CHAPITRE PREMIER

 

SA FAMILLE; SON ENFANCE

 

 

« Je m'appelle Jean-Édouard. Mon parrain, le fils de mon oncle, s'appelle Jean-Baptiste. Je suis né le 23 juin 1853, et j'ai été baptisé le lendemain, le 24. Mon père cultivait son bien et il était maçon ; sa famille était de Violot. Il habitait une maison qui appartient maintenant à mon parrain » – une vieille demeure à l'escalier fleuri. La pièce principale, claire et assez vaste, ouvre sur l'unique rue du village ; pavée de grandes dalles, elle sert de cuisine et de chambre à coucher. Au milieu, un fourneau ; le long des murs, un lit à baldaquin, des meubles moulurés du XVIIIe siècle ; fixés à la paroi, un crucifix et quelques images dévotes. – « Nous avions une vieille statue de saint Pierre, qui venait de la nef, maintenant démolie, du prieuré de Grossesauve. Ma tante Marie l'avait en grande dévotion, et, quand c'était la fête à Violot, elle l'ornait de reines-marguerites.

Ma mère (Marie Janinel) était du Pailly, une Janinel de Logeroy. Une plaque à leurs armes est dans l'église de Culmont, tout près de l'entrée. Non, ne le marquez pas : cela n'a aucun intérêt (ou plutôt cela semble au bon vieillard être une remarque contraire à l'humilité). Mon père (Jean-Frédéric) était venu loger au Pailly dans la maison des Janinel, ma vieille maison, après son mariage (célébré le 28 janvier 1852). Cette maison, près de la croix de pierre, nous a appartenu : elle était à ma grand'mère, Marguerite Chanson, Elle a été vendue 1.100 francs, mais vendue encore cinq ou six fois depuis. Maintenant, elle est au nommé Petit, dit Le Gros. La croix, près de la maison, a été élevée par mon grand-père Chanson. Des croix de pierre, il y en avait à l'entrée et à la sortie de chaque village. »

 

« La Haute-Marne doit à ses anciens moines d'avoir conservé beaucoup de foi. Toutes les habitudes étaient pieuses. Était-on plusieurs personnes, les gens vous saluaient : « Bonsoir et bonsoir la compagnie ». Même quand vous étiez seul : « Bonsoir, un tel, et bonsoir la compagnie ». L'habitude était de vous saluer, mais aussi votre saint ange.

Oui, maintenant, tout est silencieux dans ces campagnes où l'on entendait autrefois chanter presque continuellement. Pour moi, je chantais du matin au soir, comme un rossignol. On chantait des cantiques, de vieux cantiques. On entendait la voix des jeunes gens qui chantaient et celle des vieux qui leur répondaient. On se répondait de la colline à la vallée. Maintenant, on ne chante plus. Regardez comme cet horizon est large, comme il est calme. Voyez le contraste entre ce tableau de l'immensité de Dieu et (montrant les pylônes d'une ligne électrique) ces mécaniques-là ! Oui, partout, on chantait, les vieux grands-pères aussi. Mon grand-père emportait aux champs son livre d'office, les heures canoniales, le grand office. On en avait une traduction française. Mon grand-père l'emportait dans les vignes, et il n'était pas le seul.

Ma grand'mère avait caché des prêtres réfractaires dans cette toute petite maison-là, qui touche à celle de mes parents. Si je ne me trompe, l'abbé Blanchard avait été des moines de Grossesauve. C'était un saint prêtre, zélé. Il portait les sacrements dans toutes les paroisses voisines. Il couchait au-dessus du four de la petite maison. Un lit y était dissimulé, qu'elle cachait par un rideau. Un autre prêtre, aussi, venait souvent y coucher, dont je ne me rappelle pas le nom. Ils étaient de passage : ils couchaient là, et on ne pouvait pas les voir. Elle mettait devant ses draps en tas ou d'autres choses. Une fois, ma grand'mère l'a caché à notre vieille maison, derrière les fagots, et il a échappé ce jour-là. Mais on l'a pris dans les bois. On l'a guillotiné à Langres. Ma grand'mère y allait au marché, portant sa hotte. Elle s'est agenouillée sur le passage du condamné et a reçu sa bénédiction. »

