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SERIE VI. CORRESPONDANCE (370-373).

A THÉODOTIUS ET A QUELQUES AUTRES SOLITAIRES. IL SE RECOMMANDE A LEURS PRIÈRES.

A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSÈBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIÈRES.

A NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE. REPROCHES SUR SON SILENCE.

A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILÉE. REPROCHES ÉGALEMENT SUR SON SILENCE.

A CASTORINA, SA TANTE. IL LA CONJURE D'OUBLIER LEURS RESSENTIMENTS.

A EXUPERANTIUS. HOMME DE GUERRE. IL L'EXHORTE A MÉPRISER LES RICHESSES. En 372.

A ANTOINE, SOLITAIRE. VIFS REPROCHES SON SILENCE.

A PAUL, VIEILLARD DE LA VILLE DE CONCORDIA. ÉLOGE DE SA VIEILLESSE.

A VINCENT, A L'OCCASION DE LA TRADUCTION DE QUATORZE HOMÉLIES D'ORIGÈNE, SUR LE PROPHÈTE JÉRÉMIE. OPHTALMIE DE JÉROME, SA PAUVRETÉ, SON MANQUE DE COPISTES.

A MARCELLA, POUR LA REMERCIER DE SES PRÉSENTS.

A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.

AU DIACRE JULIANUS. IL CHERCHE A SE JUSTIFIER DE SON SILENCE.

A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSÉE D’ADULTÈRE PAR SON MARI.

AUX VIERGES DE LA MONTAGNE D'HERMON.

A FLORENTIUS, SUR SA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES, ET LES SERVICES QU'IL A RENDUS A HÉLIODORE.

A CHROMATIUS ET A HELIODORE (1), SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE TOBIE.

A FLORENTIUS. DÉSIR EXTRÊME DE SAINT JERÔME D'ALLER A JÉRUSALEM.

A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JUDITH.

A RUFIN. INFIRMITÉS DE SAINT JÉRÔME. — ÉLOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.

 

A THÉODOTIUS ET A QUELQUES AUTRES SOLITAIRES. IL SE RECOMMANDE A LEURS PRIÈRES.

 

Lettre écrite du désert, en 370.

 

Que je voudrais bien être maintenant avec vous, et, tout indigne que je suis de vous voir, que j'aurais de joie d'embrasser tous vos frères! Je verrais une solitude plus agréable que toutes les villes du monde, et des déserts habités, comme le Paradis terrestre, par une multitude de saints. Mais puisqu'un aussi grand pécheur que moi ne mérite pas de vivre en votre compagnie, je vous conjure du moins (et je suis sûr que vous pouvez obtenir cette grâce pour moi) de prier Dieu qu'il me délivre des ténèbres de ce monde. Je vous l'ai déjà dit de bouche, je vous le répète encore aujourd'hui dans cette lettre ; il n'y a rien que je souhaite avec tant de passion que de me voir affranchi de la servitude du siècle. Ménagez-moi donc par vos prières cette heureuse liberté. C'est à moi de vouloir, mais c'est à vous de m'obtenir la grâce de pouvoir exécuter ce que je veux. Je suis comme une brebis malade qui s'est écartée du troupeau; à moins que le bon pasteur ne me charge sur ses épaules pour me reporter à la bergerie, je serai toujours faible et chancelant, et je tomberai même lorsque je ferai tous mes efforts pour me relever. Je suis cet enfant prodigue qui ai consumé dans la débauche tout ce que mon père m'avait donné, et qui, toujours enchanté des plaisirs du monde, ai négligé jusqu'à ce jour de venir lui demander pardon de mes égarements. Comme tout ce que j'ai fait pour renoncer à mes désordres s'est borné à d'inutiles désirs et à de vains projets de conversion, le démon ne cesse de me tendre de nouveaux piéges et de me susciter de nouveaux obstacles. Il me semble qu'une vaste mer m’environne de tous côtés; et dans la situation où je me trouve, je ne saurais ni reculer ni avancer. C'est donc de vos prières que j'attends le vent favorable du Saint-Esprit pour continuer ma course, et pour arriver heureusement au port.

 

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A CHROMATIUS, JOVINUS ET EUSÈBE. IL RECOMMANDE SA SOEUR ET LUI A LEURS PRIÈRES.

 

Lettre écrite du désert, en 370.

 

Je n'ai pas cru devoir vous faire mes compliments à part, ni séparer dans ma lettre des amis qui s'aiment avec tant de tendresse; car l'union que la nature a formée entre les deux frères (1) n'est ni plus forte ni plus étroite que celle que l'amitié a fait naître entre les trois amis. J'aurais même souhaité pouvoir renfermer vos trois noms en un seul, comme votre lettre semblait m'y engager, afin de faire voir trois personnes dans un seul ami, et trois amis dans une seule personne.

Evagre (2) m'a envoyé votre lettre dans ce vaste désert qui s'étend entre la Syrie et le pays des Sarrazins. La joie qu'elle m'a causée surpasse celle qu'eurent autrefois les Romains, lorsqu'après la bataille de Cannes ils virent renaître la gloire de leur empire par la défaite de l'armée d'Annibal que Marcellus tailla en pièces près de Nole. Quoique notre cher Evagre, qui m'aime comme lui-même , vienne

 

(1) Chromatius et Eusèbe.

(2) Cet Evagre avait accompagné saint Jérôme dans sou voyage de Syrie; mais il le quitta à Antioche. Il était prêtre de cette Eglise et il en fut fait évêque à la place de Paulin en 389. Il continua toujours à venir voir et à aider saint Jérôme dans son désert. Il ne faut pas le confondre avec Evagre de Pont, fameux Origéniste et ennemi déclaré du saint.

 

454

 

me voir très souvent , cependant comme nous sommes fort éloignés l'un de l'autre, j'éprouve autant de chagrin de son absence que j'avais eu de consolation en vivant avec lui dans le désert.

Je ne suis occupé maintenant que de votre lettre ; tout mon plaisir est de la tenir et de la lire sans cesse. Seule elle parle latin dans un pays où l'on doit se taire, si l'on ne veut apprendre un langage à demi barbare. Toutes les fois que je regarde les caractères qu'une main qui m'est si connue y a tracés, et dans lesquels il me semble voir des personnes qui me sont si chères, je m'imagine ne plus être ici ou y être avec vous. Croyez l'amitié qui me fait parler et qui ne sait dissimuler ses sentiments: lorsque je vous écris, il me semble vous voir.

Au reste je suis fort surpris, et je ne puis m'empêcher de m'en plaindre d'abord, de ce qu'étant séparés par tant de terres et de mers, vous m'ayez écrit une lettre si courte. Peut-être avez-vous cru devoir agir de la sorte avec; moi, pour me punir de ce que j'ai négligé, comme vous me le marquez dans votre lettre, de vous donner de mes nouvelles. Je ne crois pas que le papier vous ait manqué, l'Egypte en fournit assez (1) ; et quand bien même Ptolémée en aurait défendu le commerce (2), le roi Attalus y aurait suppléé par les parchemins qu'il a envoyés de Pergame, et qu'on appelle encore aujourd'hui Pergamenaie du nom de cette ville. Est-ce que le messager était pressé de partir? Il n'y a point de lettre si longue qu'on ne puisse écrire dans une nuit. Aviez-vous quelque affaire pressante? Il n'en est point, si importante qu'elle puisse être, qui ne doive céder aux devoirs de la charité. Il faut donc ou que vous n'ayez pas voulu vous donner la peine de m'écrire plus au long, ou que vous ne m'en ayez pas jugé digne.

J'aime mieux vous accuser de négligence, que de me condamner moi-même sans raison, parce qu'il vous sera plus aisé de vous corriger

 

(1) Le papier d'Égypte se faisait avec l'écorce d'un petit arbre ou d'une espèce de jonc appelé papyrus, d'où est venu le nom de papier.

(2) saint Jérôme fait ici allusion à ce que Pline rapporte, Hist., liv. XIII, chap. 11, «que Ptolémée, roi d'Egypte, jaloux de sa bibliothèque empêcha le commerce du papier, afin d'ôter  aux autres nations le moyen de faire des livres; mais qu’Attalus, roi de Pergame, envoya à Rome des parchemins faits de peaux de bêtes.

 

de votre paresse, qu'à moi de m'attirer votre amitié et votre estime, si je ne l'ai pas encore.

Vous me mandez que Bonosus (1), semblable à un poisson, s'est retiré au milieu des eaux. Pour moi, tout souillé encore de mes anciennes iniquités, je cherche comme le scorpion et le basilic des lieux secs et arides. Bonosus écrase déjà la tête de la couleuvre, et moi je suis encore la pâture de ce serpent que Dieu condamna à manger la terre. Il touche déjà au dernier de ces degrés mystérieux dont parle le prophète-roi , tandis qu'occupé à pleurer mes péchés, je n'ai pas encore monté le premier. Je ne sais même si je pourrai jamais dire : « J'ai levé mes veux vers les montagnes, d'où me viendra du secours. » Parmi les orages et les agitations du siècle, il trouve dans son île, c'est-à-dire dans le sein de l'Eglise, un asile où il est à l'abri des tempêtes; et peut-être même qu'à l'exemple de saint Jean, il mange déjà ce livre mystérieux dont cet apôtre parle dans son Apocalypse; et moi enseveli encore dans le tombeau de nies crimes, et chargé des liens du péché, j'attends que le Seigneur me dise comme à Lazare : « Jérôme, venez dehors. » Enfin Bonosus « a porté sa ceinture au-delà de l'Euphrate; » (car, comme dit Job, « toute la force du démon consiste dans ses reins») il l'a « cachée dans le trou d'une pierre, » et l'ayant ensuite trouvée « toute pourrie; » il a chanté avec le prophète-roi: « Seigneur, vous êtes le maître de mes reins et de mon coeur; vous avez rompu mes liens; je vous offrirai un sacrifice de louanges. » Je me trouve dans une situation bien différente; car Nabuchodonosor m'a conduit à Babylone chargé de channes, je veux dire qu'il a jeté le trouble et la confusion dans mon coeur, et que m'assujettissant à son joug et me mettant un « cercle de fer au nez , » il m'a commandé de chanter les cantiques de Sion; mais je lui ai répondu: « Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur éclaire les aveugles.. En un mot, pour achever la peinture que j'ai commencé à esquisser du bonheur de Bonosus et de ma misère, cet illustre solitaire est prêt à recevoir la couronne que Dieu lui destine, et moi je suis encore oteupé à implorer le pardon de mes péchés.

