L'ÉVANGILE ET L'INTELLIGENCE


L'un des reproches les plus fréquents que l'anticléricalisme adresse à l'Évangile, c'est la soi-disant condamnation que porte ce dernier contre l'intelligence, contre l'énergie, contre la réussite matérielle.

Je vous crois maintenant convaincus que, bien loin d'être une doctrine de paresseuse abdication, l'Évangile prêche au contraire l'énergie la plus persévérante et la plus haute, tant pour notre vie morale que pour notre vie de charité.

Pas davantage l'Évangile ne condamne les initiatives du travailleur, en quelque ordre que ce soit; bien au contraire, puisque le Maître adresse des réprimandes au commis pusillanime qui a enfoui son talent, et des éloges au commis actif qui, au contraire, a fait fructifier le sien.

Pas davantage encore l'Évangile ne condamne le savoir, ni les labeurs féconds du philosophe ou de l'artiste.

Ce qu'il condamne, c'est l'usage que font les hommes des fruits de leurs travaux. Les trésors qu'ils accumulent, au lieu de n'en garder que le nécessaire et d'en répandre le superflu, voilà ce qui empêche les riches d'entrer dans le Royaume des Cieux. La fierté qu'engendre chez l'artiste une heureuse réalisation de ses premiers chefs-d'oeuvre l'hypnotise, lui cache les renouvellements possibles de son génie et lui barre la route de l'éternelle beauté; il se condamne lui-même à l'ornière où son tempérament l'entraîne et, si rare que soit la qualité de celui-ci, l'ornière reste malgré tout une ornière. Si l'artiste était humble, s'il avait conscience que ses dons ne lui confèrent aucun mérite et que ses fatigues, étant tout simplement la mise en valeur du " talent " qui lui a été confié, ne constituent que son devoir normal, les murs qui arrêtent en lui la descente de l'inspiration divine s'abattraient, et il pourrait nous peindre non plus les beautés des sens, de la Nature, ou de la passion, mais les beautés parfaites et pures de l'Esprit.

Vous comprendrez que la même humble ouverture d'âme, la même déférente aspiration en face des mystères de la connaissance totale renouvelleraient aussi l'intelligence des hommes de laboratoire, des penseurs, et délieraient leur intuition.

En étudiant la vie des grands réalisateurs, chefs de peuples ou chefs d'industries, vous verriez que les causes de leurs triomphes ou de leurs échecs se réduisent en somme ou à l'acuité de leur vision, ou à leur aveuglement. Et que celle-là fut entretenue par le juste sentiment de la faiblesse humaine, au lieu que celui-ci fut la conséquence d'un orgueil inintelligent.

Lorsque donc l'Évangile glorifie les pauvres, les ignorants, les souffrants et ceux qui exercent des professions décriées, ce n'est point là une rhétorique révolutionnaire. C'est d'abord que la faiblesse et la douleur, quels qu'en soient les formes et les motifs, et bien que trop souvent nous en soyons nous-mêmes les fauteurs, émeuvent la tendresse du Père, la compassion du Fils et appellent l'Esprit. C'est que le coeur du pauvre n'est pas écrasé par un coffre-fort; que le coeur de l'ignorant ne se pétrifie pas selon un système quelconque, tenu pour définitif et cependant toujours provisoire; c'est que le coeur qui souffre se dématérialise et se déprend des prestiges d'ici-bas; c'est que celui sur lequel tombent les mépris des gens " honorables ", du fond de sa morne misère pousse les soupirs d'une invincible espérance.

Le dessein de Dieu envers notre race, c'est, autant qu'on puisse le discerner, de la conduire tout entière, au moyen de la connaissance vivante, à un pouvoir de béatitude plus vaste que celui dont elle jouissait lorsqu'elle appartenait encore aux hiérarchies angéliques. Nous vivions alors dans l'éternel, dans l'infini, dans le parfait, dans l'absolu. Mais je puis me permettre de dire ceci à une époque où tous les paradoxes sont acceptés - mais cet absolu n'est pas un monde uniforme. Les sages orientaux et nos mathématiciens se trompent quand ils considèrent Parabrahm ou les grandeurs infinies comme des états fixes ou des quantités immobiles. " Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ". La maison de notre Père n'est pas la Nature; celle-ci forme le domaine autour du Palais qu'habite le Seigneur. Oui, dans l'éternité se meuvent d'incessantes éternités; dans l'Infini s'enchevêtrent des espaces sans mesures; dans la Perfection resplendissent des perfections innombrables, diverses, et toutes complètes; dans la Béatitude sans limites de l'Amour chantent d'éternelles béatitudes toutes parfaites et toujours grandissantes.

Le Père lance à poignées, dans les sillons de la Nature, les graines de Lumière que nous sommes essentiellement. Toutes ces graines diffèrent; elles peuvent se ressembler, mais aucune n'est identique à aucune. Et nous tombons dans ce champ d'une effrayante immensité, où chaque motte de terre est un système de mondes et chaque sillon une nébuleuse. Puis vient l'obscur travail de la germination.

