LA SENTENCE DU JUGE 

   La charité matérielle est l'école indispensable de toutes les autres sortes de charités.  Le plan physique est l'humus, pas très propre peut-être, mais tonique, où toute semence de Lumière trouve l'aliment de son feu vital.  Sans l'acte, aucun affinement intérieur n'est viable, ni sain, ni harmonieux.  C'est le régulateur de nos énergies, l'assise de la maison spirituelle le point d'appui du levier avec quoi le mystique soulève le monde.  Le geste qui offre un morceau de pain n'est pas complet si c'est la main seule qui l'effectue.  Quand je vous disais dernièrement que donner de sa force à celui que dessèche le feu de l'angoisse, soutenir de son amitié l'âme que dépayse cette terre, vêtir de concepts une intelligence nue, apprendre à une volonté impuissante les jeux gymnastiques qui l'affermiront, ramener sans craindre la fatigue ou la perte de temps l'esprit qui s'égare vers les confins du monde dans les sables où meurt toute verdure, quand je vous disais ces exemples de l'unique oeuvre pie que récompense le Verbe, vous avez dû comprendre que ce ne sont là que des formes diverses de l'unique offrande. 

   Tout acte est une lumière qui sort de soi.  Plus je dépense d'énergie dans le premier, plus la seconde est brillante : plus le centre d'où elle jaillit est profond, plus elle est limpide.  Donner de la force morale est donc une étoile de belle couleur : tendre un verre d'eau pour se débarrasser d'un quémandeur tenace est une lueur fumeuse : mais offrir la même pauvre chose avec une homogène concordance de toutes nos forces, avec le plein dévouement de nos facultés intérieures, avec une unité volitive et une plénitude organique telle que l'irradiation occulte en éclate dans la beauté formelle du geste, cela, c'est une étoile étincelante.  Car la vraie beauté est toujours le signe d'une perfection profonde : le joli n'est que superficiel. 

   Mais, il faut le dire aussi, l'aumône parfaite ne sera en notre pouvoir que le jour où l'harmonie sera également parfaite en nous.  En attendant, essayons tout de même de donner le mieux possible : notre effort extrême attirera le regard du Pauvre de Dieu. 

   Apercevoir dans l'obligé le Verbe Lui-même n'est pas un artifice métaphysique.  Tous les chefs religieux ont promulgué cet enseignement : mais leurs commentateurs l'ont affadi. 

   Partout où il y a une souffrance, le Verbe S'y trouve.  Qu'est-ce qu'une souffrance, en effet, sinon une mort, une transformation, une cure, un dépouillement d'individualisme ?  Or, qui peut effectuer ces choses ?  Est-ce le moribond, le malade, ou l'égoïste ?  N'est-ce pas plutôt le Maître de la vie, de la santé, de l'amour ?  L'homme ne peut que subir et, quand son vouloir s'exalte jusqu'à l'héroïsme, son effort extrême n'atteint que l'acceptation et la douleur : et, puisque celle-ci n'est en somme que le signe de l'action divine sur nous, le Verbe Se trouve bien toujours derrière, à la fois comme médecin, comme remède, et comme le travail même de la guérison. 

  De plus, Il a fait, Il fait actuellement et fera encore pour nous infiniment plus que ce que nous pourrons jamais rendre aux autres, puisque ce que nous donnons ne nous appartient pas.  En L'imitant, nous L'évoquons.  Il Se tient d'ailleurs sans cesse à coté de nous, comme témoin et comme guide.  Tout doit donc être ramené par nous à Lui.  Car l'univers peut vraiment devenir ce que nous voulons qu'il soit, non pas rien que selon nos constructions mentales, mais aussi dans sa biologie et dans son vitalisme. 

    Que notre intention, en faisant le bien, ne soit pas tout à fait pure, il suffira qu'on ait un peu pensé à servir le Maître pour qu'Il accueille notre acte. 

   En identifiant le pauvre avec le Verbe, nous apprenons à respecter la douleur.  Celui qui souffre est le théâtre d'un drame admirable.  Notre sympathie nous y fait collaborer : nous sommes des souscripteurs à une oeuvre d'intérêt général. 

   Faisons notre offrande avec humilité, avec respect, avec joie, avec amour : notre esprit se tient alors devant la face ineffable du Sauveur, et le mérite de notre geste demeure intégral parce que nous comprenons que c'est nous qui sommes l'obligé du malheureux, et que nous lui devons en somme des remerciements. 

   Tel est le sens le plus sain de la vieille leçon brahmanique : « Quitte la position de l'objet, du sujet et de l'organe de perception, - de la chose vue, de l'oeil et du cerveau, - du débiteur, de l'aumône et du donateur », par laquelle le jeune Tshela était élevé au-dessus des trois grands systèmes d'éthique et de métaphysique.  L'épopée du cosmos lui apparaissait ainsi comme une vaste pensée de l'intelligence divine, qui émane les êtres de son insondable unité, les analyse en les émiettant jusqu'aux limites du monde, et les reconstitue, d'abord par juxtaposition, puis par syncrèse, puis par synthèse.  La méditation humaine est d'ailleurs l'image de la méditation divine. 
 
 Cette sollicitude éternelle, qui ramène sans cesse toutes les créatures vers le centre divin, n'est autre que la fonction cosmique du Verbe dont Notre-Seigneur Jésus-Christ est dans Sa double nature, la matérialisation la plus concrète et la plus compréhensible pour nous.