 

(1) Bonosus s'était retiré dans une île de la mer Adriatique. Voyez la lettre à Rufin, où saint Jérôme  fait l'éloge de sa vertu et la description de son désert.

 

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La conversion de ma soeur est l'ouvrage du saint homme Julianus; c'est lui « qui a planté » cet arbre, c'est à vous « de l'arroser, et le Seigneur lui donnera de l'accroissement. » Jésus-Christ l'a ressuscitée, et me l'a rendue pour me consoler de la blessure mortelle que le démon lui avait faite. Mais après tout, je ne la crois pas encore en sûreté, et comme dit le poète :

 

Tout pour elle me paraît dangereux.

 

Vous savez que la jeunesse parcourt des routes où l'on trouve des pas bien glissants; j’y suis tombé moi-même, et si vous avez été assez heureux pour en sortir, ce n'a pas été sans crainte de succomber. Tel est l'état où je vois aujourd'hui ma soeur ; dans une circonstance si difficile, elle a besoin que chacun la console et la soutienne par des avis salutaires.

Je vous conjure donc de la consoler par vos lettres; et comme « la charité souffre » tout, engagez aussi l'évêque Valérien (1) à lui écrire pour la fortifier dans ses bons desseins ; car rien n'anime davantage les jeunes gens que de voir des personnes respectables leur témoigner de l'intérêt. Elle habite un pays qui est comme le centre de la barbarie; on n'y connais point d'autre Dieu que la table; on ne s'y occupe que du présent, sans penser à l'avenir: et le plus riche y passe pour le plus saint. Ajoutez à cela que ces peuples grossiers sont dirigés par le prêtre Lupicinius qui ne l'est pas moins qu'eux; « tel vase, tel couvercle, » comme dit le proverbe ; ou pour me servir du mot qui, au rapport de Lucilius, est le seul dont Crassus ait jamais ri, et qui fut dit en sa présence à l'occasion d'un âne qui mangeait des chardons : « Telles lèvres, telles laitues.» C'est-à-dire que Lupicinius est un pilote faible et ignorant qui se mêle de gouverner un vaisseau à demi brisé et faisant eau de tous côtés ; que c'est un aveugle qui conduit d'autres aveugles dans le précipice; en un mot, que le pasteur ressemble au troupeau.

Je salue votre vertueuse mère (que je regarde aussi comme la mienne) avec tout le respect que vous savez que j'ai pour elle. Quoiqu'elle marche avec vous dans les voies de la sainteté, on peut dire néanmoins qu'elle vous y a devancé, puisqu'elle a mis au monde des saints qui ont été la richesse et la bénédiction de ses

 

(1) Évêque d'Aquilée.

 

entrailles. Je salue aussi vos soeurs qui sont si dignes de l'estime et de la vénération publiques. Après avoir triomphé de la faiblesse de leur sexe et des vanités du monde, elles tiennent à la main leurs lampes pleines d'huile et toujours allumées, en attendant l'arrivée de l'époux. Heureuse la maison où la veuve Anne demeure avec des vierges qui prophétisent, et deux Samuels élevés dans le temple (1) ! Heureuse la famille où l'on voit la mère des Machabées, couronnée de la gloire de son propre martyre et de celui de ses enfants! Quoique vous confessiez tous les jours Jésus-Christ en gardant ses commandements, vous l'avez confessé d'une manière plus éclatante et plus glorieuse pour vous, en empêchant que votre ville ne fût corrompue par l'arianisme. Peut-être serez-vous surpris de ce qu'à la fin de ma lettre j'aborde un nouveau sujet; mais puis-je empêcher ma bouche d'exprimer les sentiments de mon coeur? Le plaisir que ,j'ai de m'entretenir avec vous m'emporte malgré moi au-delà des bornes d'une lettre. Je vous écris fort à la hâte , et vous ne trouverez aucun ordre dans mes paroles; mais l'amitié ne sait pas en avoir.

 

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A NICÉAS, SOUS-DIACRE D'AQUILÉE. REPROCHES SUR SON SILENCE.

 

Lettre écrite du désert, en 371.

 

Turpilius, poète comique, parlant du commerce épistolaire, dit que c'est le seul moyen qui rend présents les absents. Cet auteur a dit vrai, quoique dans un sujet qui n'est qu'une pure fiction. En effet, n'est-ce pas en quelque façon voir et posséder ses amis, que de s'entretenir avec eux par lettres? Aussi le commerce en était-il établi parmi ces peuples barbares d'Italie qu'Ennus appelle Casques (2), qui, comme dit Cicéron dans ses livres de la Rhétorique, vivaient d'une manière sauvage. Comme le papier et le parchemin n'étaient pas encore connus, ils écrivaient ou sur des tablettes de

 

(1) Saint Jérôme compare ici Chromatius et Eusèbe son frère à Samuel, leur mère à Anne, fille de Phanuel, et leurs soeurs aux filles de Philippe, diacre, que l'Ecriture appelle prophétesses.

(2) Le mot casius, dans la langue des anciens Sabins, signifie vieux, ancien.

 

bois bien polies, ou sur des écorces d'arbres. De là vient qu'on appelait ceux qui portaient les lettres tabellarii, messagers; ceux qui les écrivaient , librarii, copistes, du mot liber, qui signifie cette petite écorce qui est immédiatement attachée au tronc de l'arbre. Si des hommes grossiers et sans aucune civilisation, avaient établi entre eux un commerce si doux et si agréable, comment pouvons-nous y renoncer, nous qui vivons dans un siècle où règnent la politesse et les beaux-arts? Chromatius et, Eusèbe son frère, qui ne sont pas moins unis par la conformité de leurs inclinations que par les liens de la nature, m'ont prévenu par leurs lettres, tandis que vous, mon cher Nicéas, qui venez de me quitter, vous rompez une amitié naissante, plutôt que vous ne l'affaiblissez; ce que Lelius condamne dans le livre que Cicéron a écrit sur l'amitié. Auriez-vous tant d’aversion pour l'Orient, que vous ne voudriez pas même que vos lettres y vinssent? Ah ! sortez, sortez de votre assoupissement et rompez enfin le silence. Accordez du moins une lettre à l'amitié; au milieu des douceurs que vous goûtez dans votre pays, souvenez-vous quelquefois des voyages que nous avons faits ensemble. Si vous m'aimez encore, je vous prie de me donner de vos nouvelles; si vous avez quelque sujet de chagrin contre moi, écrivez-moi toujours, même dans votre colère; il me sera toujours bien doux de recevoir des lettres d'un ami, quelque irrité qu'il puisse être.

 

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A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILÉE. REPROCHES ÉGALEMENT SUR SON SILENCE.

 

Lettre écrite du désert, en 372.

 

Héliodore, notre ami commun, et à qui vous n'êtes pas moins cher qu'à moi, a pu vous apprendre combien je vous aime, et quel plaisir j'ai à parler souvent de vous, à rappeler dans toutes les conversations les agréables moments que nous avons passés ensemble, à louer votre humilité, votre charité et toutes vos autres vertus. Cependant, mon cher Chrysogone, on peut dire que vous êtes de la nature des lynx, qui oublient les objets placés devant leurs yeux dès qu'ils tournent la tête pour regarder ailleurs; car vous avez perdu le souvenir de notre ancienne amitié, au point que vous avez entièrement effacé cette lettre qui est imprimée, connue dit saint Paul, dans le coeur de tous les chrétiens.

Quand les lynx dont je viens de vous parler rencontrent dans les bois des chevreuils ou des cerfs, ils ne les laissent point échapper, mais s'attachant à leur côté, ils les déchirent et les dévorent tout en courant. Ils ne songent à leur proie que lorsqu'ils ont faim, et quand ils sont rassasiés ils n'y pensent plus.

Pourquoi donc, mon cher Chrysogone, renoncer si vite à une amitié qui ne fait que de naître, et dont vous n'avez pas eu le temps de vous ennuyer? pourquoi abandonner un ami avant que de l'avoir possédé ? Comme les paresseux ne manquent jamais de prétexte pour justifier leur négligence, peut-être me direz-vous que vous n'aviez rien à m'apprendre; mais c'est cela même que vous deviez m'écrire, savoir : que vous n'aviez rien à me dire.

 

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A CASTORINA, SA TANTE. IL LA CONJURE D'OUBLIER LEURS RESSENTIMENTS.

 

Lettre écrite du désert, en 372.

 

Saint Jean, qui a uni en sa personne la qualité d'apôtre et celle d'évangéliste, dit que « tout homme qui hait son frère est homicide.» C'est bien avec raison qu'il parle de la sorte; car comme l'homicide est ordinairement l'effet de la haine, un coeur qui s'abandonne à cette furieuse passion est souvent coupable d'un meurtre dont la main est innocente. A quoi bon un tel début, me direz-vous, et que prétendez-vous par là? C'est de vous exhorter à bannir de votre coeur toute l'aigreur que nos anciens différends y ont fait naître, afin d'y préparer une demeure agréable au Seigneur. « Mettez-vous en colère, » dit David, « et ne péchez point; » c’est-à-dire, comme l'explique saint Paul: « Que le soleil ne se couche point sur votre colère.»