Or le Semeur commence par un bout du champ et finit par l'autre. Le Moissonneur entrera par un bout du champ et terminera par l'autre. Chaque âme reçoit donc une destinée particulière, plus ou moins longue, plus ou moins ardue, pour l'accomplissement de laquelle elle reçoit de la Nature, sur l'ordre de Dieu, les forces et les facultés nécessaires.

Ainsi, tout ce qu'il y a d'utile et de bienfaisant en nous, c'est un prêt, et notre seul mérite consiste à le faire fructifier. Tout ce qu'il y a de nuisible et de malfaisant en nous, c'est un réactif, et notre démérite n'est point de nous connaître méchants, mais de consentir au mal séducteur.

Ainsi, les âmes que le Père destine à conduire quelque troupeau, Il les pourvoit de vertus plus actives : physiques, sociales, animiques, intellectuelles, volontaires, spirituelles; mais ce traitement de faveur constitue pour ces âmes choisies leur épreuve redoutable parce qu'il implique un voyage plus long, des expériences plus nombreuses, et parce qu'il leur donne la tentation constante de croire à leur force, à leur intelligence, à leur importance, de croire en elles-mêmes, de se remplir d'elles-mêmes. Or, quand la créature devient pleine de soi, l'Incréé ne descend plus en elle; il n'y trouve aucune place.
Alors le Père ne peut plus, si j'ose dire, employer cette créature, congestionnée par l'orgueil, à l'office pour lequel Il l'avait armée; Il l'abandonne à elle-même, à la fatalité qu'elle se façonne de ses propres mains, aux dieux impitoyables, aux agents du talion, jusqu'à ce qu'elle reconnaisse sa faute et s'humilie. Mais, dans l'intervalle, Il donne la fonction de cette servante à quelque autre âme, pauvre et dénudée, mais où Il remplace les vertus et les facultés naturelles, absentes, par un don de Sa grâce surnaturelle.

Voilà ce qui se produit généralement; mais les exceptions existent. Il y a un peuple, depuis Jésus, qui n'a pas failli au mandat divin; il y a quelques disciples, au moins un par siècle, qui ont rempli le leur. Toutefois, peuple et disciples fidèles sont inconnus et doivent demeurer inconnus.

Vous voyez comment Israël, par exemple, primitivement choisi pour devenir le porte-parole universel du Rédempteur, s'est fait destituer de ce privilège par son endurcissement; tandis que des populations païennes, mais humbles et repentantes, furent les propagatrices du christianisme. Ainsi le Seigneur renverse les forts, élève les faibles, met les premiers à la dernière place, les derniers au premier rang. Voilà pourquoi Il cache Ses secrets aux sages et les révèle aux ignorants. Voilà comment les Pharisiens et les docteurs rejettent le dessein de Dieu à leur égard.

En ce qui concerne votre vie intérieure personnelle, vous savez assez quelles petites choses nous sommes, et que, malgré notre néant, nous devons nous donner tout entiers à nos professions, à nos machines, à nos champs, à nos livres, à ceux qui ont besoin de nous.

Mais, si vous êtes parvenus à ce bel équilibre de l'énergie invincible et du paisible détachement, la foule à laquelle nous appartenons est loin encore de cette harmonie. La race blanche a surtout connu jusqu'ici l'ardeur des découvertes, des conquêtes et des initiatives; elle a pénétré partout, elle a su tout s'asservir : peuples lointains, forces inconnues, secrets de la matière, arcanes de la pensée. Elle ne s'est plus souvenue de la promesse de son Christ : " Cherche d'abord le royaume de Dieu, et toute chose te sera donnée par surcroît ". Si elle n'avait cherché que cela, elle aurait reçu la maîtrise de forces, la connaissance de secrets, la compréhension de mystères qu'elle ignore aujourd'hui totalement.

L'ennemi du Christ a bien vu cette erreur. Voici un demi-siècle qu'il l'aggrave. Il mobilise l'âme de l'Asie, parée d'attraits prestigieux, enveloppée de parfums, vêtue de splendeurs artificielles plus fascinantes que la nudité de ses idéologies. Les peuples slaves, germains, anglo-saxons se laissent prendre à ces charmes auréolés de douceur, de tolérance et de sérénité. L'esprit traditionaliste et critique des Latins les immunise quelque peu. Mais, veillons. Ce fameux péril jaune, dont sourient la plupart des hommes d'État, peut-être viendra-t-il de l'Asie tout entière, peut-être nous prendra-t-il par les sentiments, par l'esthétique, par la philosophie, par la psychologie, avant de nous noyer dans le sang des plus gigantesques batailles.

Tenons nos coeurs étroitement attachés aux maximes du Christ.