 

« La petite statue de buis qui est à Chalindrey, elle est très jolie. C'est mon oncle François qui l'a enlevée. Je l'ai toujours revendiquée. Je jouais avec elle à la poupée ; j'étais enfant. Elle vient de Normandie. Ma grand'mère avait une tante : elle lui avait envoyé cette vierge et un crucifix, qui a été brûlé dans l'incendie, un crucifix en ivoire qui n'était pas laid du tout, et une petite relique, qui est là, enfermée, mais qui n'a pas d'authentique. J'avais trois ans et je me rappelle parfaitement ; je m'en souviens comme si j'y étais. J'avais dit : « Grand'mère, donne-moi la Vierge Marie. » Je la berçais dans mes bras devant la maison. Mon oncle François est passé et me l'a prise. Mme Gibourg, cousine du Père Lamy, interrompt : « Mon père était trop respectueux de la Sainte Vierge pour laisser son image comme joujou à un enfant. Il a dit à ma tante en la prenant : « Bai li don un bout de bot, – donne-lui donc un bout de bois, pour s'amuser ! »

 

La vieille soeur du Père Lamy, lui rappelant combien les pratiques religieuses étaient scrupuleusement observées dans leur jeune temps : « Je crois bien, lui répond-il. Je cachais toujours un croûton de pain le soir du Jeudi Saint. Je le dissimulais dans mon livre pour qu'on ne me le prenne pas. Le Vendredi Saint, on mangeait seulement à midi. On baisait le crucifix à la maison, tout le monde, avant d'aller à l'église. A la Toussaint, on disait les psaumes à la maison. Le Vendredi Saint, combien de fois ai-je déterré des salsifis ! On les mangeait crus dans le champ, les autres gamins aussi, et pas une seule fois gras de la semaine sainte, du tout! C'était austère. Les hottes, les bêches, les havresacs étaient rangés sous le porche de l'église, et on allait à l'office. Quand on allait garder les vaches et qu'on ne pouvait pas aller aux offices, on avait son livre et on les chantait. D'entendre à la tombée de la nuit les petits qui revenaient en chantant, les hommes de même, et les vieux qui venaient, appuyés sur leurs bâtons, c'était frais, c'était charmant ! On ne chantait pas des godicheries, des godailleries comme maintenant. »

 

« Vous voyez comment pousse le bois quand il est entouré de chèvrefeuille. En le guidant avec un peu de soin, on obtient de vraies petites colonnes torses. Autrefois, les vieux faisaient ça un an, deux ans d'avance. Quand les branches avaient bien poussé en spirales, ils les coupaient. On les ornait de fleurs, et cela servait pour la procession de la châsse de saint Jean. »

Le buste de saint Jean avait une figure terrible, mais on y était habitué. La statue actuelle de la Vierge et de l'Enfant (dans l'église du Pailly) a été posée quand j'avais neuf, dix ans, sainte Anne de même. À la place étaient saint Didier, tenant sa tête coupée, et saint Jean. La statue de la Vierge et de l'Enfant est en bois ; elle a été toute dorée ; elle était bien mieux ; elle avait une couronne royale, et l'Enfant de même. C'est à la suite d'un malheur, causé par une bonne Sœur, qu'elle a perdu la sienne. Elle était bien plus belle qu'avec ces capuchons de verre (des diadèmes en faux brillants) qu'ils ont mis. Elle a l'air d'une vieille grand'mère. Il y avait une statue en pierre, on l'appelait « la Vierge à l'oiseau ». Elle a été mise chez les Sœurs, dans le jardin ; on m'a dit qu'elle avait eu un accident La statue de saint Didier était aussi de l'époque. On les avait placées contre l'autel, par terre. Ces statues sont restées ainsi deux ans chacune, au moins. Celle de saint Didier est maintenant à Buzon, près Langres, au-dessus d'une fontaine. Nous étions gamins, elle était au pied de l'autel, et nous mettions nos chapeaux sur sa tête. »

 

