LA PÉNITENCE


Le Précurseur, ange du repentir et de la pénitence, est le héros de ces tragédies secrètes, de ces cataclysmes intimes qui, dans l'être des convertis, dévastent tout, emportent tout, laissant à nu le roc de l'égoïsme, de l'orgueil, de l'amour-propre; et ce roc est-il encore brisé par les explosifs du remords et de la contrition totale.

Il y a deux régimes de pénitence auxquels nous pouvons être soumis : la pénitence que nous nous imposons nous-mêmes d'après les remords qu'un rayon subtil de la pitié divine allume dans notre coeur; et la pénitence plus dure que le Ciel nous impose pour purifier les plus secrets replis de notre personne morale. Ainsi Jean prêchait la repentance aux foules, se réservant de pratiquer par devers lui des austérités impitoyables.

Se rendre compte du mal que l'on commet paraît bien difficile à notre nature et l'indispose; l'insensibilité se combine ici avec l'aveuglement, et l'orgueil avec la faiblesse.

Il y a une acclimatation de la conscience au mal; il y a, dans le mal, une force de corruption qui rend, à mesure qu'on tergiverse, le retour à la santé spirituelle de plus en plus ardu. Il est très rare qu'on veuille délibérément être mauvais, mais il est très fréquent qu'on ne veuille pas être meilleur. On ne se représente pas ce qu'est la rédemption, ce que fut la descente du Verbe, ni l'universalité, ni l'individualité de ses effets.

Nous, qui répugnons tant à nous priver du moindre confort, imaginons ce que furent les infinis dépouillements, les amoindrissements innombrables que le Verbe S'imposa le long de Son immense voyage jusqu'ici. Quel génie assez vaste pourrait concevoir une telle suite de sacrifices ? Et, parvenu sur la Terre, Jésus-Christ ne travaille ni ne souffre seulement pour l'ensemble confus de Ses contemporains, ou pour la foule des générations futures; Il souffre encore pour chaque individu, pour l'un, pour l'autre, pour moi personnellement; chacun de nous est visé par l'une des douleurs christiques; chacune de nos méchancetés, Jésus l'a vue et a fait quelque chose pour qu'un bien en sorte. Et chacun de nos sentiments ou de nos actes, chacune de nos pensées ou de nos volontés peut être, à notre choix, une meurtrissure nouvelle pour Lui, ou bien une collaboration à Son oeuvre universelle.

Nous devons donc entretenir le regret de nos fautes, non pas à cause des conséquences pénibles qu'elles peuvent avoir pour nous, mais parce qu'elles font du mal aux autres et qu'elles font souffrir notre Sauveur et Ami, dans Son corps spirituel, dans Son coeur qui nous aime infiniment.

Nous devons enfin nous repentir, et par la tête et par le coeur, par des motifs de raison et par des motifs de sentiment.
Ainsi, quant aux premiers, toute faute est une désobéissance. Désobéir, cela signifie ou que l'on se croit plus sage que Dieu, ou que l'on ne sait pas se gouverner. Cela signifie qu'on dérange volontairement les desseins de Dieu; on les restreint; on se met hors de leur influence. De plus, on se diminue soi-même, on s'affaiblit de toutes manières, tôt ou tard, puisque l'on introduit ainsi en soi des germes de corruption; et notre rayonnement sur les autres s'en trouve obscurci.

Après le repentir vient l'expiation; soit celle que nous nous imposons nous-mêmes, en inventant les moyens de réparer le mal que nous avons fait à autrui ou en nous soumettant à une discipline rigoureuse pour vaincre nos défauts, soit celle que Dieu nous impose, par les peines et les épreuves matérielles, maladies, revers, persécutions, ou par les épreuves intérieures : tristesses, aridités, nuits et tentations.

Voici maintenant ce que l'on peut connaître théoriquement du régime intérieur de la pénitence. Plus subtil que le premier, il demande d'abord de la ferveur. Le disciple doit être dévoré du désir de Dieu; il faut qu'il brûle; l'ardeur de son amour seule fera de lui un vrai disciple, en le rendant capable, par le nombre et l'intensité de ses souffrances, de parcourir en quelques années le chemin que les tièdes mettent des siècles à effectuer. Je dis des siècles parce que, soit que l'on accepte la théorie des renaissances, soit qu'on s'en tienne à la théorie du purgatoire, et bien que le temps ne soit pas le même sur d'autres mondes et sur cette terre, la purification du coeur est un travail infiniment complexe.