Que deviendrons-nous au jour du jugement, nous que le soleil voit persévérer dans la haine, non pas durant un jour, mais depuis tant d'années? Jésus-Christ dit dans l'Evangile : « Si en présentant votre don à l'autel, vous vous souvenez que votre frère a quelque sujet de chagrin contre vous, laissez là votre don devant (457) l'autel, et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère, et puis vous reviendrez offrir votre don. » Que je suis malheureux, (je ne puis pas en dire autant de vous,) d'avoir passé tant d'années sans offrir de dons à l'autel, ou d'avoir perdu par une haine invétérée tout le mérite de ceux que j'ai offerts ! Comment avons-nous pu dire tous les jours dans nos prières: « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ;» puisque notre coeur n'était pas d'intelligence avec notre bouche, et que nos actions démentaient nos prières? Je vous prie donc encore aujourd'hui, comme je vous en ai déjà prié il y a plus d'un an, de vouloir bien entretenir avec moi cette paix que le Seigneur nous a laissée; il voit votre coeur et le mien, et avant qu'il soit peu, nous paraîtrons devant son tribunal, et nous y serons ou récompensés pour avoir fait la paix, ou punis pour l'avoir rompue. Que si vous ne voulez pas, ce qu'à Dieu ne plaise, étouffer vos anciens ressentiments, pour moi je ne laisserai pas d'être déchargé devant Dieu; et cette lettre que je vous écris suffira pour me justifier.

 

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A EXUPERANTIUS. HOMME DE GUERRE. IL L'EXHORTE A MÉPRISER LES RICHESSES. En 372.

 

De tous les avantages que j'ai retirés de l'amitié qu'a pour moi notre saint frère Quintilien, le plus grand, à mon gré, est l'union de coeur et d'esprit qu'il m'a fait contracter avec vous sans vous avoir jamais vu. Qui pourrait en effet se défendre d'aimer un homme qui mène sous un habit de soldat la vie d'un prophète; et qui, malgré les engagements de « l'homme extérieur » tout occupé, ce semble, des choses du monde, conserve toute l'innocence de « l'homme intérieur créé à l'image de Dieu? » Aussi ai-je désiré entretenir une correspondance avec vous; et je vous prie de me procurer l'occasion de vous écrire plus souvent, afin que je puisse le faire avec plus de liberté.

Je me contente aujourd'hui de vous rappeler ces paroles de l'apôtre saint Paul : «Etes-vous lié avec une femme, ne cherchez point à vous délier; êtes-vous libre, ne cherchez point de femme.» C'est-à-dire, ne vous engagez point dans un état qui vous prive de votre liberté ; ce qui fait voir que les engagements du mariage sont de véritables liens. Or être lié, c'est être esclave; être délié, c'est être libre.

Pour vous, qui jouissez de la liberté de Jésus-Christ; qui, sous les dehors d'une vie toute mondaine , remplissez tous les devoirs d'un véritable chrétien; qui êtes presque arrivé « au haut du toit, n'en descendez point pour prendre vos habits, ne regardez point derrière vous et ne quittez point la charrue après y avoir mis la main. » Suivez plutôt l'exemple de Joseph, et abandonnez comme lui votre manteau à une femme égyptienne, pour suivre tout nu le Sauveur qui dit dans l'Évangile : « Quiconque ne renonce pas à tout et ne me suit pas en portant sa croix, ne peut être mon disciple.» Déchargez-vous du pesant fardeau des biens de la terre, et ne cherchez point des richesses que l'Évangile compare à la bosse des chameaux. Élevez-vous au ciel dans un dépouillement et un dégagement parfait de toutes les choses du monde, de peur qu'accablé par le poids des richesses, vous ne puissiez arriver au comble de la perfection.

Si je vous parle de la sorte, ce n'est pas qu'on m'ait dit que vous soyez avare, mais c'est que je suis persuadé que vous ne continuez à porter les armes qu'afin d'amasser des biens dont Jésus-Christ nous ordonne de nous défaire. Vous savez. qu'il commande aux riches de vendre tout ce qu'ils, possèdent, d'en donner le prix aux pauvres et après cela de le suivre. Si vous avez du bien, vous devez vous soumettre à cette loi; si vous n'en avez pas, pourquoi chercher ce que vous serez obligé de distribuer aux pauvres ? Il est certain que Jésus-Christ nous tient compte de tout, quand il voit en nous un sincère désir de lui plaire. Jamais personne n'a été plus pauvre que les Apôtres, et cependant jamais personne n'a tant quitté qu'eux pour l'amour du Sauveur. Le Fils de Dieu préféra à tous les riches cette pauvre veuve de l'Évangile qui ne mit dans le tronc que deux petites pièces de monnaie, parce qu'elle donnait tout ce qu'elle avait. N'amassez donc point des biens que vous serez contraint de donner, mais donnez ceux que vous avez déjà amassés, afin que Jésus-Christ reconnaisse par là le courage et le zèle de son nouveau soldat. Que ce Père transporté de joie aille au-devant de vous lorsque vous (458) reviendrez à lui d'un pays éloigné; qu'il ordonne qu'on vous habille, qu'on vous mette un anneau au doigt, qu'on tue pour vous le veau gras; et qu'il permette que, dégagé de l'amour du monde et des embarras du siècle, vous veniez bientôt nous voir avec notre saint frère Quintilien. Je vous écris cette lettre pour vous demander votre amitié; si vous voulez bien me l'accorder, je goûterai souvent avec vous le plaisir qu'il y a de s'entretenir avec ses amis.

 

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A ANTOINE, SOLITAIRE. VIFS REPROCHES SON SILENCE.

 

Lettre écrite du désert, en 373.

 

Le Fils de Dieu, venu sur la terre pour enseigner l'humilité aux hommes, voyant ses disciples se disputer entre eux à qui aurait le premier rang, leur dit, en prenant un petit enfant par la main : « Si vous ne vous convertissez et si vous ne devenez semblables à ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume du ciel.» Et de peur qu'on ne s'imaginât qu'il n'avait point souci de ce qu'il enseignait aux autres, il a pratiqué lui-même l'humilité en lavant les pieds à ses apôtres, donnant un baiser au perfide Judas, s'entretenant avec la Samaritaine, parlant du royaume du ciel pendant que Madeleine était assise auprès de lui, et ne voulant que de simples femmes pour premiers témoins de sa résurrection. N'est-ce point l'orgueil, au contraire, qui a précipité le premier des anges du haut de sa gloire dans l'abîme? :Le peuple juif, qui voulait« être salué sur les places publiques et tenir le premier rang dans les synagogues, » n'a-t-il pas été exterminé? et tous les avantages qu'il possédait ne sont-ils pas devenus la propriété des Gentils qui auparavant « n'étaient devant Dieu que comme une goutte d'eau? » Pour confondre les philosophes du siècle et les sages du monde, suivant l'Écriture : « Dieu résiste aux superbes, et donne sa grâce aux humbles. » Quels hommes choisit le Seigneur ? de pauvres pêcheurs, saint Pierre et saint Jacques.

Considérez, pion frère, combien doit être énorme un vice dont Dieu se déclare l'ennemi, et qui le porte, dans l'Évangile, à dédaigner le pharisien orgueilleux, et à écouter favorablement l'humble publicain. Je vous ai déjà écrit au moins dix lettres, si je ne me trompe, pour vous assurer de mon estime et de mon amitié, et vous n'avez pas encore daigné me répondre un seul mot. Vous refusez de parler à votre frère; et cependant le Seigneur ne daigne-t-il pas s'entretenir avec ses serviteurs? Mais c'est me faire injure, direz-vous, que de me parler de la sorte. Si je ne craignais dans mon ressentiment de passer les bornes, attendu que je suis indigné de votre procédé à mon égard, je vous accablerais de tant de reproches, que vous m'écririez vite, ne fût-ce que par un mouvement de colère et d'indignation. Mais comme l'homme naturellement s'emporte et que le devoir du chrétien est de réprimer ces emportements, je consens à être encore aujourd'hui indulgent envers vous comme par le passé. Donnez-moi de vos nouvelles, et aimez-moi autant que je vous aime. Adieu.

 

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A PAUL, VIEILLARD DE LA VILLE DE CONCORDIA. ÉLOGE DE SA VIEILLESSE.

 

Lettre écrite du désert, en 373.

 

La brièveté de la vie est la peine du péché et tant de personnes qu'une mort précipitée enlève souvent dès le berceau font assez voir que dans la suite des siècles, les hommes de jour en jour deviennent plus méchants et plus corrompus. Après que le premier homme, séduit par les artifices du serpent, eut été chassé du paradis terrestre, d'immortel qu'il était il devint sujet à la mort. Cependant, comme les hommes vivaient encore quelquefois plus de neuf cents ans, une vie si longue, qui pouvait presque passer pour une seconde immortalité, suspendit l'effet de la sentence qui les avait condamnés à mort.

La corruption du siècle augmentant de jour en jour, l'impiété des géants attira sur la terre un déluge universel; depuis cette inondation générale, qui fut comme une espèce de baptême dont Dieu se servit pour purifier le monde de la corruption du péché, la vie des hommes fut bornée à un petit nombre d'années; mais peu s'en faut que nous n'ayons encore perdu, par notre désobéissance aux ordres du ciel, cette courte durée de notre vie. En effet, où trouver des hommes qui vivent plus de cent ans , ou à qui la vie ne soit à charge quand ils sont arrivés à ce grand âge, comme l'Écriture (459) le remarque dans ces paroles du Psalmiste: « Les jours de notre vie sont bornés à soixante-dix ans ou à quatre-vingts tout au plus. Si on va au-delà, le reste de la vie se passe dans les peines et dans la langueur.»

A quoi bon, me direz-vous, prendre les choses de si haut, et pourquoi commencer par des récits si éloignés, qui pourraient donner occasion à des railleries piquantes où l'on appliquerait les paroles d'Horace : « il commence le récit de la guerre de Troye en parlant des oeufs de Léda? » Mais si je parle ainsi avec vous, c'est parce que j'ai dessein de faire l'éloge de vos cheveux blancs qui ressemblent à ceux que les prophètes ont donnés à Jésus-Christ dans leurs révélations.