« Le chœur était carré. Elle avait son cachet notre vieille église, avant que notre curé s'avisât de la transformer. Il y avait des moulures en bois qui étaient très belles. Il les a vendues. Et les beaux supports de saint Jean et de saint Eloi, et la belle lampe, et les beaux lustres, et les beaux fers forgés ! C'était bien sûrement Louis XV. Il y avait un rétable avec la Vierge et saint Joseph. C'était marbré, et deux pilastres très dorés sur les deux côtés et les draperies en bois. »

À l'église du Pailly, il y avait une sainte Catherine et un saint Jean avec les instruments de leur martyre, peints sur le mur. Celui qui avait fait ça n'était pas le premier venu. Je les avais dessinés, mais je n'ai jamais su tenir un crayon ! »

 

« J'étais enfant de choeur, et j'ai servi la messe au Vénérable Martin Huin, le neveu de notre curé. Et combien de fois à Mgr Darboy ! Je l'aimais beaucoup. Il me donnait chaque fois 40 sous : c'est beaucoup pour un gamin. Il était des environs ; il a été élevé au Pailly, dans la maison où habite Pierre Tisserand. Dans son enfance, il gardait la vache de la mère Rosette, et ma mère deux vaches. Il allait à la rivière avec ma mère. Il était très adroit de ses doigts. Une fois, il demande un de ses sabots neufs à ma mère ; il y a fait un mât. Il l'a mis sur l'eau, et le sabot a filé, et ma mère pleurait. Plus bas, il y avait des lavandières, mais ma mère n'osait pas approcher des bonnes femmes, car elle n'avait plus qu'un sabot : Georget avait gréé l'autre. Et elles l'ont rattrapé. Il venait au château, chez M. D. B. Il était enragé bonapartiste, comme le vieux père D. B. Mon père était maçon, et je l'accompagnais au château quand il faisait des réparations ; je connaissais tous les coins des greniers. Toute mon enfance, durant des années, j'ai toujours vu la tête en pierre du cheval à l'entrée de la cour. La mère nourrice de Mgr Darboy, Rosette Vauthelin, nous racontait comment elle avait vu abattre la statue du maréchal de Sault-Tavanes au Pailly. Elle est morte à cent cinq ans : j'avais une douzaine d'années. Il y a soixante, soixante-trois ans. Elle avait vu piller le château (à la Révolution). Les gens du Pailly et de Chalindrey avaient tout volé. Quand ceux d'Heuilley-Coton sont arrivés, il n'y avait plus rien : alors, ils ont tout cassé. »

 

« Le Pailly, autrefois, était un vrai nid de verdure ; l'été, on ne voyait plus une maison. C'était une avenue presque comme à Versailles. Ces noyers, qu'ils étaient beaux ! Il y avait là de magnifiques tilleuls, et, au cimetière, toute une clôture en thuyas. On abat et on ne songe même pas à replanter ! Autrefois, on garnissait les maisons de chèvrefeuilles, de roses, de jasmins, chez nous de ceps, et on faisait tenir les ceps avec les os de moutons. Les quatre pattes, ça faisait des os blancs, très propres. Et avec les bréchets des poulets, on tenait les deux becs des lampes. Et le petit os plat était pour le sel. »

Toutes les familles avaient leurs ruches et donnaient au curé une partie de leur cire, comme on lui apportait une partie du vin, quand on le faisait, comme un morceau de cochon quand on le tuait. Aujourd'hui, il n'y a plus de ruches et plus de cire, et on en est réduit sur les autels à ces gaines de fer-blanc, à ces mécaniques qui se détraquent comme vous l'avez vu hier à la fin de la messe. »

 

« On passait avec un tombereau pour le vin du curé, à la vendange. Sur le tombereau, il y avait deux barriques ; on lui donnait deux seaux de vin rouge et un de vin blanc. J'ai vu jusqu'à dix-sept pièces de vin dans notre cave. J'étais jeune homme et je faisais tout ça. Nous avions de belles vignes ; j'aimais les tenir propres. Tout cela était bon et rapportait.

