LE RITE DE L'UNION 

 

       Jean est le seul qui parle du lavement des pieds.  Il en fait précéder le récit de cette phrase, qui indique les raisons profondes de cette cérémonie;" Jésus, sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains, qu'il venait de Dieu, qu'il s'en allait à Dieu".  En effet, le Messie est le Seigneur des créatures et de la création; Il peut tout ce qu'Il veut.  Comme Il allait bientôt quitter cette terre, il Lui fallait laisser des souvenirs, des témoins et des continuateurs de Son oeuvre.  Mais les apôtres n'auraient pas été capables de remplir cette tâche, s'ils n'avaient été complètement débarrassés des paresses et des craintes inhérentes à la matière instinctive, dont la localisation physiologique est aux pieds. 
   En effet.  Les bonnes intentions ne suffisent pas.  Il faut des actes.  L'homme, qui se corrompt du dedans au dehors, du coeur à l'intelligence, au mental, aux fluides et au corps, se repent du dehors vers le dedans; mais le travail du repentir, la conversion, commence par le coeur; il faut donc du temps pour purifier l'intelligence, les fluides et les cellules matérielles; tant qu'il y a encore de ces dernières viciées par le mal, cela suffit pour que le travail du" soldat" devienne précaire et incertain; et cette purification physique est la plus pénible, la plus longue, et la plus en dehors de notre pouvoir, à cause des relations étroites de la matière avec le mal.  Voilà une des raisons secrètes de l'action du Christ lavant les pieds des disciples.  Il purifiait en même temps toute leur vitalité physique. 

   En outre, Il leur apprenait ainsi, en tant qu'homme, combien le supérieur doit être le serviteur de l'inférieur.  Il souligne cette humiliation volontaire en Se dévêtant et, selon le sens interne, Se montre tel qu'Il est, pour marquer la condition de la béatitude suprême qui est d'avoir servi ses frères, même les subalternes, et cela dans tous les modes. 
   Il y aurait ici matière à développements ésotériques; on étudierait pour cela les significations et les correspondances du pain, de l'eau, des habits, des pieds, des talons; on découvrirait certains rapports de cet acte avec le péché d'Adam, dont il est la contrepartie.  Mais ce sont là choses lointaines et abstraites, qui ne trouvent pas pour nous, hommes ordinaires, d'utilisation immédiate. 

   Imaginez cette scène simple, entre les murs blanchis à la chaux de quelque salle fraîche et obscure, tandis que le flamboyant soleil éclate au dehors sur le ciel d'outremer et les habits bariolés des indigènes.  Jésus est au centre de la longue table, à la place d'honneur; Son hôte est à la seconde place, à droite; Jean, à gauche, du côté du coeur; ensuite Pierre, le sacerdote, s'adresse au mystique pour savoir quelque chose, et c'est Judas le trésorier, qui va devenir le criminel.  Toute l'histoire ultérieure de l'Église future est ici, et les contemplatifs n'ont jamais manqué à le dire, 
   Dans l'Église primitive, jusqu'à Constantin, la Pâque fut un mystère réservé.  On faisait, ce jour-là, une collecte, que l'on remplaça plus tard par des dons privés et des honoraires au prêtre; sainte Hildegarde vitupéra les abus de cette coutume.  En revanche, on conserva longtemps le très bel usage de faire précéder la cérémonie d'une réconciliation publique et générale. 
   On effectuait ce même jour la bénédiction des huiles. 
 
   La Pâque représente le passage de la vie actuelle, que préfiguraient les soixante-dix ans d'exil à Babylone, à la vie éternelle, à la Jérusalem céleste (saint Augustin; Enarratio in Ps.  CXVIII); elle réunit invisiblement l'individu au collectif chrétien (Guillaume de Paris); car, selon l'évêque d'Hippone, le corps et le sang du Christ, c'est la Chrétienté dont Il est l'âme et l'époux, comme l'esprit humain est le maître et l'époux du corps. 

