent pas leurs désirs au-delà pourvu qu'ils puissent arriver à leurs fins pieuses. Pour ceux que cette médiocrité ne satisfait pas, ils prouvent qu'ils ne sont pas même dignes de posséder le nécessaire. Les admonestations précédentes s'adressent à la vierge riche et de noble extraction; celles qui vont suivre sont destinées à la vierge considérée dans toute la simplicité de son caractère de vierge et dépouillée de tous les avantages qui ne lui appartiennent point en propre. Outre les heures que vous devez consacrer à la psalmodie et à la prière, aux heures de Tierce, de Sexte et de None, de Vêpres, à minuit et au matin, fixez le nombre d'heures que vous voudrez employer à étudier les saintes Ecritures, celui qu'il vous conviendra de consacrer à la lecture, en n'en faisant pas un but de travail, mais un but de récréation instructive. Après avoir vaqué à ces occupations et vous être prosternée plusieurs fois pour calmer l'anxiété de votre esprit, mettez-vous à travailler à quelque ouvrage de laine, à filer, à faire du tissu, à mettre en peloton ce que les autres auront filé, ou à l'ajuster sur le métier; examinez votre tissu, corrigez-en les défauts et fixez la tâche du lendemain. En vous livrant à cette variété d'occupations, les journées ne sauraient vous paraître longues; fût-ce même en été, saison des grands jours, elles vous sembleraient encore courtes, et il vous resterait encore du temps à consacrer à d'autres travaux. Par l'observation de cette doctrine vous ferez votre salut et celui des autres; vous serez la directrice des consciences dans la voie de la piété, et vous ferez votre profit de la chaste retenue de plusieurs de vos soeurs, puisque, selon l'Ecriture et contrairement à cette réserve, « l'âme du paresseux est tout entière dans ses désirs. » Vous ne devez pas vous dispenser de travailler parce qu'il a plu à Dieu de vous accorder tout ce qui vous est nécessaire; loin de là, il est de votre devoir de travailler avec tous ceux à qui leurs besoins en font une nécessité, afin qu'en occupant votre corps votre pensée s'applique exclusivement aux choses qui concernent votre salut. N'oubliez point ceci : « Outre le partage de votre bien entre les pauvres, rien ne saurait être plus agréable à votre maître que ce que vous aurez confectionné de vos propres mains, soit pour votre usage propre, soit pour donner exemple aux autres vierges, soit pour offrir en cadeau a votre mère ou à votre aïeule qui vous donneront, en échange et au double, de quoi soulager les misères du pauvre. »

Mais j'allais oublier ce que j'ai de plus important à vous dire. Dans votre extrême jeunesse, à l’époque où l'évêque Anastase (663) gouvernait l'Eglise romaine, une hérésie semblable à une tempête cruelle s'éleva en Orient, qui menaça de corrompre la simplicité de la foi tant louée et tant vantée par la voix de l'apôtre; mais ce grand homme, riche de sa pauvreté et fort de son zèle tout apostolique, écrasa la tête de l'hydre et arrêta par là ses sifflements impies.

Alarmé dans ma sollicitude, à une époque surtout où le bruit de la reproduction multipliée de cette plante vénéneuse est parvenu jusqu'à moi; obéissant d'ailleurs à un sentiment de charité, je crois devoir vous engager à vous conformer aux dogmes enseignés par le pape Innocent, fils et successeur d'Anastase, et à repousser une doctrine étrangère, quelque confiance que vous ayez dans votre prudence et votre pénétration. Les partisans de cette hérésie ont coutume d'en raisonner tout bas et à l'écart, faisant pour ainsi dire subir une enquête à la justice de Dieu. Ils diront par exemple : « Pourquoi tel homme a-t-il reçu le jour dans telle province? D'où vient que ceux-ci naissent de parents chrétiens, tandis que ceux-là prennent naissance au milieu des nations les plus barbares, étrangers à la nation d'un Dieu?» Après avoir ainsi blessé les coeurs simples par cette morsure du scorpion, ils injectent dans la plaie qu'ils ont faite leur poison dangereux. Puis ils ajoutent : « Si l'enfant à la mamelle, celui dont le sourire et la joie enfantine témoignent seuls qu'il connaît sa mère, qui n'a encore fait ni bien ni mal; si cet enfant, dis-je, est possédé du démon ou accablé de maux qui fuient les méchants et qui s'acharnent au contraire sur les serviteurs de Dieu; si tout cela arrive, pensez-vous que ce soit le pur effet du hasard?  Si donc, poursuivent-ils, ces jugements sont la manifestation réelle de la colère divine, ils se justifient par eux-mêmes et témoignent de la haute justice de Dieu, en amenant cette conséquence que les âmes des hommes ont habité le céleste séjour, et qu'en punition de certains péchés commis jadis elles ont été placées et pour ainsi dire ensevelies dans des corps humains, et précipitées dans cette vallée de larmes pour expier leurs anciennes iniquités. » Ainsi s'exprime à ce sujet le prophète-roi : « J'ai péché avant de m'être humilié. »  Et ailleurs: « Faites sortir mon âme de sa prison mortelle. » Et encore : « Sont-ce les propres péchés de cet homme ou ceux de ses parents qui l'ont fait naître aveugle?» Et autres semblables passages à l'appui de leurs erreurs.

