CHAPITRE II

- 16 Car, à vrai dire, il n'y a réellement pas dans l'univers les classifications, les genres, les systèmes, par quoi les hommes essaient d'en rendre la compréhension plus facile. Les hiérarchies des êtres sont reliées les unes aux autres par des transitions insensibles; entre les sphères, entre les plans, entre les mondes, ont lieu de continuels échanges, des pénétrations, des fusions, des dislocations incessantes : rien n'est fixe de ce qui se trouve dans la limite de l'enquête humaine.

Les seuls cadres immuables, nous ne pouvons pas les percevoir; ils sont faits d'une substance trop subtile pour notre conscience actuelle. De sorte que ceux qui veulent avancer et s'agrandir ne doivent pas accorder aux mots une trop grande importance; qu'ils ne soient pas pusillanimes; qu'ils ne craignent point le nouveau, sans cesser d'avoir pour le traditionnel le respect qui lui est dû.


- 17 Mais par dessus tout l'effort indispensable à celui qui veut servir un idéal est de le désirer. Cela ne suffit pas de s'en ressouvenir de temps à autre quand le vide de l'existence nous opprime; un désir constant, toujours plus fort, qui creuse en soi, qui s'élance hors de soi, qui consume les autres inquiétudes, qui nous relève quand nous tombons, qui nous alimente : c'est par un tel feu que l'Idéal demande d'être honoré. Tous les soupirs de l'homme vont vers des êtres vivants; on ne peut rien pressentir, rien concevoir, rien souhaiter qui ne soit, sous son aspect essentiel, un individu intelligent, libre et responsable. La débilité de notre coeur et l'obscurité de notre intellect nous empêchent d'écarter les voiles dont se couvrent ces anges; cependant, qu'ils revêtent une forme d'art, d'harmonie, de philosophie, de science, d'invention, de génie ethnique, de sentiment passionnel, d'aura magnétique, de substance corporelle, - si notre culte est pur et fervent, c'est-à-dire sans égoïsme ni paresse, - ces créatures idéales nous permettent de les découvrir, elles nous adoptent dans leur famille; comme l'a dit la vieille sagesse védique : tout dévot se transforme en l'être même du dieu qu'il adore.


- 18 Choisissez donc votre dieu, avec précaution, avec prudence, avec larmes, avec flamme.


- 19 Tout, dans cet Univers, est apparié, bien qu'il y ait des créatures qui se multiplient autrement que par la fusion temporaire de deux en un. Notre mariage n'est que la plus grossière et la plus facile des nombreuses sortes d'union par lesquelles les êtres s'élèvent le long des chemins du Monde. Le vouloir humain est l'époux des êtres inférieurs, qui le suivent et qui l'adorent. La personnalité humaine est l'épouse plus ou moins fidèle d'êtres plus forts, qu'elle désire avec une ardeur presque toujours cupide.


- 20 Ayant choisi votre dieu, appliquez-vous donc à épurer les motifs de votre amour.


- 21 Quand la graine a germé dans le sein de la vieille mère commune, elle s'y nourrit du plasma qui l'entoure. Quand notre esprit a conçu une idée, il doit la nourrir de toutes ses forces environnantes, avant de pouvoir l'extérioriser. Cette période d'enfantement psychique s'appelle la compréhension; quant à l'intellect, c'est la méditation par quoi s'élaborent les pensées; dans le passionnel, c'est le désir inconscient qui aboutit à l'explosion de l'amour; dans le physique, c'est le travail obscur de l'instinct qui prend par l'acte une forme sensible.


- 22 Une fois donc l'idéal compris et conçu, il faut le faire vivre; il faut qu'il s'exprime dans notre vie extérieure avec la même totalité qu'il sature notre vie intérieure. Nous l'enfantons ainsi; nous lui donnons des formes physiques; nous le matérialisons; et cela s'opère par l'accomplissement de nos devoirs.


- 23 Toutes les routes que suivent les créatures aboutissent à deux voies, toutes les méthodes d'éthique sont déduites de deux théories : la première est le culte du moi, la seconde est la guerre contre le moi.