On vous voit arriver à l'âge de cent ans, et toujours exact à garder les commandements du Seigneur; vous goûtez par avance, dans une heureuse vieillesse, le bonheur de la vie future. Vous avez encore la vue bonne, la démarche ferme, l'ouïe subtile, les dents blanches, la voix éclatante, le corps sain et robuste, un visage vermeil qui ne s'accorde point avec vos cheveux blancs, une vigueur qui dément votre âge. Vos longues années n'ont point diminué, comme chez beaucoup d'autres, la fidélité de la mémoire ; et la froideur du sang ne vous a rien fait perdre de la vivacité de l'esprit. Les rides n'ont point flétri votre visage; votre front paraît tout uni; quand vous écrivez sur des tablettes cirées, vous le faites d'une main ferme, sans qu'on y voie des lignes de travers. Le Seigneur a voulu nous montrer en votre personne une image de la résurrection future, pour nous apprendre que les incommodités que souffrent les autres vieillards dans un corps tout usé et à demi mort sont la punition du péché; et qu'au contraire, cette fleur de jeunesse que vous conservez dans un âge si avancé est la récompense de la vertu. Il est vrai qu'on voit quelquefois des pécheurs qui jouissent dans leur vieillesse d'une parfaite santé; mais c'est le démon qui la leur procure pour les entretenir dans leurs désordres; au lieu que c'est le Seigneur qui vous accorde celle dont vous jouissez, afin de vous faire passer cette vie avec joie.

Les plus habiles orateurs, parmi les Grecs (dont Cicéron, dans son plaidoyer pour Flavius, a remarqué la légèreté naturelle de l'esprit et la vanité de la science), se faisaient payer pour des louanges qu'ils accordaient à leurs rois et à leurs princes; c'est ce que je fais aujourd'hui; car je prétends que vous me récompensiez aussi pour celles que je viens de vous donner. Et ne pensez pas que je me borne à peu de chose; je ne vous demande pas moins que la parole de l'Évangile, je veux dire les paroles du Seigneur, qui sont des paroles chastes et pures.

 

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A VINCENT, A L'OCCASION DE LA TRADUCTION DE QUATORZE HOMÉLIES D'ORIGÈNE, SUR LE PROPHÈTE JÉRÉMIE. OPHTALMIE DE JÉROME, SA PAUVRETÉ, SON MANQUE DE COPISTES.

 

Date incertaine

 

Vous me demandez, mon cher ami, une chose bien difficile et bien grave, c'est-à-dire que je fasse parler latin à Origène, afin que les Romains entendent la voix d'un homme qui, au sentiment de Didyme le savant, doit passer, après les Apôtres, pour le grand maître de toutes les Églises. Mais pour deux raisons je ne puis répondre à vos justes désirs, et faire promptement ce que vous souhaitez avec tant d'ardeur; car d'un côté vous savez que je suis tourmenté cruellement d'une ophtalmie, occasionnée par un excès de travail; d'un autre côté, je suis si pauvre maintenant, que je ne puis appeler des copistes pour écrire ce que je leur dicterais. Je me contente donc, dans les circonstances actuelles, de vous donner quatorze homélies sur Jérémie, que j'ai traduites saris ordre il y a déjà longtemps, et un pareil nombre sur Ezéchiel, que j'ai dictées à diverses reprises. J'ai eu grand soin d'y conserver le style naturel et facile de cet auteur, persuadé qu'il faut mépriser l'art de l'éloquence quand on veut se rendre utile, puisque nous ne louons point en lui les expressions et les paroles, mais les vérités qu'il nous enseigne. Vous remarquerez que nous avons aussi d'Origène trois sortes d'ouvrages sur toute l'Écriture; car il a fait sur certains endroits qui lui paraissent obscurs de petites notes que les Grecs appellent scholies, qui expliquent succinctement les difficultés que l'on rencontre en lisant les livres saints. Sa seconde espèce de livres consiste en homélies ou discours familiers qu'il prononçait devant le peuple ; et celles que je vous donne (460) aujourd'hui sont de ce genre-là. Enfin il a composé des volumes de commentaires qu'il appelle des thèmes ou grands traités, dans lesquels, abandonnant son esprit à toute son impétuosité, il s'élève pour pénétrer la hauteur et la profondeur de l'Écriture et les sens les plus mystérieux. Vous désirez, je le sais, que je vous traduise ces divers ouvrages; mais je vous ai déjà fait connaître ce qui m'en empêche. Toutefois je vous promets, si Jésus-Christ me rend la santé par vos prières, que je traduirai plusieurs ouvrages d'Origène; car pour vous les promettre tous, ce serait une trop grande témérité. Ce que je ferai même ne sera qu'à la condition, comme je vous l'ai dit, que je dicterai, et que vous me fournirez des copistes.

 

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A MARCELLA, POUR LA REMERCIER DE SES PRÉSENTS.

 

Date incertaine.

 

Nous faisons tout ce que nous pouvons les uns et les autres pour nous consoler mutuellement de notre absence. Vous nous envoyez des présents, et nous vous envoyons des lettres pour vous en remercier. Mais comme les présents que vous nous avez, envoyés conviennent à des vierges, il faut. développer ici ce qu'ils ont de mystérieux. Le sac est le symbole de l’oraison et du jeûne ; les tabourets apprennent à une vierge à ne point sortir de son monastère; les bougies lui font voir qu'elle doit toujours avoir sa lampe allumée en attendant l'arrivée de son époux ; les coupes l'instruisent de l'obligation où elle est de mortifier sa chair, et d'être toujours prête à souffrir le martyre , selon ce que dit le prophète-roi : « Que le calice du Seigneur, qui a la force d'enivrer, est admirable! » Enfin les petits éventails dont vous faites présent à nos soeurs, et qui servent à chasser les mouches, marquent qu'on doit avoir soin d'étouffer dès leur naissance les désirs déréglés de la chair, parce que « les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. » Voilà des instructions pour les vierges et pour les femmes. Ces présents me conviennent aussi parfaitement bien, quoique dans un sens différent; car les tabourets sont propres aux gens oisifs ; le sac est nécessaire aux pécheurs qui font pénitence , et la coupe à ceux qui boivent. Ceux même qui, la nuit, sont troublés par une conscience inquiète et coupable, sont bien aises d'avoir une bougie allumée pour dissiper leurs craintes et calmer l'agitation de leur esprit.

 

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A EUSTOCHIA. Sur le même sujet.

 

Date incertaine.

 

A juger des choses par les apparences, la lettre, les bracelets et les pigeons que vous m'avez envoyés, sont des présents de peu de valeur; mais l'affection avec laquelle vous me les avez faits, leur donne tout leur prix et me les rend importants. Cependant, comme Dieu défendait, dans l'ancienne loi, d'offrir du miel dans les sacrifices qu'on lui offrait, aussi avez-vous su l'art de mélanger, pour ainsi dire, vos présents, et de mêler l'amertume à vos douceurs. Les choses les plus agréables et les plus douces, selon Dieu, paraissent fades et insipides , à moins qu'on n'ait soin de les relever par les traits de quelque vérité un peu piquante. L'amertume est l'assaisonnement de la Pâque de Jésus-Christ; mais comme nous célébrons aujourd'hui la fête de saint Pierre, il est juste de passer cette journée un peu plus agréablement que les autres, de manière néanmoins à ne pas trop nous écarter de nos pratiques ordinaires, et à mêler toujours à nos réjouissances quelque trait de l'Écriture sainte.

Nous lisons dans les livres saints que le Seigneur mit des bracelets aux bras de Jérusalem, que Jérémie donna une lettre à Baruch, et que le Saint-Esprit descendit sous la forme d'une colombe. Pour rendre cette lettre plus piquante et vous rappeler celle que je vous ai écrite autrefois (1), prenez garde, je vous prie, d'abandonner la pratique des bonnes oeuvres, qui sont vos véritables ornements et qui doivent vous tenir lieu de bracelets; craignez de déchirer « la lettre qui est écrite dans votre coeur, » de même qu'un roi (2) impie arracha celle que Jérémie  avait donnée à Baruch ; craignez enfin que le prophète Osée ne vous dise comme à Ephraïm « Vous êtes devenue semblable à une colombe sans intelligence. »

 

(1) Saint Jérôme veut parler du livre de la virginité qu'il dédia à Eustochia, et contre lequel tout nome se déchaîna, comme il le dit lui-même dans sa lettre à Népotien.

(2) Joachim, roi de Juda.

 

461

 

Votre style, me direz-vous, est un peu trop mordant , et je ne m'attendais pas à recevoir une semblable lettre un jour de fête. Vous vous l'êtes attirée, cette lettre, par l'amertume que vous avez mêlée aux présents que vous m'avez envoyés; je veux aujourd'hui vous rendre la pareille, et mêler un peu d'aigreur à mes compliments. Mais afin de vous ôter l'idée que j'ai dessein de diminuer le prix de vos présents, je vous remercie aussi du panier de cerises que vous m'avez envoyé; elles m'ont paru si fraîches et si vermeilles, que j'ai cru que Lucullus ne faisait que de les apporter; (car ce fut lui qui, après avoir conquis le Pont et l'Arménie, apporta le premier de Cerasonte à Rome cette sorte de fruit, qui a pris son nom du pays où il croit). Puisque l'Écriture sainte nous parle « d’un panier plein de figues » et qu'elle ne dit rien des cerises, j'appliquerai à celles-ci ce qu'elle dit de celles-là. Je désire donc que vous soyez comme ces figues que Jérémie vit devant le temple de Dieu, et dont le Seigneur disait

« Celles qui sont bonnes sont très bonnes. » En effet, le Sauveur ne veut rien de médiocre, il prend ses délices dans une âme toute de feu; il ne rebute pas même celle qui est toute de glace, mais il nous assure dans l'Apocalypse, qu'il rejette les âmes tièdes et languissantes. Nous devons donc avoir soin de passer la fête que nous célébrons aujourd'hui, non pas dans les festins, mais dans une joie toute spirituelle ; car ce serait une chose indigne de vouloir honorer par la bonne chère un martyr qui s'est rendu agréable à Dieu par ses jeûnes. Mangez en sorte que vous puissiez vous appliquer à l'oraison et à la lecture immédiatement après le repas; et si quelqu'un n'approuve pas votre conduite en cela, dites-lui avec l'apôtre saint Paul : « Si je voulais encore plaire aux hommes, je ne serais pas servante de Jésus-Christ. »

 

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AU DIACRE JULIANUS. IL CHERCHE A SE JUSTIFIER DE SON SILENCE.

 

Lettre écrite du désert, en 375.