Cette impie et détestable doctrine fut pratiquée jadis en Egypte et en d'autres parties de l'Orient. Elle y jouit encore d'un certain crédit aux dépens de la foi, dont elle corrompt la pureté; mais ses obscurs disciples sont réduits à se cacher comme des vipères dans leurs trous. Néanmoins t'estime peste héréditaire qui couve en un petit nombre de coeurs, en attendant qu'elle puisse prendre de l'extension. Je suis persuadé que vous repousseriez cette doctrine, quand même elle arriverait jusqu'à vous; car vous avez auprès de vous, pour vous garder dans la voie du salut, des personnes chez qui la foi est une garantie de la pureté des doctrines. Vous comprenez ce que je veux vous dire; Dieu se chargera d'ailleurs de vous donner l'intelligence toutes les fois que vous en aurez besoin. Ne vous hâtez pas de provoquer la réfutation de cette détestable hérésie et des dogmes plus pernicieux que ceux dont je vous ai parlé et qu'elle enseigne; je craindrais que vous inférassiez de mes paroles, que mon intention a été plutôt de vous mettre dans le secret d'erreurs qui vous sont inconnues, que de vous prémunir contre leur pernicieuse influence.

Ma mission présente est de former une vierge et non de répondre aux hérétiques; du reste, dans un autre de mes ouvrages, à la confection duquel la protection divine m'a été de grand secours, j'ai pénétré leurs sophismes et mis à nu les moyens qu'ils emploient pour obscurcir la vérité.

Si vous désirez le lire, je me ferai un plaisir de vous l'envoyer dans le plus court délai. On méprise assez généralement ce qu'on offre avant qu'on l'ait demandé, et les choses auxquelles leur rareté donne du prix ne tardent pas à subir une dépréciation quand il n'en coûte rien pour les avoir.

Une question, objet d'incessante polémique, est celle de savoir si la vie cénobitique est préférable à la vie de communauté. On la résout assez généralement en faveur de la première; mais s'il est à craindre pour les hommes vivant dans la solitude que, privés de la société de leurs semblables, ils ne se laissent aller à des pensées basses et impies, et que, enflés (664) d’orgueil et de vanité, ils ne méprisent leur prochain et n'arment leurs langages de malignité pour la déverser en calomnie sur les pères et les autres solitaires, selon ces paroles du prophète-roi : « Les dents des enfants des hommes sont des armes et des flèches, et leur langue une épée aiguë. » Si, dis-je, les hommes qui ont choisi la vie cénobitique doivent craindre pour leurs vertus, combien ce danger est-il plus redoutable pour les femmes, dont les impressions si changeantes et si mobiles ne peuvent amener qu'une chute, alors que leur conscience est privée de ses guides naturels. J'ai connu moi-même des individus de l'un et de l'autre sexe dont les facultés ont été altérées par une abstinence trop rigoureuse. J'ai vu s'opérer ce résultat surtout chez ceux qui habitaient des cellules froides et humides; l'aliénation était portée à un tel degré qu'ils ne savaient plus, ni ce qu'ils faisaient, ni où ils se tournaient, ni ce qu'ils devaient dire, ni ce qu'ils devaient faire. Si de pareils hommes , dénués d'instruction d'ailleurs, viennent à lire les traités de docteurs habiles, que retiennent-ils, si ce n'est un amas de paroles qui ne peut leur faire faire aucun progrès dans la connaissance des saintes Ecritures? de telle sorte que cet ancien adage leur est parfaitement applicable : « Quoique ne pouvant rien dire, ils veulent toujours parler. » C'est ainsi qu'ils enseignent les saintes Ecritures dont ils n'ont nulle intelligence; et quand ils sont parvenus à se faire écouter, ils affectent les manières de docteurs consommés et se posent en maîtres des ignorants, avant d'avoir été disciples des érudits. Il est donc bien d'obéir à ceux que l'âge et l'expérience ont faits nos supérieurs, de recevoir d'eux les règles de notre conduite, après nous être conformés d'abord aux principes des saintes Ecritures, et d'éviter surtout de nous laisser entraîner par la présomption, qui est le plus dangereux de tous les guides; c'est de ces femmes dont l'Apôtre parle de la sorte : « Elles se laissent emporter à tout vent de doctrine, apprenant toujours sans parvenir jamais à la science de la vérité. »