Les traités de Zénon, le système du " Je " de Fichte, le surhumanisme d'Emerson et de Nietsche, l'Unique de Stirner rayonnent une beauté par l'autocratie où ils tendent, par leur convoitise de tout posséder, par leur rejet de toute influence extérieure, par leur liberté indomptable, par leur méthode originale de développement personnel; toutefois, ils conduisent à l'orgueil; ils érigent l'homme en dieu, et tyrannisent la portion du monde la plus grande possible. Ils oblitèrent le sens moral : celui qui se croit plus fort, se met au-dessus de la loi, et combien y a-t-il alors de chances pour qu'il se tienne dans le bien ? Enfin, et c'est là le plus grave tort de ces conceptions, elles tuent en nous l'idée de Dieu.


- 24 On se rend mal compte de la gravité de cette dernière tare. L'athéisme, vu du plan de l'Esprit, est réellement une monstruosité et ravale l'homme au niveau de la brute; je ne prétends pas que parce qu'on ne croit pas à l'existence d'une entité divine personnelle, rien de ce qu'on peut faire de bien, de beau et de vrai, ne soit plus valable. Au contraire, l'incrédule qui se conduit tout de même en honnête homme, offre un spectacle émouvant au premier chef et donne un exemple héroïque, que bien des gens à vagues religiosités, à molles aspirations, devraient regarder avec un respect admiratif.


- 25 De tels athées prouvent d'une façon irréfutable l'existence du Dieu qu'ils méconnaissent. Ils expriment pleinement la grandeur de l'âme humaine et sa noblesse originelle; ils sont la noble fleur des générations qui les précédèrent; ils sont un reproche vivant à tous ceux qui croient et qui n'agissent pas; peut-être un jour, en seront-ils les juges. Vous donc qui avez choisi la seconde route, celle qui est une bataille incessante contre le moi, prenez garde que vous devez vous battre; prenez garde que vous devez à votre Maître de susciter l'admiration autour de vous; vous n'êtes plus seuls, vous avez une responsabilité formidable, celle d'être les représentants de votre idéal.


- 26 De quelque côté que l'on envisage la vie, nous sommes amenés à la conclusion que, si même il n'existait pas de Dieu personnel, si même, par impossible, il n'existait pas de cause première, le Devoir serait encore le mot de l'énigme, et l'étoile polaire sur laquelle nous conduisons notre marche.

Voyons maintenant quel est ce Devoir.

- 27 Logiquement, à cause de la faiblesse de notre état actuel, - car l'homme le plus fort reste tout de même très petit en face de ce qu'il sera dans sa perfection, - le premier être envers lequel nous avons des devoirs c'est nous-mêmes. Ensuite, et toujours proportionnant notre travail à notre force, c'est de notre famille qu'il faut nous occuper. Puis viennent les devoirs envers la cité et envers la patrie. Puis ceux envers la religion. Puis ceux envers le genre humain tout entier. Et enfin, nos devoirs envers Dieu achèvent, complètent et harmonisent l'ensemble des six premières oeuvres qui viennent d'être énumérées.


- 28 L'idée des devoirs aux-quels on est tenu envers soi-même doit prendre sa source dans la conception suivante. L'homme réel n'est ni l'individu physique, ni la personne morale, ni même l'entité libre et volontaire à quoi les plus subtils philosophes assignent la première place dans le composé humain. L'homme, selon l'absolu, est quelque chose d'extrêmement haut, de surnaturellement grand. Une minime fraction de cette vaste lumière arrive seule à se faire jour sur l'écran de la stase de vie terrestre : c'est ce qui constitue le champ de la conscience.

- 29 Pour la commodité du langage, j'appellerai âme, l'homme éternel, idéal et absolu; j'appellerai esprit, l'homme très complexe qui développe ses activités dans le champ de la surconscience; enfin la portion de l'être que circonscrit le champ de la conscience se divisera tout naturellement en un foyer intellectuel, un foyer animique et un foyer physique. L'intellectuel évertue toutes les activités pensantes; l'animique rayonne tous les feux du désir, de la passion, du sentiment; le physique comporte toute la physiologie physico-chimique et fluidique.