  Ce rite se retrouve d'ailleurs, non seulement chez Melkisédek, grand prêtre selon l'ordre social, mais, si l'on remonte assez haut le cours des siècles, dans les anciens sanctuaires thébains et hindous.  Le froment et la vigne, pour répandues qu'elles soient, sont deux plantes mystérieuses, à l'être desquels le Père conféra quelque chose de spécial, lorsqu'elles apparurent ici-bas.  Leur tige, leur structure, leur geste, si j'ose dire, la forme de leurs feuilles et de leur fruit portent pour qui sait lire, la trace de leurs vertus spirituelles.  Et l'on voit ici un nouvel exemple de la façon d'agir du Ciel; Il multiplie à foison les créatures qu'Il a particulièrement bénies, tandis que la Nature n'arrive qu'avec peine à parfaire une minime élite de ses productions. 

   Les paysans ont bien raison de respecter le vin et le pain.  Ne gaspillez pas surtout ce dernier, le plus nécessaire à la vie; si vous en trouvez un morceau dans la rue, ramassez-le et rangez-le, de façon qu'on puisse encore l'utiliser; il a été 
 fait d'abord pour l'homme, un peu pour quelques animaux; mais il ne doit pas être jeté aux ordures. 
   Le symbolisme le plus compréhensible de la Cène est donc la réconciliation.  Et si même, s'aventurant dans des régions intellectuelles peu appropriées à nos besoins, on cherche dans l'histoire naturelle des fluides, dans la magie, dans la métapsychique, dans le mysticisme extatique même, d'autres sens de cette cérémonie, on ne trouvera jamais que cette même idée; la réconciliation, étendue, agrandie, spécifiée ou sublimée. 

   Avant d'avoir réalisé le terre à terre, je veux dire avant d'être parvenus à inviter à notre table nos pires ennemis, sachez bien, comprenez qu'il est inutile de rechercher ces arcanes.  Ce que vous trouveriez serait imaginaire.  D'ailleurs Jésus ne manque pas de nous le dire à Sa façon prudente; Il ne défend pas la recherche de la science; Il Se contente de répéter l'unique commandement;" Que vous vous aimiez les uns les autres", en d'autres termes, que nous fassions pour nos frères ce qu'Il a fait pour nous tous. 
   Comment, après tout cela expliquer le reniement de Pierre et la fuite des apôtres ?  S ils étaient purs, comment ont-ils cédé à la peur ?  Ces lâchetés déconcertantes ont eu lieu pour trois motifs. 

   D'abord, Jésus voulait souffrir seul, parce qu'Il prit toujours l'alternative la plus difficile; Il devait connaître, en même temps que les pires douleurs physiques et que l'indicible découragement des trahisons futures prévues, le coup de poignard des abandons immédiats.  Jamais on ne se convaincra suffisamment que le Messie assuma tous les types possibles de la souffrance; non point par ascétisme, mais comme conséquence obligée des travaux qu'Il entreprit. 
   On ne se rend pas compte non plus de quelle horreur fut saturé ce jour de la Passion.  Les effrois les plus tragiques dont les aventuriers gardent le souvenir ne sont que pâles nuages auprès de l'épouvante qui s'abattit sur ce coin de la terre.  Les voyants n'exagèrent pas quand ils affirment que l'enfer fut alors tout entier déchaîné.  Pas un homme, à la place du Christ, n'aurait pu souffrir un quart d'heure les affres indicibles de ces occultes supplices. 

   Et puis, ne fallait-il pas que toutes les lâchetés à venir des générations succédantes reçoivent, par avance, une excuse mystique ?  Si des hommes comme les apôtres, après tant de faveurs, ont été pusillanimes, les anges du jugement prochain ne pourront pas tenir trop stricte rigueur à tous les milliers de faibles, de tièdes, d'indolents qui, depuis vingt siècles, trahissent à leur tour la cause du Ciel.