Fuyez la société des femmes qui sont les servantes de leurs maris et du siècle, de peur que vous ne soyez tentée et que ce qu'elles disent dans l’intimité de leur conversation ne parvienne à votre oreille. De pareils récits seraient pour vous un véritable poison. Cette maxime profane, qui a été consacrée en passant par la touche de saint Paul, renferme la condamnation d'une semblable complaisance : « Les mauvais entretiens, dit-il, corrompent les bonnes moeurs. » L'auteur de la traduction latine, trop attaché à sa lettre, n'a pas gardé dans sa traduction la mesure de ce vers. N'admettez dans votre compagnie que des femmes dont l'honnêteté vous soit connue, surtout des veuves et des vierges. Que leur conduite soit reconnue de bon exemple ; que leur conversation soit décente et qu'une sainte candeur brille en elles; fuyez ces jeunes coquettes qui, afin de trafiquer de leur prétendue virginité, chargent leurs cheveux d'ornements et les font tomber en boucles, fardent leur visage et s'efforcent par l'emploi de pommades parfumées de se rendre la peau lisse, portent des manches étroites, des brodequins magnifiques et des robes qui ne font pas de plis disgracieux.

C'est en effet d'après les moeurs des esclaves et des suivantes qu'on juge les moeurs et les goûts de celles qui les ont à leur service. Celle-là doit vous paraître belle et digne d'être admise dans votre société, qui ignore qu'elle est belle; qui ne tire point parti de ses avantages extérieurs; qui, se produisant en public, ne découvre ni son cou ni sa poitrine; qui reste la tête couverte de son voile, et qui ne l'écarte que pour se ménager l'ouverture nécessaire pour guider sa marche.

Il est un danger que j'hésite à vous signaler; mais quels que soient mes scrupules à cet égard, ils doivent tomber devant la fréquence du désordre, ce n'est point que je craigne que vous vous y livriez, vous n'avez peut-être ; jamais entendu parler de ce contre quoi je veux vous prémunir, et peut-être l'occasion de la tentation ne s'offrira-t-elle jamais à vous; mais c'est une occasion de signaler l'écueil à des vertus moins solides que la vôtre. Je crois donc devoir vous prévenir qu'une jeune vierge doit fuir comme la peste et comme les corrupteurs de l'innocence ces jeunes gens qui se frisent et se parfument avec affectation, et auxquels on peut appliquer cet adage : « Celui-là sent mauvais qui toujours est parfumé. » Je ne veux point parler de ceux dont les visites compromettantes ne laissent point que de les compromettre eux-mêmes, je veux bien que la décence y préside ; mais c'est déjà un très grand mal (665) que de s'exposer sans sujet à la médisance et aux calomnies des païens. Je ne les confonds pas tous dans la même réprobation; je ne parle ici que de ceux que l'Église condamne, qu'elle retranche quelquefois de la société des fidèles, et auxquels les censures des évêques et des autres ecclésiastiques n'ont jamais manqué. Il est plus dangereux pour les femmes coquettes de fréquenter les églises et les lieux de piété, que de se montrer en public dans tout autre endroit. Celles qui vivent en communauté dans les monastères, et le nombre en est grand, ne doivent jamais aller seules, mais être toujours accompagnées de leur mère. Il arrive fréquemment que l'épervier, dispersant une bande de colombes, en poursuit une loin de ses compagnes, fond sur elle, la déchire et se repaît de ses chairs palpitantes. Si une brebis malade s'éloigne de son troupeau, elle ne tarde pas à devenir la proie du loup. Je connais des vierges qui restent chez elles, les jours de fête, pour éviter les grands concours; elles en agissent ainsi en ces occasions dans la crainte de ne pas exercer une assez grande surveillance sur elles-mêmes, et parce qu'elles redoutent avec raison le contact public.