- 30 Ceci posé, il faut concevoir que l'âme voyage à travers toutes les stases de la vie objective, en se vêtant, pour chacune d'elles, d'organismes qu'elle leur emprunte. Son arrivée dans une place du monde est une naissance; son départ y est une mort. Par suite, au point de vue de l'Absolu, l'âme détient seule la réalité permanente; mais, au point de vue des relatifs, chacun des modes d'existence qu'elle traverse est une réalité temporaire.


- 31 De là, et pour nous borner à cette vie terrestre, se déduisent deux conclusions. La première, c'est que rien de nous n'appartient en propre au moi actuel : le corps, la sensibilité, les fluides, les affections, les facultés psychiques, intellectuelles et morales, ne sont que des instruments de travail prêtés par la Nature, pour une certaine période, dans un certain but. Nous sommes des intendants, des gérants, des commissionnaires.


- 32 La seconde conclusion, c'est que l'existence présente n'est pas illusoire, ni insignifiante. Elle est réelle, elle est grave, elle est pleine à éclater de semences vitales, qui n'attendent pour jaillir dans le champ du cosmos que la chaleur de notre bon vouloir. Elle attend dans l'angoisse notre collaboration; nous sommes son Dieu, son sauveur, son messie; elle nous aime, elle nous vénère; elle nous prie, nous pouvons lui procurer sa béatitude.


- 33 Ainsi nous devons en premier lieu à notre corps la nourriture, le vêtement, l'abri, le sommeil, l'hygiène. Ce n'est pas le cas d'entrer ici dans le détail de ces devoirs; on a beaucoup écrit là-dessus ces dernières années; et la médecine préventive a été l'objet d'abondantes et d'ingénieuses vulgarisations. Il suffit de savoir qu'il faut rendre notre corps sain, robuste et beau, afin que l'idéal intérieur soit bien accueilli de nos frères : habillons-le d'un vêtement aimable et noble, que l'attitude et les traits soient le miroir véridique de la grandesse de nos sentiments, de l'élévation de nos pensers. " La beauté du corps, dit Marsile Ficin, ne consiste pas dans l'ombre matérielle, mais dans la lumière de la forme; non dans la masse ténébreuse du corps, mais dans une lucide proportion, non dans la paresseuse lourdeur de cette chair, mais dans le nombre et la mesure ".


- 34 Écoutez un motif de Rossini, regardez une peinture de David; voici à côté un air analogue de Bach et une figure semblable de Giotto : les premiers sont jolis et corrects; les seconds nous émeuvent et nous transportent; ceux-là témoignent d'un métier parfait; ceux-ci portent la griffe sublime du génie. Ainsi l'externe obéit à l'interne; faites de même : que votre corps devienne beau à cause de votre beauté intérieure; mais que votre âme ne subisse point l'influence de votre corps. Tout, dans la Nature, croît du centre à la circonférence, du dedans au dehors : suivez cette loi, dans votre culture et dans vos travaux.


- 35 " Pour la conduite de la vie, dit Amiel, les habitudes font plus que les maximes, parce que l'habitude est une maxime vivante, devenue instinct et chair. Reformer ses maximes n'est rien, c'est changer le titre du livre. Prendre de nouvelles habitudes, c'est tout, car c'est atteindre la vie dans sa substance.

La vie n'est qu'un tissu d'habitudes ".

Si je cite souvent cet écrivain, c'est que son modernisme rend sa pensée plus proche de la nôtre et plus compréhensible. La Nature, - ou Dieu, - nous prépare toujours à portée de notre main, tout ce qui nous est nécessaire. L'homme le plus isolé, le plus pauvre, le plus ignorant, trouve à côté de lui, dans sa solitude, l'aide morale dont il a besoin, comme il lui arrive pour sa nourriture matérielle. Mais il est nécessaire de chercher.


- 36 Le travail est la condition sine qua non, non seulement de notre progrès, mais de notre existence même. Reconnaissons la valeur inestimable du temps que la Nature nous accorde.