On donnait le grain au curé le Jour des Morts, après le dernier Libera. Un cultivateur passait avec une voiture, avec un sac pour le blé et un sac pour l'avoine, et on donnait aussi une gerbe de blé et une d'avoine. C'est ce qu'on appelait la Passion : c'était la rente de la Passion qui se lit chez nous, comme vous l'avez vu (durant la belle saison, avant la messe, pour écarter les orages). Et on donnait une paire de poulets pour les recommandations. Quand on tuait les porcs, on portait une côtelette, un morceau de lard et un boudin. Les femmes s'arrangeaient ensemble pour lui porter par séries du lait, de la crème, du fromage, ainsi qu'aux Soeurs et au maître d'école. »

 

« Le dimanche, on recevait autrefois au Pailly les enfants pauvres. Ils venaient le dimanche chercher le pain de la semaine. C'étaient des maisons qui n'existent plus : elles étaient au bout du village, les Pierre Prudent, les plus pauvres du pays. C'était l'habitude il y a soixante ans. Ils frappaient ; ils avaient un petit goupillon en bois et jetaient l'eau bénite : « C'est Dieu qui frappe; ouvrez pour son amour ». Ils récitaient le Benedicite. On coupait du pain, du lard; on leur donnait des fruits secs, des pruneaux, qu'on faisait chez soi. On les leur mettait dans un sac. Ma mère donnait toujours. Quand c'était une grande fête, on donnait une bouteille de vin. C'était pareil à chaque maison. On appelait ça le Benedicite. On leur donnait des mets différents suivant la saison. A la Noël, les cogneux, des petits gâteaux avec des cornes, qui rappelaient l'étoile. »

 

« Ici, nous avions une petite maison où on mettait les pesseaux, ou, si vous aimiez mieux, les échalas. Cela s'appelait Champtoyon, « la terre qui colle ». Ce terrain est argileux, mais il donnait du beau raisin. On fournissait le père Minot à Grossesauve, et il vendait le vin. J'allais chez lui me chauffer sur l'ordre de mon père, quand on allait au bois. Je disais : « Je suis le fi à Jean. »

— « Alors, va te chauffer. »

Nous avions quelquefois vingt-deux, vingt-trois pièces de vin et nous le vendions 20 francs le tonneau. J'accompagnais volontiers mon père à Grossesauve et je lui demandais pourquoi il faisait si bon y respirer. Il me répondait : « Parce que des saints y ont vécu. »

 

« Nous faisions comme eau-de-vie dans les cent trente cent quarante litres, que nous vendions 3 francs. Nous avions au total une centaine de pruniers. Un homme venait avec l'alambic distiller chez nous. Je l'aidais. La grosse histoire était d'avoir de l'eau pour rafraîchir le serpentin. J'en prenais au puits de la maison. Nous distillions d'abord l'eau-de-vie de marc, puis l'eau-de-vie de prune. »

— « Et jamais vous n'en avez goûté, mon Père ? »

« Non. Je brûlais quelquefois douze, quatorze, quinze heures de suite, sans arrêt. L'eau-de-vie un peu moins forte servait pour les fruits, pommes, poires, prunes, fraises, cerises, mûres, coings. Quand ils avaient rendu leur eau, on rajoutait de l'eau-de-vie plus forte pour maintenir le liquide à 21° ou à peu près. »

Mes parents fabriquaient un excellent fromage, qu'ils lavaient trois ou quatre fois de suite dans l'eau-de-vie pour le jaunir. Quand j'allais au marché, à Langres, ma soeur et moi, nous en portions trente ou quarante livres chacun dans la hotte.

Pour faire notre huile, nous récoltions de la navette et du chènevis. Nous en avions une cinquantaine de litres. Je battais le chènevis dans le tonneau. On battait le chènevis nécessaire, et on vendait le reste, 3 sous la livre. Nous avions, pour le chanvre, notre routoir devant Masson. Je préparais le chanvre. Je vidais le fossé; j'y mettais de la paille, du chanvre, des traverses de bois, les pierres. Quand c'était bien dans le fond, on lâchait l'eau. Et au bout de quinze jours, on le prenait et on le travaillait. Nous faisions deux récoltes de chanvre.

Je récoltais les orties, et elles servaient à deux fins, car ma mère filait le fil et teignait en brun avec la racine d'ortie, et en bleuté avec je ne sais plus quelle autre racine.

