LES ÉPAVES


En matière de morale religieuse, les fidèles ont une tendance tenace à se croire souillés par les contacts externes; les livres de Moïse, de Manou, des Zoroastres ont affermi cette erreur par la multiplicité de leurs prescriptions rituelles. Sans doute, de même qu'un air impur vicie notre sang, l'approche du criminel, l'usage de tels aliments, la fréquentation de tels lieux vicient notre double et disposent notre psychisme à des fautes; les maladies psychiques peuvent naître de voisinages psychiques, comme un lépreux ou un marécage peuvent cau-ser des maladies physiques. Mais ceci, c'est l'horizon de la Nature. L'instinct de haïr n'est pas un péché, c'est de le suivre qui constitue le péché; le cancer n'est pas un péché, mais la révolte du malade en serait un. Du point de vue de Dieu, le péché n'est que notre consentement à telle sollicitation mauvaise, qu'elle vienne de notre moi ou du non-moi; il naît dans notre centre le plus intime, dans notre libre arbitre.

Les moralistes d'aujourd'hui écoutent les médecins et les psychiatres. Selon ces savants, toute infraction à la morale provient d'une seule cause : un déséquilibre physiologique. Cela n'est pas exact. Voici un être humain dont la route spirituelle doit rencontrer le démon du meurtre. Le pourquoi de cette rencontre, ne le recherchons pas, car à nous autres, qui sommes convaincus de la justice du Père et de Sa bonté, il suffit de savoir que chacun doit subir, avant de rentrer au Ciel, les épreuves de toutes les tentations. Si cet être humain, destiné à rencontrer le meurtre, ne portait pas en lui la possibilité de devenir un assassin, l'épreuve n'aurait pas de prise sur lui, elle serait inopérante. Il ne fera donc, le sentiment de la justice immanente nous l'indique, il ne fera cette rencontre que s'il existe en lui une tare morale, donc une tare psychique, donc une tare physiologique, grâce auxquelles le démon du meurtre pourra s'accrocher à lui. Le déséquilibre morbide du criminel ou du vicieux est un effet, non pas une cause. Il n'y a qu'à étudier les portraits authentiques des saints; on y retrouve souvent tels de ces stigmates où nos médecins légistes voient la diminution de la responsabilité de leurs clients; mais le criminel s'est laissé vaincre par son instinct; le saint en a triomphé et a transformé en vertu son vice natif.

Ainsi donc, comme le pensait le Pharisien, les êtres ordinaires se laissent effectivement souiller par l'impur externe, parce qu'ils ne luttent pas contre l'attrait intérieur que cette impureté extérieure provoque. Mais les êtres extraordinaires, les prophètes, eux, ils ne sont pas souillés; au contraire, ils purifient, parce qu'ils sont devenus impeccables. Ils se sont rendus maîtres de tous leurs organismes physiques, psychiques et mentaux. Les hommes ordinaires se nourrissent de pain, de viande, d'herbes, ou de sensations, ou de sentiments, ou d'idées; tout cela, c'est de l'externe. Les autres ne s'alimentent que d'interne, des seules essences réellement internes : celles de l'Esprit pur. Le serviteur parfait du Père peut, même avant d'avoir reçu sa liberté complète, être nourri dans son corps physique par l'Esprit, comme il l'est dans ses organes invisibles. La vie mystique, en effet, ne se limite pas à nos régions supérieures; elle tend à nous envahir en entier, et le Ciel n'est pas seulement au delà, Il est encore ici même, Il est encore en deçà; la volonté de Dieu doit s'accomplir aussi sur toutes les terres, jusqu'à celle dont notre corps est construit; le règne de Dieu doit s'établir sur les planètes, comme dans les états sociaux, comme dans nos personnes charnelles.

Permettez-moi d'insister sur cette genèse du péché. Notre être ne contient pas tout; l'homme et l'univers sont les deux moitiés de ce tout; nous ne percevons, nous ne concevons que les choses dont nous possédons en nous-mêmes la contre-partie. L'enfant dans le cerveau duquel les quelques milliers de cellules où se localisent les idées mathématiques sont en nombre réduit ne comprendra rien à l'algèbre; le même fait laisse tel spectateur très calme et transporte de fureur un autre témoin; c'est que celui-ci porte dans son esprit le germe de la colère, et que ce germe est en léthargie chez celui-là; de même pour tous les états d'âme, tous les désirs, toutes les sciences, tous les arts. Ce qui constitue donc la bonté ou la méchanceté d'un acte, c'est mon consentement à la sollicitation venue de l'extérieur, ou provoquée en moi par une circonstance quelconque. Fréquenter un saint ne me rend pas saint; cela me dispose à choisir la sainteté si le germe s'en trouve déjà levé en moi. Pour devenir saint à mon tour, je dois consentir, je dois vouloir. Fréquenter un criminel ne me rend pas criminel; cela m'incline vers le mal; mais, pour devenir à mon tour criminel, il faut que j'y consente, il faut que je le veuille; ou, trop souvent, hélas ! il suffit que je me laisse aller, car les germes mauvais sont encore en moi plus développés que les bons.
Ainsi, la courtisane ne pouvait pas souiller le Maître; et, à Son tour, le Maître ne pouvait pas en repousser l'émouvant repentir.