 

On dit ordinairement qu'on ne croit pas les menteurs, lors même qu'ils disent la vérité. Les reproches que vous m'adressez au sujet de mon silence me font assez connaître votre opinion en cette circonstance. Vous dirai-je que je vous ai écrit plusieurs lettres, et qu'il faut que les messagers n'aient pas eu soin de vous les remettre? C'est là, me direz-vous, l'excuse ordinaire de tous ceux qui sont paresseux à écrire. Dirai-je que je n'ai trouvé personne pour vous faire tenir mes lettres? Vous me répondrez que je n'ai pas manqué d'occasions. Vous soutiendrai-je que je n'en ai laissé échapper aucune ? Ceux que j'ai chargés de mes lettres, et qui ne vous les ont point rendues, prétendront que je ne les leur ai point remises; de manière que nous ne pourrons jamais, éloignés que nous sommes l'un de l'autre, nous assurer de la vérité. Que ferai-je donc? je vous demanderai pardon; tout innocent que je suis, je crois qu'il m'est plus avantageux de demander la paix que de tenir ferme pour prolonger le combat. Je pourrais néanmoins vous dire pour ma justification qu'une maladie continuelle, jointe aux chagrins dont je suis accablé, m'a réduit à une telle extrémité et mené si près du tombeau qu'à peine pouvais-je alors me connaître moi-même. Et afin que vous ne doutiez pas de ce que je dis, j'imiterai les orateurs et je vous citerai les témoins, après avoir employé les raisons pour me défendre. Notre frère Héliodore était ici dans le temps que j'étais malade; il était venu dans le dessein de demeurer avec moi dans le désert, mais mes péchés l'en ont chassé. Au reste, si mon silence m'a rendu criminel, je sais le secret de réparer ma faute; c'est de vous écrire souvent. C'est ainsi qu'en jugeait Horace lorsqu'il dit : « Le défaut commun à tous les musiciens est de se faire beaucoup prier pour chanter, et de ne pouvoir se taire lorsqu'on ne leur dit rien.» Je vais donc désormais vous accabler de tant de lettres, que vous serez le premier à me prier de ne plus vous écrire.

J'ai bien de la joie de ce que ma soeur, qui est votre fille en Jésus-Christ, continue à bien faire, et je vous remercie de m'avoir appris le premier cette bonne nouvelle; car je suis ici dans un lieu où, bien loin de savoir ce qui se passe en notre pays, j'ignore même s'il existe encore.

Quoique l'hydre espagnole soit toujours animée contre moi, je crains si peu le jugement des hommes (car je dois un jour avoir un juge équitable), que je dis avec le poète : « Quand même l'univers s'écroulerait, je resterais impassible sur ses ruines. »

 

462

 

Rappelez-vous, je vous prie, le précepte de l'Apôtre : « Que vos bonnes oeuvres doivent être continuelles, afin que vous obteniez du Seigneur une récompense,» et consolez-moi en me parlant souvent de la gloire que nous devons avoir en Jésus-Christ.

 

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A INNOCENTIUS. HISTOIRE LAMENTABLE D’UNE FEMME ACCUSÉE D’ADULTÈRE PAR SON MARI.

 

Lettre écrite du désert, en 373.

 

Vous m'avez prié plusieurs fois, mon cher Innocentius, d'écrire l'histoire d'un prodige arrivé de nos jours. J'ai toujours refusé par modestie, et je sens même aujourd'hui que je vous parlais alors très sincèrement, ne me croyant pas capable d'exécuter ce que vous souhaitiez de moi , soit parce que l'esprit de l'homme est trop faible et trop borné pour louer les oeuvres de Dieu; soit parce que je m'étais pour ainsi dire endormi dans une longue oisiveté, et que j'avais perdu le peu de facilité de m'exprimer que j'avais eue autrefois. Vous me représentiez au contraire que dans les choses de Dieu, on ne doit point envisager la grandeur de l'entreprise, qu'on ne doit consulter que son courage et son zèle, et qu'on ne peut jamais manquer de paroles quand on croit à celui qui est la parole de Dieu. Que ferai-je donc? Je n'ose vous refuser une chose qui est au-dessus de mes forces.

On veut que je gouverne un gros vaisseau sur une mer agitée de tempêtes, moi qui suis sans expérience et qui n'ai pas encore essayé de conduire une petite barque sur un lac. Déjà la terre disparaît à mes yeux ; de quelque côté que je me retourne, je ne vois plus que le ciel et la mer; une nuit affreuse et d'épaisses ténèbres se répandent sur la surface des eaux, et les flots irrités sont tout blancs d'écume. Cependant vous m'exhortez à déployer les voiles, à étendre les cordages, à prendre le gouvernail; je vais donc vous obéir, et comme la charité ne trouve rien d'impossible, j'espère, avec l'assistance du Saint-Esprit, avoir de quoi me consoler, quelque succès qu'ait mon voyage. Si j'arrive heureusement au port, je passerai pour un philosophe; et si je m'embarrasse dans des détours difficiles d'où je ne puisse me retirer, vous pourrez peut-être me reprocher mon incapacité, mais vous ne pourrez pas vous plaindre de mon obéissance, ni de mon zèle à vous servir.

Verceil est une ville de la Ligurie, située au pied des Alpes; elle était autrefois fort considérable, mais aujourd'hui elle est à demi ruinée et presque déserte. Le consulaire y étant allé faire la visite selon sa coutume, fit mettre en prison un jeune homme et une femme que son mari avait accusée d'adultère. Quelque temps après on fit appliquer le jeune homme à la question; on lui déchira tout le corps avec des ongles de fer, afin de lui arracher la vérité par la violence des tourments. Une courte mort lui paraissant préférable à de longs supplices, il accusa la femme en se trahissant lui-même. Ce malheureux , qui était seul à plaindre, fut donc condamné à perdre la tête; cette punition lui était due avec justice, puisque, par son mensonge, il ôtait à la femme, faussement accusée, la seule ressource qui restât à son innocence.

On étendit celle-ci sur le chevalet, et on lui lia derrière le dos des mains que l'infection d'un horrible cachot avait déjà flétries. Elle s'éleva par son courage au-dessus des faiblesses de son sexe, et levant au ciel des veux baignés de larmes, et qui de tous les membres de son corps étaient les seuls que le bourreau n'avait pu charger de chaînes. : « Vous savez, disait-elle, mon Seigneur Jésus, vous à qui rien n'est caché et qui sondez les reins et les coeurs, vous savez que ce n'est point l'appréhension de la mort qui m'oblige à nier le crime dont je suis accusée, mais que c'est la seule crainte du péché qui m'empêche de mentir. Et toi, malheureux, disait-elle au jeune homme, si la mort a tant d'attraits pour toi, pourquoi veux-tu faire mourir à la fois deux personnes innocentes? Pour moi, je souhaite aussi de mourir, et je ne crains point de perdre ma vie, qui m'est devenue à charge; mais je ne veux point en sortir souillée d'un crime infâme que je n'ai point commis. Je présenterai la tête au bourreau et je recevrai le coup de la mort sans crainte, mais je mourrai avec innocence; et ce n'est point mourir que de mourir pour vivre. »

Le consulaire, semblable à une bête toujours altérée du sang dont elle a une fois goûté, se repaît de ce cruel spectacle; il commande (463) qu'on redouble les tourments, et, grinçant les dents de rage, il menace le bourreau des mêmes supplices, s'il ne fait avouer à une femme ce qu'un homme n'avait pas eu la force de nier. « Secourez-moi, mon Seigneur Jésus, s'écriait cette femme innocente; on a bien inventé d'autres supplices pour vous.» Le bourreau donc l'attache à un poteau par les cheveux, l'étend et la lie plus fortement sur le chevalet, lui brûle les pieds, lui déchire le sein, lui perce les côtés; mais toutes ces tortures ne sont point capables de l'ébranler. Elevée par la grandeur et la fermeté de son âme au-dessus des sentiments du corps, et jouissant des consolations intérieures que donne une conscience pure et innocente, elle paraissait insensible au milieu des plus cruels supplices. Le juge se sentant vaincu s'emporte de colère, et la femme toujours tranquille fait sa prière à Dieu; on lui brise tout le corps, et elle lève les yeux au ciel. Le jeune homme veut la rendre complice d'un crime qu'il n'a point commis; elle le nie pour lui, et s'expose elle-même au péril pour l'en dégager. « Croyez-moi, disait-elle, brûlez-moi, déchirez-moi, je suis innocente du crime dont on m'accuse; si on n'ajoute pas foi à mes paroles, j'ai mon juge, et un jour viendra où la vérité sera connue. »

Enfin le bourreau, las de la tourmenter, gémissait lui-même de la voir souffrir; il ne pouvait plus trouver sur elle de place pour y faire de nouvelles plaies, et la cruauté vaincue ne pouvait sans horreur regarder un corps qu'elle venait de mettre en pièces. Alors le consulaire transporté de colère, dit à ceux qui étaient présents à ce spectacle : « Pourquoi vous étonner, messieurs, que cette femme aime mieux souffrir la rigueur des tourments que de se voir condamner à mort?Une personne ne peut pas commettre un adultère sans avoir un complice, et il est bien plus naturel à un coupable de nier un crime qu'à un innocent de le confesser.» Le juge donc prononce contre eux une même sentence, et le bourreau les mène au lieu du supplice. Tout le peuple accourt à ce spectacle ; on dirait que les citoyens abandonnent leur ville pour aller s'établir ailleurs, et la foule est si grande qu'à peine peuvent-ils passer par les portes. D'abord le bourreau fait sauter la tête au jeune homme du premier coup, et le laisse nageant dans son sang; il vient ensuite à la femme, la fait mettre à genoux, et tirant son glaive, il lui en décharge un coup de toutes ses forces; mais à peine l'eut-il touchée que son glaive s'arrêta et ne fit qu'effleurer la peau d'où il sortit un peu de sang. L'exécuteur, étonné de sa faiblesse et honteux , recommença; mais il ne fut pas plus heureux que la première fois, et comme si le glaive n'eût osé toucher la femme , il s'amollit et s'émousse sur son cou sans lui faire de mal. Alors le bourreau , tout hors d'haleine et furieux, jette son paludamentum en arrière, et ramassant toutes ses forces pour décharger encore un coup, il fait sauter sans s'en apercevoir, l'agrafe de sa chlamyde. «Voici une agrafe d'or, lui dit cette femme, que vous avez laissée tomber; ramassez-la, de peur de perdre ce que vous n'avez gagné qu'avec beaucoup de peine. » Quelle intrépidité ! Elle reçoit avec joie des coups qui font pâlir son propre bourreau; elle a des yeux pour voir une agrafe, et elle n'en a point pour voir l'épée qui doit lui donner le coup de la mort ; et comme si c'était peu pour elle de ne pas craindre de perdre la vie, elle rend encore un bon office à celui qui veut la lui ravir. Elle reçut donc un troisième coup sans en être endommagée; preuve sensible qu'elle était sous la protection de la sainte Trinité. L'exécuteur effrayé, et ne se fiant plus au tranchant de son épée, voulut la lui enfoncer dans la gorge; mais, par un prodige étonnant et inouï jusqu'alors, le glaive se replia vers le pommeau, comme s'il eût voulu regarder son maître et lui avouer son impuissance et sa défaite.