Pour que les épreuves matérielles portent tout leur fruit, il suffit de les subir, mais avec résignation, mais avec calme, et, si l'on peut, avec joie. Les " soldats du Christ " sont les disciples d'élite qui, non contents de supporter ce qui arrive, demandent un peu plus que leurs forces de souffrances, de façon à dépasser le possible. Ce sont ceux qui, non contents de souffrir pour eux-mêmes, demandent à souffrir à la place de tels de leurs frères qu'il plaira au Christ de soulager. Le coeur de ces êtres est une flamme éclatante et incandescente. Que tout notre désir soit de leur ressembler !

Les épreuves intérieures nous arrivent, comme les précédentes, indépendamment de notre volonté; c'est Dieu qui nous les envoie; elles consistent en divers dégoûts et empêchements de s'unir à Dieu par la prière ou le travail moral. Ainsi, les distractions involontaires, les scrupules, l'impuissance apparente à aimer Dieu, à faire du bien aux autres; la tristesse, le découragement par la vue du mal qui est en nous; l'amertume de se sentir isolé; le doute, soit au sujet des phénomènes de notre vie intérieure, soit au sujet de notre salut, soit même au sujet des vérités premières, comme l'existence de Dieu ou Sa bonté; la certitude d'être perdu; le désir douloureux de Dieu; une antipathie involontaire pour Dieu. En outre, les différentes tentations que Dieu permet à l'Adversaire de nous présenter.

Ces peines constituent le glorieux apanage des violents. Que j'aille mon petit train, me disant que j'ai tout l'avenir devant moi, que la patience divine arrangera les choses, que ce que je ne fais pas maintenant, je le ferai plus tard, ou qu'un autre peut-être le fera pour moi, que mes gestes ont bien peu d'importance, que je suis fatigué, que d'autres travaillent encore moins que moi : tout cela, c'est la tiédeur, c'est la mollesse. La violence, c'est de comprendre que seule la minute présente nous appartient, que d'elle dépend tout notre avenir; que le temps perdu ne se regagne jamais; qu'il est lâche de laisser faire son travail à d'autres; que nos moindres gestes, si nous y insérons le souci de Dieu, Dieu leur donne le plus grand prix; que seules, la nature et la chair sont paresseuses, mais que la volonté, l'élan de l'amour pur ne sentent jamais la fatigue; que personne d'autre ne peut accomplir exactement le travail qui m'incombe; qu'aucune considération enfin n'existe devant la plus légère chance de diminuer la douleur du monde et la fatigue de Jésus. La violence, c'est réaliser en faits toutes ces notions

La tentation repoussée, si basse soit-elle, ne salit pas le coeur; la salissure ne commence qu'avec l'acceptation. Dieu, d'ailleurs, ne permet au Diable de nous tourmenter que lorsque nous sommes assez forts pour nous défendre.

Quant à ces terribles états d'âme, énumérés un peu plus haut, regardons-les au point de vue du Ciel. Nous verrons alors clairement les caractères du vrai disciple. De même que les grandes intelligences sont modestes, de même qu'il semble aux héros de la charité ne faire pour le prochain que de toutes petites choses, l'amour du Christ et les autres vertus sont si profondément incorporés à la personne morale du vrai disciple, qu'il lui semble en être presque dépourvu. Ici encore les extrêmes se touchent, et le saint ignore sa beauté comme le criminel instinctif ignore sa laideur. Quand les brouillards glacés de la nuit mystique descendront sur vous, sachez donc qu'on aime Dieu par le seul fait qu'on veut L'aimer, pourvu qu'on affirme ce vouloir au moyen des oeuvres; et l'angoisse de ne pas sentir qu'on L'aime est l'amour le plus vrai.

Tenons-nous pour très heureux si la vue de nos défauts nous cause autant de malaise qu'autrefois la vue des défauts du prochain. Soyons heureux quand les joies de l'amitié nous sont interdites, quand des obstacles insurmontables font échouer nos projets, quand nous piétinons sur place, quand toute la vie terrestre, toute la science et tout l'art, que nous avons chéris, nous deviennent insipides. Rassemblons tout notre calme quand arrivent le doute, le découragement, le désespoir, quand notre esprit devient incapable d'attention ou de suite. C'est que Dieu nous veut tout à fait humbles, tout à fait à Lui, n'attendant que de Lui la joie profonde et paisible, la science, la force et la confiance.
Si les scrupules vous assaillent, faites-vous tout petits, et comprenez que Dieu est bon, plus encore qu'Il n'est juste, et que, si on se trompe avec une bonne intention, Il ne nous tiendra pas compte de notre erreur. Si tout perd sa saveur, même la bienfaisance, même la prière, même vos sacrifices, faites-vous encore tout petits, et continuez quand même à faire le bien, à vous priver, à prier, seriez-vous absolument convaincus que cela ne sert à rien.