Quel enseignement tirerons-nous de cet accueil ? Examinons-en les circonstances.

On peut, en effet, répartir les exemples que nous donne le Christ en deux catégories : dans la première, tout ce qu'Il nous propose de reproduire, selon nos forces et sous la condition d'une entière sincérité; dans la seconde, tout ce que Lui seul possède le pouvoir et le droit d'exécuter, et que nous ne pourrons faire que lorsque nous aurons reçu le baptême de l'Esprit.

Mais, même pour les actes de la première catégorie, de certaines précautions doivent être prises, à cause de notre faiblesse, à cause de la facilité avec laquelle nous nous dupons nous-mêmes. Ainsi, plusieurs parmi les hommes de bonne volonté sont imprudents qui, voulant imiter Jésus, fréquentent les bas-fonds de l'enfer social dans le dessein de faire luire une espérance aux yeux éteints des désespérés, ou de raviver la notion morale dans la conscience engourdie des criminels ou des pervers. Certes, l'élan de ces convertisseurs est digne de louange; mais combien échouent dans ces généreuses tentatives, soit qu'ils aient présumé de leurs forces, soit que, croyant faire un geste fraternel, ils aient en réalité obéi à une convoitise obscure dont ils n'ont pas su démêler au profond d'eux-mêmes l'insidieuse sollicitation. Dans l'un comme dans l'autre cas, ils se trompent lourdement et sur eux-mêmes et sur le misérable qu'ils voulaient aider, car on ne sauve personne de force. Et le Destin n'a pas de pitié pour nos erreurs; le Ciel seul accorde Son indulgence.

Le philanthrope au zèle imprudent, qui se laisse entraîner par les milieux corrompus qu'il voulait assainir, la rigou-reuse loi de causalité l'oblige à endosser plus tard les consé-quences personnelles de son échec et, de plus, elle le tient pour responsable des chutes plus profondes, dont sa faiblesse aura été la cause, chez les malheureux qu'il n'a relevés du ruisseau que pour les y laisser retomber.

Mais ne penchons pas non plus vers un excès de prudence. Si le disciple avancé, le " soldat du Christ ", doit courir au-devant des luttes et des risques spirituels, tout chrétien a le devoir de ne se détourner d'aucune des épaves sociales qu'il rencontre sur sa route. Si le bon bourgeois se détourne du chemineau, il fait mal et il attire sur sa tête le destin de ce vagabond et les vices mêmes qui peut-être ont réduit ce frère à la mendicité. D'autres exemples viennent tout naturellement à l'esprit; inutile, n'est-ce pas ? de les énoncer.

Le " soldat du Christ ", lui, est un chrétien vieilli sous le harnais mystique; il a pas mal travaillé déjà, il possède une expérience, et Jésus, en le prenant à Son service, lui donne des armes. La bataille, c'est son affaire; il doit montrer du courage; et, pour lui, l'imprudence n'existe pas. Un tel homme ira donc au-devant des complications; il recherchera partout les désespérés, les négateurs, les vicieux, les ignorants, les révoltés, les inertes, pour les sortir de leurs marécages; et, s'il succombe dans les tentatives téméraires où l'entraîne son zèle, les anges le secourent, et Jésus reviendrait pour lui seul sur la terre plutôt que de le laisser se perdre.

Ne soyons pas surpris des latitudes que le Ciel nous ménage pour nos accomplissements; c'est qu'Il ne veut de nos services que si nous les Lui offrons d'un geste libre. Sans doute il y a un minimum qu'il nous faut fournir sous peine de reculer sur la route mystique; ce sera, pour le cas qui nous occupe aujourd'hui, ne jamais refuser de tendre la main aux rebuts de la société lorsqu'ils nous sollicitent. Quant au maximum, il est sans mesure, parce que l'amour fraternel et vrai trouve toujours quelque chose à donner, même quand on croirait qu'il a déjà tout offert. Mais le Ciel nous laisse maîtres de nos dévouements; le Christ ne considère pas Ses serviteurs comme des salariés; Il les élève à la dignité d'amis, parce qu'Il n'aime leurs services que s'ils Lui sont librement rendus, c'est-à-dire par amour. Aussi cette faveur sans prix qu'Il nous fait de nous admettre à cette incroyable parité : devenir Ses Amis, nous oblige infiniment. Si vous ne voyez dans le Christ que le Maître, si indulgent et si bon que vous Le sentiez, servez-Le en serviteurs; si vous voyez en Lui notre Dieu, votre Ami personnel et particulier, ne vous faudra-t-il pas, pour répondre à cet incompréhensible resserrement de Sa gloire immense, une offre de tout vous-mêmes de plus en plus vaste et profonde, une suite croissante de sacrifices qui jamais ne rassasieront votre amour, qui jamais ne combleront les désirs sans repos de votre charité ?

Notre devoir mystique est donc de tendre vers le plus. " A l'impossible nul n'est tenu ", dit le bon sens de la foule; nous autres, si nous sommes de ces serviteurs que Jésus comble en les appelant Ses Amis, c'est à l'impossible que nous sommes tenus. Voilà où nous devons tendre, et nous vivrons d'autant mieux cette vie paradoxale que nous deviendrons plus inti-mement humbles et plus complètement oublieux de nous-mêmes.