Souvenons-nous ici que les trois enfants hébreux, au lieu de pleurer chantèrent des hymnes au Seigneur parmi les flammes qui, ayant perdu leur vivacité naturelle, se jouaient pour ainsi dire, autour de leurs habits et de leurs cheveux sans les endommager. Rappelons-nous l'histoire de Daniel que les lions intimidés caressèrent avec leur queue, n'osant pas toucher à ce saint homme qu'on leur avait donné en proie. Remettons-nous devant les yeux la constance et la foi d'une Suzanne, qui, ayant été injustement condamnée à mort, fut sauvée par un jeune homme rempli du Saint-Esprit. Le Seigneur prit également les intérêts de ces deux femmes innocentes; Suzanne fut sauvée par son propre juge, et celle dont nous parlons, ayant été (464) condamnée à mort par le juge, en fut délivrée par le glaive de son propre bourreau.

Enfin tout le peuple prend le parti de cette femme innocente et s'arme pour sa défense. Tous ceux qui étaient présents, sans exception ni d'âge ni de sexe, se plaçant autour du bourreau, l'obligent par leurs cris à prendre la fuite. Chacun a peine à croire ce qu'il voit. Cette nouvelle met toute la ville en émotion ; et tous les licteurs étant venus au lieu du supplice, un d'entre eux, qui par sa charge était obligé de faire exécuter les criminels, s'avance, et se couvrant la tête de poussière : « Messieurs, dit-il aux assistants, si vous avez compassion de cette femme, et si vous voulez lui pardonner son crime et l’arracher à son supplice, il faut que je périsse et que je meure à sa place. Mais est-il juste qu'on me fasse périr, moi qui ne suis coupable d'aucun crime? » Tous les assistants, touchés de ses larmes et demeurant immobiles, changèrent tout à coup de sentiment, et crurent qu'ils devaient par charité abandonner celle qu'ils avaient voulu un peu auparavant sauver par charité. On fait donc venir un autre bourreau, avec une nouvelle épée; on lui présente cette innocente victime qui n'avait pour elle due Jésus-Christ; du premier coup il l'ébranle, du second il l'étourdit, du troisième il la blesse et l'abat à ses pieds. Quel prodige! cette femme, qui avait déjà reçu jusqu'à quatre coups sans en être endommagée, tombe comme morte peu de temps après, de peur qu'un innocent ne périsse pour elle.

Les clercs chargés du soin d'enterrer les morts ensevelissent ce corps sanglant, font une fosse, et se préparent à le porter en terre selon la coutume. Le soleil ayant pour ainsi dire précipité sa course, et la nuit, par une providence particulière de Dieu, étant survenue plus tôt qu'à l'ordinaire, on s'aperçut que le coeur de cette femme battait encore. En effet elle commence à ouvrir les yeux, elle revient à elle, elle respire, elle voit, elle, parle; elle se lève et a la force de dire : « Le Seigneur est mon aide, je ne craindrai point ce que l'homme pourra me faire. »

Dans ce temps-là, une vieille femme qui subsistait des aumônes de l'Eglise, vint à mourir; et comme si Dieu avait marqué exprès le moment de sa mort, on mit son corps dans le tombeau qu'on avait préparé pour l'autre. Dès la pointe du jour un licteur, possédé de l’esprit du démon, vient chercher le corps de cette innocente et demande à voir sa fosse, persuadé qu'elle est encore en vie, parce qu'il ne peut comprendre qu'elle ait pu mourir. Les clercs lui montrent la terre qu'on vient de jeter sur son corps, et qui est encore toute fraîche, en lui disant: « Déterrez des os déjà ensevelis, déclarez une nouvelle guerre à ce tombeau, mettez ce cadavre en pièces, et donnez-le en proie aux oiseaux et aux bêtes; portez votre cruauté au-delà du trépas contre une innocente qui a été frappée jusqu'à sept fois. »

Le licteur s'étant retiré confus, on porta cette femme dans une maison où on lui donna secrètement tous les secours dont elle avait besoin; mais de peur que les fréquentes visites du médecin ne fissent naître quelque soupçon, on la rasa et on l'envoya avec quelques vierges dans une métairie fort écartée, où elle demeura en habits d'homme jusqu'à ce qu'elle fût entièrement guérie de sa blessure. On a raison de dire qu'une justice trop exacte est souvent une grande injustice, puisqu'après tant de miracles que le ciel a faits en faveur de cette femme innocente, on veut encore la soumettre à la rigueur des lois.

La suite de cette histoire m'engage naturellement à vous parler de notre cher ami Evagre. Je n'ose me flatter de pouvoir dire tout ce que son zèle lui a fait entreprendre pour Jésus-Christ; mais d'ailleurs la joie que je ressens ne me permet pas de garder le silence. En effet, qui pourrait exprimer comment, toujours attentif aux démarches d'Auxence, il a ruiné les pernicieux desseins de ce tyran qui opprimait l'Eglise de Milan? Qui pourrait dire comment l'évêque de Rome, délivré par ses soins des piéges que le parti schismatique lui avait tendus et où il était près de tomber, a triomphé de ses ennemis et pardonné aux vaincus ? Mais le temps ne me permet pas d'écrire cette histoire; j'en laisse le soin à d'autres, et je me contente, pour finir celle que j'ai commencée, de dire qu'Evagre alla trouver exprès l'empereur, et qu'il sut si bien le fléchir par ses prières, le toucher par son zèle, le gagner par son mérite, que ce prince lui accorda la grâce de celle à qui le ciel avait conservé la vie.

 

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465

AUX VIERGES DE LA MONTAGNE D'HERMON.

 

Lettre écrite du désert, en 375.

 

La brièveté de ma lettre est une preuve de ma solitude, et c'est pourquoi j'ai resserré beaucoup de choses en un court espace; car je voulais m'entretenir plus longuement avec vous; mais le manque de papier me réduisait au silence. J'ai trouvé ainsi le secret de vaincre ma pauvreté, et de vous dire bien des choses dans une petite lettre. Jugez par là de l'affection que j'ai pour vous, puisque n'ayant pas de quoi vous écrire, je n'ai pas laissé que de le faire.

Au reste, je vous prie de pardonner à ma douleur. Je vous le dis, les larmes aux yeux ,j'en suis véritablement touché. Après vous avoir écrit tant de fois, vous n'avez pas seulement daigné me répondre un seul mot. Je sais que « les ténèbres ne peuvent s'allier avec la lumière, » et qu'un pécheur comme moi est indigne d'avoir part à l'amitié des servantes de Dieu; mais je sais aussi qu'une femme de mauvaise vie lava de ses larmes les pieds du Seigneur, que les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. Le Sauveur est venu appeler les pécheurs et non pas les justes, parce que les hommes bien portants n'ont pas besoin de médecin; il cherche la conversion du pécheur, et non pas sa mort; il rapporte sur ses épaules une brebis égarée; comme un père plein de tendresse, il reçoit avec joie un enfant prodigue qui revient à lui. Je sais que l'apôtre saint Paul nous a dit : « Ne jugez point avant le temps. Qui êtes-vous pour oser condamner le serviteur d'autrui ? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître; que celui qui est debout prenne garde de tomber. Portez les fardeaux les uns des autres. » Jésus-Christ, mes très chères soeurs, juge d'une manière et la passion humaine d'une autre. On n'est pas condamné à son tribunal avec autant de rigueur que dans ces lieux écartés où la médisance fait le procès à tout le monde. On trouvera un jour de l’injustice dans plusieurs actions qui aujourd'hui paraissent justes aux yeux des hommes. On cache souvent des trésors dans des pots de terre. Saint Pierre, après avoir renié son divin Maître ,jusqu'à trois fois, mérita par l'amertume de ses larmes d'être rétabli dans son premier état. « Celui à qui on remet davantage, aime aussi davantage. » Les anges oubliant tout le troupeau, ne se réjouissent dans le ciel que du salut d'une brebis malade. Si quelqu'un veut condamner cette conduite, le Seigneur lui dira : « Mon ami, si je suis bon, pourquoi votre oeil est-il mauvais? »

 

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A FLORENTIUS, SUR SA CHARITÉ ENVERS LES PAUVRES, ET LES SERVICES QU'IL A RENDUS A HÉLIODORE.

 

Lettre écrite du désert, en 373.

 

Vous pouvez juger de la réputation que vous avez dans le monde par l'amitié que j'ai conçue pour vous, avant même de vous avoir connu. Il y a des personnes, selon l'apôtre saint Paul, dont les péchés sont connus avant l'examen que l'on en peut faire: pour vous, votre mérite au contraire est si universellement admis, que l'on se rendrait plus criminel en refusant de vous aimer, que cligne de louanges en vous aimant. Je ne dis rien de cette charité si étendue qui vous a porté à soulager, nourrir, visiter et revêtir Jésus-Christ en la personne d'une infinité de pauvres. Les secours que notre frère Héliodore a reçus de vous seraient seuls capables de délier la langue même des muets. Avec quels éloges et quelle reconnaissance ne m'a-t-il pas fait le récit des services que vous lui avez rendus dans son voyage? C'est pour cela que, malgré les cruelles douleurs qui me tourmentent et qui me rendent tout pesant, je me suis empressé de vous saluer et de vous embrasser, du moins de coeur et d'affection. Je vous remercie donc de toutes vos bontés, et je prie le Seigneur de vouloir bien serrer les noeuds d'une amitié qui ne fait que de naître.