Ma tante aussi. Elles faisaient des glands de filet et les teignaient. J'en portais étant enfant. Je portais des calottes avec deux oreilles. »

 

« Il y avait autrefois au Pailly un berger communal, avec une grande trompe : tiou, tiou ! Et nous avions des moutons. On les lâchait, et les chiens briards venaient ramasser les moutons. Le berger habitait près de la Commanderie. Ma mère travaillait la laine et faisait du droguet.

Dans ma jeunesse, je faisais fumer beaucoup de viandes. C'était la mode, et je vous assure qu'on savait bien les fumer. On fumait avec des branches de sapin des jambons, des côtelettes, des épaules. On fumait du porc, du boeuf, du marcassin. Du marcassin, j’en rapportais souvent après en avoir tué à Violot, quand j'allais au matin avec mon cousin Simon, qui était mon préféré. Il était grand comme Boulanger et maigre comme lui. Un coup de boutoir soulève quatre ou cinq pieds de pommes de terre. Les pommes de terre étaient souvent gâtées par les sangliers ; aussi ne se gênait-on pas pour les tuer. On avait des claquettes pour chasser ces animaux. A Violot, j'allais souvent : mon père y avait du bois. Mes cousins étaient tous grands chasseurs devant le Seigneur : il y avait Didier, Bauchard, qui louchait..., il y en avait sept. On me mettait dans une tête de saule. Il me disait : « Ne dors pas ! Quand tu entendras du bruit à tel endroit, tu me préviendras. » Quand j'entends du bruit, je tourne la manivelle, toc, toc, et alors part un coup de fusil. Le garde, qui nous épiait, courait avec ses chiens, mais allez me trouver dans mon saule ! Simon enveloppait le marcassin dans un sac et me le passait. Je descendais quand le garde était parti ; je collais mon oreille contre terre, et je l'entendais bien distinctement. Oh ! J'étais fin. Et, j'entendais tous les pas (tel le P. Lamy restera jusqu'à son dernier jour). Je portais mon marcassin, et, pas loin du moulin, ma tante appelait les poules, et moi je chantais le coq. La nuit, je m'en allais avec une cuisse de marcassin enveloppée dans ma blouse. On me donnait une patte, une épaule, je le portais à mon père. »

 

« Et puis, avec mon parrain, j'allais aux écrevisses. Nous tâchions de trouver une vieille paire de sabots, et on les fourrait au coin de la rivière, et les gendarmes disaient : « Voilà un malfaiteur ! » Et on filait dans le bois.

Nous redescendions plus haut ; je levais les pierres, et lui piquait les écrevisses : il faisait mieux que moi. Après cela, il fallait les garer. On creusait un trou ; on mettait les écrevisses dans un chiffon, sous une pierre. Les gardes vous fouillaient : « Pas d'écrevisses ?

— Non, Monsieur ! »

On en rapportait quelquefois deux douzaines. On descendait tranquillement, pieds nus, dans le bois. Mon parrain avait trois ans de plus que moi. C'était le Bois-Guyotte. Et, la nuit, avec une lanterne. »

 

« Et j'ai encore ma bouteille à goujons ! On les pêche avec du son, une grosse corde et un bouchon de verdure. Vous regardez à travers l'eau ; quand vous en voyez sept, huit, neuf, dix, posés dans la bouteille, vous relevez la bouteille. A force d'y regarder, bien souvent je tombais à l'eau, la tête la première. Je me séchais et je tordais mes vêtements : cela faisait une petite lessive. La Resaigne (un affluent de la Saône) coule au milieu de ces peupliers, dont vous voyez la ligne, qui se dirige vers Violot. Mais, autrefois, ce remblai (de la ligne de Dijon à Chalindrey) n'existait pas : il a coupé notre pâture. Avant cela, lorsque j'étais enfant, c'est dans ces prés que je gardais les vaches. Quand ma mère ne me voyait pas, je pêchais. Je faisais d'abord semblant de lire. Du potager, qui était à la place de la maison où nous sommes, elle m'appelait. Je répondais : « Oui, maman, je lis. » Ou bien, quand je l'entendais, je me mettais à me rouler sur l'herbe et à chanter de toutes mes forces. Elle disait : « Il n'y est pas tout de même. » Puis, je me cachais le long de l'eau et je me mettais à l'œuvre. J'entends encore la voix aiguë de ma tante, dont la maison était là, non loin de la rivière, qui souvent me voyait faire et me dénonçait. Ma mère n'aimait pas cuire le poisson, mais mon père en raffolait. Quand je venais avec du fretin, du gardon, une petite carpe, il était heureux. Il disait à ma mère : « Tu me feras cuire ça ». Et elle : « Encore du poisson ! » J'en prenais tous les jours, quelquefois une livre. Je mettais les poissons dans mon mouchoir de poche et je les donnais à mon père. Ça fâchait ma mère, et, bien des fois, j'ai reçu une fameuse fessée, facile à donner : on ne portait pas de pantalons. »