Quant à l'obsession et à la possession diaboliques, ce ne sont pas des épreuves plus graves que les autres, au contraire; elles paraissent plus graves, mais il n'en est rien; et elles sont toujours entrecoupées par les secours les plus rares et les plus forts.

Résumons, si vous le voulez bien, ces observations sur lesquelles des centaines de volumes ont été écrits. Je ne vous en donne que l'essentiel, et encore aurai-je peut-être été prolixe.

Voici un disciple quelconque. Il s'essaie à la charité pratique, à la prière et à la lutte contre ses défauts; il est dans ce que les théologiens nomment la vie purgative. Dieu lui envoie de temps à autre des secours, exauce telles de ses demandes; il est dans la moyenne des chrétiens.

Si ce disciple intensifie son effort, voici que, tout à coup, dans le désir habituel qui le tire en haut vers Dieu entre une sensation d'aridité, d'amertume, de distractions passagères, mais tout cela pénétré de ce désir anxieux de la présence divine; en même temps, il sent que les goûts qui le portaient à tels travaux de corps ou d'esprit, les attraits que les buts humains de l'existence avaient pour lui s'effritent et tombent. Saint Jean de la Croix appelle cette période la pre-mière nuit. Il faut se tenir calme et attendre, sans négliger aucun devoir.

Quand elle cesse, on se trouve, sans avoir rien fait exprès, pourvu du sentiment net de la présence divine, mais avec des variations de durée et d'intensité. Suivant la tenue intérieure du sujet, l'union s'arrête là, ou bien elle s'approfondit. Dans ce dernier cas, le disciple passe par les purifications intérieures dont nous avons parlé plus haut, qui sont la deuxième nuit de saint Jean de la Croix; l'union divine se développe et peut arriver jusqu'à l'extase; les communications avec le monde sensible deviennent plus ou moins intermittentes.

Avant l'extase, toutefois, se produisent d'autres phénomènes connus dans la terminologie catholique sous les noms de ligature des puissances, blessures, stigmates, rapts, ravissements, visions, révélations, thaumaturgies, etc. Quelle que soit la forme du phénomène, il s'agit toujours d'une prise de possession de la personne du mystique par un rayon divin. Cette prise affecte la motricité, un ou plusieurs sens, une ou plusieurs facultés mentales ou psychiques, il n'importe, ses caractères demeurent toujours : l'impossibilité du disciple de se mettre soi-même dans cet état, le plus ou moins d'incompréhensibilité du phénomène, l'effacement de l'imagination et des facultés intellectuelles, et donc peu de travail volontaire; le coeur se borne à se tenir attaché à Dieu; enfin, les résultats sont toujours un accroissement de l'amour de Dieu et du prochain et du désir de la perfection.

Enfin peut survenir, après le régime des extases, la troisième nuit, nommée encore union transformante, septième demeure ou mariage spirituel. C'est la dernière étape; si l'on y parvient, c'est par mille transitions insensibles, et elle confère des privilèges étonnants. L'union consciente avec Dieu y persiste même au milieu des travaux profanes, comme si le disciple était dédoublé; il en résulte une espèce de déification de son être mental et psychique provenant de cette conversation ou plutôt de cette compagnie permanente avec Dieu.

Toutefois, on ne voit pas Dieu, mais on sait, on sent, on a la certitude de Sa présence, et l'on comprend ce qu'Il dit sans aucune audition. Le disciple n'est pas perdu en Dieu, comme la goutte d'eau retournant à l'océan, ainsi que prétendent les Yogis. Il est enté sur le Cep éternel; le sauvageon vit de la vie du Cep, mais il n'est pas le Cep.

Je m'arrête. En réalité, les étapes de l'union mystique ne sont pas des plates-formes où l'on accède par bonds; tout se passe par gradations dont la suite et la nature varient avec chaque disciple, car chaque disciple est un monde à part. Cette voie est extrêmement difficile et délicate, pleine de risques et d'embûches; il lui faut la solitude conventuelle. Aussi le Père nous ouvre-t-Il, à nous laïcs, qui ne sommes même pas libres de suivre un régime alimentaire, d'autres voies qui mènent au même but, et peut-être plus haut encore.

Comprenons-le bien : Dieu a voulu, pour une certaine partie de l'humanité, un ensemble de connaissances et de pratiques religieuses qui constituent l'admirable organisme de l'Église : théologie, liturgie, ascétisme, mystique en forment les fonctions, liées ensemble et dépendantes les unes des autres. Mais, de même qu'il peut exister une théologie aussi vraie que le thomisme, mais différente, il peut exister une liturgie, une ascétique, une mystique autres que celles du catholicisme et tout aussi bonnes. L'Évangile contient les unes et les autres.