J'ai appris que notre frère Rufin, avec qui je suis uni par les liens les plus étroits de la charité, est arrivé avec la vertueuse Mélania d'Egypte à Jérusalem; je vous prie de lui remettre la lettre que j'ai jointe à celle que je vous écris. Ne jugez pas, mon cher Florentius, de mon mérite par le sien. Vous verrez briller en sa personne des caractères de sainteté; mais pour moi, je ne suis que poussière, et qu'une très vile portion de boue; et même pour peu que je brûle, je deviens cendre aussitôt. C'est assez pour moi de pouvoir soutenir avec mes faibles yeux l'éclat de ses vertus. Il vient de se laver et de se purifier, et il est maintenant plus (466) blanc que la neige; tandis que, souillé de toutes sortes de péchés, je tremble jour et nuit dans l'attente du moment fatal où l'on doit me faire payer jusqu'à la dernière obole. Cependant, puisque le Seigneur brise les chaînes des âmes captives, et qu'il se repose sur les humbles et sur ceux qui écoutent sa parole avec une sainte frayeur, j'espère qu'il pourra venir sur le tombeau où mes crimes me tiennent enseveli, et me dire : « Jérôme, venez dehors. » Le saint prêtre Evagre vous salue de tout son coeur, et nous saluons conjointement lui et moi notre frère Martinien. Je souhaite avec passion de le voir; mais l’accablement où je suis s'y oppose. Adieu dans le Christ.

 

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A CHROMATIUS ET A HELIODORE (1), SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE TOBIE.

 

Date incertaine.

 

En vérité, je ne saurais comprendre votre empressement; vous voulez absolument que je traduise en latin un livre écrit en chaldéen, je veux dire le livre de Tobie, que les Hébreux retranchent du nombre des livres canoniques pour le mettre au nombre des apocryphes. Je vous ai obéi, mais ce n'a pas été sans me faire violence; car les hébreux nous l'ont un procès sur cela, et nous accusent de traduire en latin des livres qui ne sont point dans leur canon. Leurs plaintes ne m'ont pourtant pas empêché de poursuivre mon travail, persuadé qu'il était plus à propos d'obéir à des évêques, que. de craindre les murmures des pharisiens. Comme donc le chaldéen approche beaucoup de l'hébreu, je me suis servi d'un homme qui parlait parfaitement bien l'une et l'autre langue, et après avoir fait venir un copiste, je lui ai dicté en latin tout ce due celui-là m'exprimait en hébreu. J'ai consacré un jour tout entier à cet ouvrage. Je n'en veux point d'autre récompense que le secours de vos prières et le plaisir de savoir que vous êtes contents de mon travail.

 

(1) Chromatius était évêque d'Aquilée, et Héliodore d'Altino.

 

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A FLORENTIUS. DÉSIR EXTRÊME DE SAINT JERÔME D'ALLER A JÉRUSALEM.

 

Lettre écrite du désert, en 373.

 

J'ai reçu votre lettre dans cette partie du désert qui tient au pays des Sarrazins du côté de la Syrie. Je n'ai pu la lire sans éprouver de nouveau un violent désir d'aller à Jérusalem, au point que ce qui avait servi à enflammer l'amitié faillit presque changer ma résolution de demeurer dans la solitude. Je vous envoie donc aujourd'hui des lettres qui tiendront auprès de vous la place que je souhaiterais y avoir. Quoique absent, mon coeur et mes pensées me reportent sans cesse auprès de vous.

Je vous en conjure, que le temps et la distance des lieux ne donnent aucune atteinte à l'amitié que Jésus-Christ vient de former entre nous, et dort il est lui-même le lien ; tâchons au contraire d'en serrer les noeuds par un commerce de lettres; faisons en sorte qu'elles soient toujours en chemin, qu'elles aillent au-devant les unes des autres, et qu'elles nous instruisent de tout ce qui nous concerne. En nous entretenant de cette manière la charité n'y perdra pas beaucoup.

Vous me mandez que notre frère Rufin n'est pas encore arrivé à Jérusalem; quand même il y serait, je ne pourrais pas à présent profiter de son arrivée, et je ne suis plus à même de satisfaire la passion que j'ai de le voir. Il est trop éloigné pour pouvoir venir jusqu'ici, et la profession que j'ai faite de vivre dans une étroite solitude ne me laisse plus la liberté de

faire ce que je souhaite. C'est pourquoi je vous prie de lui demander de ma part les Commentaires (1) que le bienheureux Rheticius, évêque d'Autun, a faits sur le Cantique des Cantiques, qu'il a expliqué dans un sens spirituel et anagogique; j'ai dessein de les faire transcrire. Un certain vieillard, nommé Paul (2), me mande

 

(1) saint Jérôme, écrivant à Marcella, qui l'avait prié de lui faire part de ces Commentaires de Rhéticius, lui marque qu'il avait trouvé dans cet ouvrage une infinité de choses qui lui avaient déplu, et que c'est ce qui l'avait empêché de les lui envoyer. Cet évêque vivait en 314. II fut envoyé à Rome cette année-là par l'empereur Constantin pour l'affaire des Donatistes, comme saint Jérôme nous l'apprend dans cette même lettre à Marcella.

(2) C'est Paul de Concordia à qui saint Jérôme écrit.

 

aussi que notre frère Rufin , qui est de son pays, avait son Tertullien; il le supplie très instamment de le lui renvoyer. Obligez-moi encore de me faire copier les livres qui nie manquent, et dont je vous envoie la liste au bas de cette lettre. Je vous prie aussi d'y ajouter les Commentaires de saint Hilaire sur les psaumes de David, avec son grand Traité des Synodes, que je copiai pour notre frère Rufin, lorsque j'étais à Trèves; car vous savez que la méditation continuelle de la loi de Dieu est la véritable nourriture d'une âme chrétienne. Vous avez coutume d'exercer l'hospitalité envers les autres, de les consoler dans leurs disgrâces, de les secourir clans leurs nécessités; mais si vous m'accordez ce que je vous demande, je croirai due vous aurez fait tout cela pour moi. Et comme, grâce au Seigneur, je suis riche en exemplaires de la Bible, je vous prie de me faire savoir à votre tour ceux que vous désirez due je vous envoie. Ne craignez point de m'incommoder en cela, car j'ai ici des élèves qui me servent à transcrire les livres. Au reste, je ne vous demande rien pour les services que je m'offre de vous rendre. Notre frère Héliodore m'a appris que vous avez besoin de plusieurs ouvrages sur la sainte Écriture, et que vous aviez de la peine à les trouver. Riais quand vous les auriez tous, la charité est toujours en droit de demander davantage.

Lorsque j'étais encore à Antioche, le prêtre Evagre fit souvent en ma présence de rudes réprimandes au maître de votre esclave, dont vous me parlez dans votre lettre. Je ne doute point qu'il ne vous l'ait enlevé. Mais il répondit toujours qu'il ne craignait rien, et que vous lui aviez donné sa liberté. «Il est ici, nous disait-il, et vous pouvez, si vous voulez, le faire conduire où il vous plaira. Je ne crois pas que ce soit un crime d'arrêter un vagabond.» Comme la vie solitaire que je mène ici ne me permet pas d'exécuter vos ordres, j'ai prié mon cher ami Evagre de se charger de cette affaire, tant à votre considération qu'à la mienne, et de n'épargner aucun soin pour la faire réussir. Je désire que vous soyez bien portant en Jésus-Christ.

 

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A PAULA ET A EUSTOCHIA, SUR LA TRADUCTION DU LIVRE DE JUDITH.

 

Date incertaine.

 

Les Hébreux rangent le livre de Judith parmi les livres apocryphes qui n'ont pas assez d'autorité pour décider les questions religieuses. Il est écrit en langue chaldaïque, et on le met au rang des ouvrages historiques. Cependant, comme nous lisons que le concile de Nicée a mis ce livre au nombre des saintes Écritures, quelque pressé due. je fusse d'ailleurs, j'ai fait, trêve à mes autres occupations, et j'ai consacré à cette traduction une nuit entière: en y travaillant, je me suis attaché au sens plutôt qu'aux paroles. J'ai corrigé plusieurs exemplaires entièrement défigurés, et je n'ai traduit du chaldéen en latin que les endroits où le sens m'a paru très,juste et bien suivi. Recevez donc la veuve Judith, bel exemple de chasteté, et célébrez la gloire de son triomphe par des louanges continuelles. C'est un excellent modèle que présente, non-seulement aux femmes, mais aussi aux hommes, celui qui a couronné sa chasteté et qui lui a donné assez. de courage pour vaincre un homme jusqu'alors invincible, et dont plusieurs nations avaient été forcées de subir le joug.

 

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A RUFIN. INFIRMITÉS DE SAINT JÉRÔME. — ÉLOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.

 

Lettre écrite du désert, en 375.