Il ne s'agit pas de s'impatienter, de s'énerver, de perdre la tête. Ayons de la présence d'esprit, c'est-à-dire une perpétuelle possession de nous-mêmes dans le calme de la prévoyance, la rapidité du jugement et l'énergie de la décision. En effet, cet art suppose une longue expérience préalable. Il faut avoir appris à connaître les choses, les besoins, les événements, les hommes; il faut sentir l'essentiel; il faut avoir de l'ordre dans les idées comme dans les actes; il faut savoir finir un travail avant d'en commencer un autre. Chaque jour est un oeuvre complet; c'est dans ce sens que Jésus dit : " A chaque jour suffit sa peine ", et que la sagesse païenne ajoute : " Hâte-toi lentement ".

- 37 On ne se repose pas dans une immobilité absolue, mais dans l'alternance des occupations. Une flânerie, une rêverie, ces récréations de la pensée, sont encore des travaux sains, si on ne se les permet pas trop souvent; il faut laisser des fenêtres ouvertes.

Ce n'est pas tant une analyse constante, minutieuse, approfondie, qui nous perfectionne, que l'effort pratique vers le devoir quotidien. Employer trop de soins à la critique de soi-même fait oublier les besoins des autres et empêche d'agir. Etre consciencieux augmente l'énergie; avoir la maladie du scrupule anémie la volonté.

De plus, il faut se rappeler de temps en temps, que l'enfant ne marche pas à la suite d'un cours de mécanique et d'anatomie; c'est l'expérience qui le guide. Or, nous ne pouvons jamais raisonner que sur le connu; l'inconnu échappe à notre examen mental; pour renouveler notre provision de concepts, d'idées, d'opinions, il est donc indispensable de ne pas nous construire de barrières et d'accueillir l'inconnu, l'improbable, l'inouï. C'est cette liberté intérieure qui assure la paix aux incubations de l'inconscient. Tout est possible; soyons hospitaliers, ouvrons toutes les chambres de notre esprit.


- 38 La tentation est en nous par le fait même que nous existons; elle y travaille par une fermentation analogue aux fermentations microbiennes; le commencement du mal, aussi bien psychique que physique, est presque imperceptible; c'est pour cela que les moralistes se montrent si méticuleux. Là encore, il faut que la résistance vienne du dedans, et que l'impavidité morale assure la stabilité physique. Nous sommes des créatures, et à cause de cela, notre perfection c'est l'équilibre. Tel est l'enseignement essentiel des sages de tous les temps et de toutes les races; si on nous dit qu'ils ont professé une autre doctrine, soyons certain que c'est une opinion fausse d'un commentateur trop hâtif. Et si un excès nous paraît indispensable, veillons à le balancer par un autre de sens contraire; réalisons l'harmonie dans chacun de nos principes et dans les relations réciproques de ces principes. C'est le meilleur moyen de ne pas donner prise aux ennemis visibles et invisibles.


- 39 Sachons que toute pratique est précédée d'une théorie; que tout acte procède d'une pensée; que toute réalisation jaillit d'une contemplation. Si l'on contemple, l'esprit cherche et s'inquiète, mais le corps est dans le calme; si l'on réalise, le corps se passionne, mais l'esprit reste serein. Telle est la balance des activités dans le champ de la conscience mentale. Si l'on va plus profondément en soi, c'est une nouvelle vibration qui s'inaugure : le mental et le physique sont alors deux bielles qui travaillent alternativement, mais sans relâche; cependant qu'au fond de l'être, la source d'énergie demeure calme, immobile, sereine; c'est la paix du coeur.

Voilà l'attitude qu'il faut prendre pour ne rien perdre de la conversation de l'Idéal et pour réaliser avec force les fruits de ce mystérieux colloque.


- 40 Si ingénieuses que soient les théories psychologiques connues, sachons que toutes ne sont que des classifications, c'est-à-dire des analyses à un point de vue particulier. La science vraie de l'homme verra autre chose; ces strates que l'analyse sépare ont, comme les couches géologiques, des pénétrations, des causes et des prolongements inconnaissables à l'intellect, et que l'inspiration seule peut découvrir. Là donc encore, la clavicule, l'arcane, le mot de passe et le signe de reconnaissance, c'est la nudité du coeur pur, qui force les choses à se dévoiler. En d'autres termes, tous nos devoirs envers nous-mêmes se résument de la sorte : travailler pour l'idéal, soigner nos organes et nos puissances, de façon à ce qu'ils rendent le meilleur travail et le plus utile.