Il y a environ trente ans que je fis paraître un traité (1) qui avait le même objet que celui que je vous adresse; dans ce traité l'instruction de la vierge à laquelle je le dédiais m'imposait l'obligation de m'élever contre le vice, et de signaler les embûches que le démon tend à l'innocence. Plusieurs personnes se trouvèrent offensées de mes critiques, dans la conscience de leur propre culpabilité; elles ne me considérèrent point comme un conseiller intelligent de la conduite qu'elles devaient suivre, mais bien comme un censeur rigide de leurs déportements. A quoi leur a servi d'avoir soulevé contre moi une armée de critiques acharnés, et d'avoir manifesté par la vivacité de leurs récriminations combien mes coups avaient porté juste? Le livre est resté intact, tandis que ses détracteurs ont cessé d'être. .l'ai dispersé dans nombre de mes lettres adressées à des vierges ou à des veuves tout ce qui pouvait être dit à ce sujet; de telle sorte qu'il est inutile de répéter ici ce que j'ai dit ailleurs; si néanmoins il m'est échappé quelque chose, cela ne peut pas être de

 

(1) Le traité sur la Virginité à la vierge Eustochia, en 334.

 

grande conséquence. Au reste, saint Cyprien a fait un excellent livre sur la virginité ; beaucoup d'autres auteurs, tant grecs que latins, ont traité le même sujet. II n'est pas d'Église, chez quelque nation et en quelque langue que ce soit, où n'ait été fait l'éloge de sainte Agnès. Mais ces divers ouvrages ne concernent que les jeunes filles qui ne se sont point encore décidées à se consacrer au célibat, et qui ont besoin d'exhortations pour savoir quelle est la détermination qu'elles doivent prendre. Il s'agit ici de s'affermir dans la vocation embrassée, de marcher les reins ceints, les pieds chaussés de nos sandales et la main armée du bâton de voyage, de marcher, dis-je, à travers le siècle, où tout est embûche et poison, comme au milieu des couleuvres et des scorpions, afin de parvenir jusqu'aux rives désirées du Jourdain, d'entrer dans la Terre Promise; de gravir jusques à la maison de Dieu; et de dire avec le roi-prophète : « Seigneur, j'aime la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. ». Et encore : « J'ai demandé une grâce au Seigneur, celle d’habiter dans sa maison ; je ne cesserai point de la lui demander pendant tous les jours de ma vie. »  Heureuse la vierge dont le coeur, tout à l'amour de Jésus-Christ, à cet amour qui est la sagesse, la chasteté, la modération, la justice et toutes les autres vertus, se borne exclusivement à sa seule affection; heureuse la vierge qui ne sent point son coeur palpiter au souvenir d'un homme; qui ne désire point la vue de celui auquel il suffira d'un regard pour l'enchaîner! Il y en a qui, par l'irrégularité de leurs mœurs, compromettent la sainte profession des vierges, et obscurcissent la gloire de cette famille d'anges. A celles-là on doit leur dire franchement et sans détour qu'elles se marient, si elles ne peuvent pas s'imposer la continence; ou bien qu'elles triomphent de leurs sens, si elles ne veulent point se marier. Ce serait une chose qui ferait rire, si elle n'inspirait tout d'abord un sentiment de tristesse, que de voir de jeunes suivantes, qui font profession de virginité, se montrer avec des atours plus brillants que ceux de leurs maîtresses; de telle sorte qu'il est d'usage de reconnaître pour maîtresse celle que l'on voit le moins parée. Il en est plus d'une parmi elles qui cherchent des logements écartés et dérobés à la vue; afin d'y vivre avec plus de liberté, de prendre des (666) bains, d'y faire ce qui leur plait, et d'éviter le retentissement du blâme général. Tous ces dérèglements se passent sous nos yeux, et nous les souffrons!

Je reviens sur ce que je vous ai déjà dit, et je suis heureux d'y insister. Aimez les saintes Ecritures, et la sagesse vous aimera; aimez cette dernière, et elle vous conservera. Que ce

soient là vos perles et vos diamants, et qu'ils restent toujours sur votre sein et à vos oreilles. Que votre langage n'exprime que votre vénération pour le Christ. Ne dites rien qui ne respire la sainteté. Ayez toujours sur vos lèvres les paroles si douces de votre mère et de votre aïeule; les imiter, c'est se former à la vertu.

 

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