 

Je sais aujourd'hui par ma propre expérience, mon très cher Rufin, ce que j'avais déjà appris par les saintes Écritures : « que Dieu donne quelquefois plus qu'on ne lui demande, et qu'il accorde souvent ce due l'oeil n'a point vu, ce due l'oreille n'a point entendu et ce que le cœur de l'homme ne saurait comprendre. » Car moi qui n'avais d'autre désir que de correspondre avec vous, afin de jouir, du moins en idée, du plaisir de vous voir, j'ai la ,joie d'apprendre que vous êtes entré dans les déserts de l'Égypte pour y visiter les saints moines qui les habitent, et pour y voir de nombreuses familles de solitaires qui mènent sur la terre une vie céleste. Oh ! si par une grâce particulière de notre Seigneur (468) Jésus-Christ je pouvais être transporté comme le furent autrefois Philippe lorsqu'il baptisa l'eunuque de la reine Candace, et Abacuc lorsqu'il porta à manger à Daniel; avec quelle tendresse vous embrasserais-je! avec quelle ardeur baiserais-je cette bouche qui autrefois a reçu avec moi les impressions de l'erreur, et qui a repris aussi avec moi le goût de la vérité! Mais parce que je ne mérite pas que Dieu fasse un tel miracle en ma faveur, non pas tant pour vous approcher d'ici que pour me transporter où vous îles, et que d'ailleurs mon corps, qui en santé est toujours faible et, languissant, est maintenant tout-à-fait ruiné par mes fréquentes maladies, je vous envoie cette lettre en ma place, comme une chaîne que l'amitié même a formée pour vous jusqu'ici.

Notre frère Héliodore est le premier qui m'a appris votre arrivée, et qui par cette heureuse nouvelle m'a comblé d'une joie que je ne m'attendais pas à goûter. J'avais de la peine à y croire, tant je doutais qu'elle fût véritable; car, outre qu'il ne la savait que par ouï-dire, elle était si extraordinaire qu'elle ne me paraissait pas croyable. Dans le temps que, partagé entre le doute et l'espérance, je balançais encore à y ajouter foi, elle me fut confirmée par un homme qui la présentait comme certaine ; c'était un solitaire d'Alexandrie, que le peuple de cette grande ville avait envoyé en Egypte pour distribuer des aumônes à ces saints confesseurs, déjà martyrs d'affection.

Je vous avoue que je ne sus encore à quoi m'en tenir ; car cet homme ne savait ni de quel pays vous étiez, ni comment on vous appelait. Néanmoins, comme il me confirmait une nouvelle que j'avais apprise d'ailleurs, son témoignage ne laissait pas de me la rendre plus croyable. Enfin je sus la vérité à fond, et une infinité de gens qui revenaient d'Egypte m'assurèrent que Rufin était dans le désert de Nitrie, et qu'il était allé visiter le bienheureux Macaire. Je sentis alors toutes mes incertitudes s'évanouir; mais en même temps j'eus un chagrin de me voir malade. Sans mes infirmités, qui m'arrêtaient ici malgré moi, je serais allé vous trouver aussitôt, sans craindre ni les chaleurs excessives de l'été, ni les périls ordinaires de la navigation. Croyez-moi, mon frère, il n'est point, de pilote battu par la tempête qui regarde le port avec autant d'inquiétude, point de terre brûlée par les ardeurs du soleil qui désire la pluie avec autant d'ardeur, point de mure assise sur le rivage de la mer qui attende le retour de son fils avec autant d'impatience que j'ai d'empressement de vous voir.

Quand un coup fatal et imprévu nous eut arrachés l'un à l'autre, et rompu par cette cruelle séparation les liens qui nous unissaient ensemble, « alors la pluie obscurcit l'air, et je ne vis partout que le ciel et la terre.» Après avoir parcouru, avec des peines et des fatigues incroyables, la Thrace, le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce et les brûlants climats de la Cilicie, enfin, ne sachant plus où aller, et errant et là, je suis entré dans la Syrie comme dans un port très propre à me mettre, après tant de fatigues, à l'abri des tempêtes. J'ai souffert dans cette solitude toutes les maladies possibles, et j'ai eu le malheur de perdre un oeil ; car Innocentius, autre moi-même, m'a été enlevé tout à coup par une fièvre violente. Il ne me reste plus que notre cher Evagre, pour lequel mes infirmités continuelles sont un surcroît de peines et de chagrins. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur de sainte Mélania; il avait effacé par la pureté et l'innocence de ses moeurs la tache de la servitude, mais il a rouvert par sa mort une plaie qui n'était pas encore bien fermée. Au reste, puisque l'apôtre saint Paul nous défend de pleurer les morts, et que d'ailleurs la joie que me donne la bonne nouvelle de votre arrivée a modéré l'excès de ma douleur, je vous écris ceci pour vous l'apprendre si vous ne le savez pas, ou pour vous faire part de ma joie si vous le savez déjà.

Votre ami Tonosus, ou plutôt le mien, et pour parler plus juste notre ami commun, monte maintenant au ciel par cette échelle mystérieuse que Jacob vit en songe durant son sommeil; il porte sa croix sans penser au lendemain et sans regarder en arrière. Il sème avec larmes afin de recueillir avec joie, et il élève dans sa retraite ce serpent mystérieux que Moïse éleva autrefois clans le désert. Après ce bel exemple d'une vertu, non pas imaginaire, mais véritable, que les Grecs et les Latins cessent de nous vanter les vertus chimériques de leurs prétendus héros. Voici un jeune homme élevé avec nous dans les sciences et les arts, distingué parmi ses égaux par son rang et par ses richesses, qui abandonne sa mère, ses soeurs (469) et un frère chéri, pour se retirer dans une île , inhabitée, affreuse par sa solitude, environnée de rochers escarpés et de récifs redoutables aux navigateurs; il y est néanmoins comme un nouvel habitant du paradis. Là, dans ce vaste désert, pas un laboureur, pas un solitaire; il n'a pas même avec lui le petit Onésime que vous avez connu, qui par ses caresses lui rappelait un frère. C'est là que seul (si toutefois c'est être seul que d'être toujours avec Jésus-Christ) il contemple cette gloire de Dieu que les apôtres même ne purent voir que dans un lieu isolé. Sans doute, il n'y voit point ces grandes villes flanquées de tours, mais aussi il est devenu habitant d'une nouvelle cité. Tout son corps est couvert d'un rude cilice : mais c'est l'état le plus convenable pour aller clans les nuées au-devant de Jésus-Christ. Il n'a point le plaisir d'y voir les frais Euripes des riches du monde; mais il boit dans le sein même du Seigneur une eau vive et salutaire. Jetez pour un moment les yeux sur son désert, mon cher ami, et tournez de ce côté-là toutes vos pensées; témoin de ses travaux et de ses combats, vous pouvez plus aisément célébrer ses victoires.

Autour de cette île mugit une mer toujours furieuse, et les flots se brisent contre les rochers avec un bruit épouvantable qui retentit au loin. La terre stérile et nue n'y montre aucune verdure, et la campagne desséchée et sans arbres n'y offre point d'ombre. Partout ce ne sont que des rochers escarpés, qui forment une espèce de prison qu'on ne saurait envisager sans horreur. Là, Bonosus, tranquille , intrépide et armé de l'Apôtre , tantôt écoute Dieu dans de saintes lectures, et tantôt lui parle dans de ferventes prières ; peut-être même qu'enfermé dans son île il voit une partie de ce que saint Jean vit dans celle de Patmos. De quels artifices pensez-vous que le démon se sert pour le séduire? combien de piéges ne lui tend-il pas pour le surprendre? Peut-être qu'employant contre lui les mêmes ruses dont il se servit autrefois contre le Fils de Dieu, il tâchera de lui persuader de rompre son jeûne; mais on lui a déjà répondu que « l'homme ne vit pas seulement de pain. » Peut-être étalera-t-il à ses yeux les richesses et la gloire du siècle; mais on lui dira : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans les tentations. » Et avec saint Paul : « Je mets toute ma gloire en Jésus-Christ. » Il accablera par les maladies un corps déjà épuisé par le jeûne ; mais on le repoussera avec ces paroles de l'Apôtre : « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort. » Et ailleurs : « La vertu se perfectionne dans la faiblesse. » Il le menacera de le faire mourir, mais on lui répondra: « Je souhaite de me voir dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ. » Il lancera contre lui des traits enflammés; mais on les recevra avec le bouclier de la foi. Enfin le démon fera tous ses efforts pour le vaincre; mais Jésus-Christ le prendra sous sa protection.

Je vous remercie, seigneur Jésus, de m'avoir donné un homme qui puisse prier pour moi au grand jour du jugement. Vous savez (car vous pénétrez les secrets de nos coeurs, et avec ces yeux qui virent autrefois un prophète enfermé dans le ventre d’une baleine, vous découvrez tout ce qui s'y passe), vous savez, dis-je, que nous avons été, lui et moi, nourris du même lait, et élevés ensemble depuis nos plus tendres années jusqu'à l’âge de l'adolescence; que les mêmes personnes nous ont portés dans leurs bras; qu'après avoir fini nos études à Rome, et lorsque sur les bords demi-barbares du Rhin nous n'avions qu'une même table et un même toit, je commentai le premier à m'attacher à votre service. Souvenez-vous, je vous prie, que ce guerrier qui combat aujourd'hui si vaillamment pour votre gloire a commencé avec moi à porter les armes. Vous nous avez promis, Seigneur, et je compte sur votre parole, que « celui qui enseignera les autres, mais qui ne pratiquera pas, sera le dernier dans le royaume du ciel; mais que celui qui enseignera, et qui pratiquera, sera très grand dans le royaume du ciel. » Que Bonosus jouisse de la récompense due à sa vertu; que, revêtu de cette robe précieuse qu'il a méritée par un continuel martyre, il marche à la suite de l'Agneau (car il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, et parmi les étoiles l'une est plus éclatante que l'autre). Quant à moi, Seigneur, je vous demande de pouvoir être aux pieds de vos saints. S'il a accompli ce que j'ai seulement souhaité de faire, accordez-moi le pardon que mérite ma faiblesse, et à lui la récompense due à son zèle.

Peut-être ai-je passé ici les bornes d'une lettre; mais c'est ma coutume, quand une fois (470) je suis sur les louanges de notre ami Bonosus. Pour revenir clone à ce que je vous ai dit d'abord, mon cher Rufin, ne perdez point le souvenir d'un ami absent, puisqu'un véritable ami se cherche, se trouve et se conserve si difficilement. Prenne plaisir qui voudra à se laisser éblouir par l'éclat de l'or et à voir dans de pompeuses cérémonies briller ce précieux métal sur de magnifiques équipages; la charité ne s'achète point, et l'amitié n'a point de prix. Un ami qui peut cesser d'aimer ne fut jamais un véritable ami. Adieu en Jésus-Christ.

 

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