 

« Que de cabrioles j'ai faites ici dans un poirier de Rousselet ! Toutes les chaînes, les ficelles, les cordeaux de mon père y passaient. Je les attachais à toutes les branches. Il ne reste plus qu'un petit coin de mare; mais il y avait là un bassin avec de la carpe.

En voilà des coucous ! Quand j'étais gamin, j'en faisais des balles. On trempait ça dans l'eau et on les envoyait. Les gamins, ça a toutes les ruses !

On circulait beaucoup à pied. J'allais à pied à la foire de Champlitte en partant à trois heures du matin. J'allais à la messe de huit heures à Gray (à 45 km.) en partant à pied à minuit. »

 

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Ce que le narrateur a toujours soigneusement caché, c'est la vie extraordinairement mortifiée qu'il menait dès son enfance. Son excellente sœur, sur ses vieux jours, ne se gênait pas pour en parler. Nous avons vu que le jeune Edouard Lamy, qui distillait tant de litres d'eau-de-vie, n'avait jamais voulu en goûter. Il n'en a connu la saveur qu'à soixante-quinze ans, où il dut en prendre quelquefois comme révulsif après ses crises cardiaques. Vigneron depuis sa tendre enfance, jamais, non plus, par esprit de pénitence, il n'avait pris de vin, quand, vers les quinze ans le médecin lui enjoignit d'en boire un peu. Il y a, cependant, beaucoup plus extraordinaire. « Mon frère et moi, disait Mme Vauthelin, nous avons couché dans la même chambre depuis notre plus jeune âge, et nos parents nous ont logés séparément quand j'ai eu douze ans et lui quinze. Depuis le moment où j'ai commencé à observer les choses autour de moi jusqu'à douze ans, jamais je ne l'ai vu une fois dans son lit. Il était toutes les nuits en prière, agenouillé sur un escabeau, se tenant sans appui devant la statue de Marie Immaculée. Elle était posée sur le manteau de la cheminée et éclairée par une petite lampe qu'il avait obtenue de notre mère. Je ne me suis pas réveillée une fois sans le voir dans cette attitude. Jamais, durant des années, je n'ai vu son lit défait. Peut-être s'est-il couché une fois ou l'autre : je ne le jurerais pas, mais je ne l'ai point vu couché une seule fois. Notre mère s'apercevait de temps en temps de la chose et lui disait : « Mais, mon enfant, la Sainte Vierge n'en demande pas tant que ça ! » Et pourtant, on travaillait dur, lui comme moi, dans la journée. Deux fois la semaine, nous allions ensemble vendre les produits au marché de Langres, chargés autant qu'on le pouvait ; lui, travaillait aux champs du matin au soir, et il cassait aussi les cailloux sur la route. »

« Je n'ai jamais vu mon frère commettre de fautes, sauf deux fois. Quand j'étais toute petite, il m'a pris un sabot en sucre rose, dont ma mère avait acheté une paire à Langres pour un sou, un pour lui et un pour moi. Une autre fois, j'avais très faim et il m'a dit : « Prends donc du bouilli dans la marmite. » Le bouilli cuisait et sentait bon, mais il savait bien que c'était du loup et il voulait voir ma grimace quand je l'aurais trouvé si dur. C'était un vendredi, ce dont il ne s'était point souvenu, et il en a eu un grand regret. »