A LA COUR


   La semaine suivante, je retournai à Ménilmontant. Je trouvai Andréas au travail. Sur son établi était fixée la boule de fer du graveur et, l'échoppe à la main, il fignolait les rinceaux d . un petit gong, dans les volutes desquels s'encadraient des caractères hiératiques.

- C'est de la vieille écriture chinoise, me dit-il. en souriant; les messieurs qui se font imprimer chez Leroux seraient bien attrapés si on leur donnait ceci à déchiffrer.

Stella apparut reconduisant un visiteur, un grand et gros homme, bien habillé, avec des manières exquises. J'avais dû l'apercevoir dans les cercles officiels, mais on ne me présenta point.

Après m'être informé si Andréas avait du temps disponible, je réclamai la suite de l'histoire qu'il m'avait en quelque sorte promise. Il s'exécuta de fort bonne grâce. Il avait repris son air paterne, on n'aurait jamais cru être en présence du même homme qui semblait lire dans les coeurs, commander à la maladie et relever les courages affaiblis,

- Vous comprendrez, me dit-il, d'après ce que vous connaissez de la politique orientale, que beaucoup de raisons m'empêchent de vous donner le nom des pays et des personnages que je visitai pendant mon dernier voyage diplomatique. Ce n'est pas que je n'aie confiance, en vous, ajouta-t-il, mais tout ceci est cousu de secrets qui ne sont pas les miens, et que je ne puis donc dévoiler.

- Je vous comprends parfaitement, répondis-je, et vous m'avez accueilli avec trop de bonté, je vous dois déjà trop pour que je puisse jamais me formaliser de la réserve dans laquelle vous jugerez à propos de vous tenir vis-à-vis de moi.

- Ah ! continua-t-il, en s'arrêtant de ciseler, et en s'adressant à sa femme, ils furent bien tristes pour moi, ces jours passés dans les splendeurs successives de l'antique Orient et du moderne Occident. Je te savais là, tout près, amie. Tu n'ignorais pas mon voisinage; et pas une pauvre fois je n'ai pu briser ces chaînes d'apparat que m'enviaient cependant les milliers de pauvres hères accourus de toutes parts pour voir le mystérieux ambassadeur des mystérieuses montagnes. Moi-même, parmi les diplomates et les états-majors chamarrés, je reconnus plus d'un visage autrefois aperçu; personne, cependant, entre eux tous, ne m 'a jamais laissé voir sur sa physionomie que de la curiosité. J'avais dû bien changer. Toi-même, Stella, sans l'amour qui donne sa clairvoyance, aurais-tu retrouvé dans cet homme massif, dont les neiges, les vents et les soleils avaient ridé le visage et durci le regard, celui qu'on appelait autrefois -- et il rit doucement -- le bel Andréas ?

Sa femme s'était mise à genoux et lui embrassait ses maigres mains musculeuses. Il la releva sans effort, et continua son récit en la gardant contre lui. Ces effusions, qu'aucun couple de cet âge n'aurait pu se permettre sans ridicule, par la noblesse des attitudes, par la gravité des visages, par un je ne sais quoi d'inexprimable, faisaient naître seulement l'émotion pure d'un spectacle surhumain.

Andréas reprit d'une voix-calme:

- Or, tandis que j'assistais un soir à une fête, impassible comme il sied, et que ma pensée s'élançait vers toi, vers ta chère présence, dont cinquante heures de chemin de fer seulement me séparaient; tandis que je cherchais en vain une ruse qui pût pendant quelques jours, mettre en défaut la surveillance de mes subalternes, j'aperçus, aux côtés du monarque qui m'hébergeait, l'auguste visage de Théophane. Mes os frémirent; je conservai juste le sang-froid nécessaire pour saluer et répondre aux compliments. Un parent du roi me présentait sous un nom d'emprunt cet homme mystérieux en qui j'avais mis peu à peu toute ma confiance; car il passait alors, aux yeux de tous, pour moins noble que le très haut dignitaire tibétain que je paraissais être.

Nous échangeâmes quelques phrases officielles en anglais.

Il me dit avoir voyagé en Orient et s'être beaucoup intéressé à la sagesse de mes soi-disant compatriotes. Je le remerciai au nom de mes commettants et nous nous assîmes à la table royale. Ma fausse qualité de grand lama me fit placer à la gauche du souverain, tandis qu'en face de moi, Théophane s'asseyait à la droite de la reine. Tout en tenant mon rôle, rôle assez étrange, et des difficultés duquel je ne sortais qu'en les oubliant le plus possible, la certitude me fut donnée, plus fortement que jamais, de l'existence d'un Principe divin guidant l'homme pas à pas vers Lui-même, avec une sollicitude et une tendresse aussi grandes que si notre conduite pouvait influer en quelque sorte sur son essentielle immutabilité. Théophane me regardait cependant; et de ses yeux sortait une force, une atmosphère fluide, qui clarifiait mes intuitions confuses, coordonnait mes énergies éparses, et me faisait découvrir de la cime de l'esprit un nouvel et plus magnifique horizon.

Ne voyez pas, docteur, dans cette sorte d'extase intérieure, une fascination magnétique. Mes entraînements m'avaient dépouillé de toute passivité sous ce rapport; aucun oeil, aucune lumière n'aurait pu et ne pourrait encore faire baisser mon regard. Il y a en Théophane quelque chose qui échappe aux sens, aux raisonnements, aux recherches ; ce je ne sais quoi.... je ne puis l'expliquer, ajouta-t-il, après m'avoir jeté un coup d'oeil scrutateur. Je crois avoir parcouru tous les enfers et tous les paradis que les anciens sages de l'Orient ont pu découvrir depuis deux ou trois déluges; l'aspect d'aucun être, l'ambiance d'aucune force ne ressemblent à l'aspect, au rayonnement de celui qui devait, encore une fois, comme je vous l'ai déjà raconté, me sauver d'une mort inévitable.

Jamais je n'ai vu Théophane se servir de ces subterfuges que les aventuriers de la politique cosmopolite emploient avec tant d'art. Mais sa démarche, son attitude, le son de sa voix, son regard, son geste étaient de la plus extrême mobilité. Un moment, la tête inspirée d'un tribun, puis l'allure paterne d'un brave père de famille qui écoute les doléances de ses Petits enfants, puis le sourire irrésistible d'un dieu, puis l'acuité insoutenable du coup d'oeil. Avec des amis, la parole s'affirme, nette, frappée dans un bronze sonore; l'instant d'après, aux prises avec un demi-savant, ce sont des hésitations et des acquiescements polis. Sur le bord de la routé, il console avec compassion la pauvresse dont le mari s'attarde au cabaret; dans le palais, il prédit froidement au prince les malheurs qui vont l'accabler. Il résiste à des fatigues écrasantes, à l'insomnie, au fracas de problèmes insolubles, et il se plaint d'une migraine. Il ressuscite les morts, commande à la mer, à la terre, aux invisibles, et répète qu'il ne sait et ne peut rien. Disant ne jamais ouvrir un livre, mais sachant dans quelle pagode se trouve tel manuscrit, le coin de quelle montagne où pousse la plante rare; renseignant le laboureur, le soldat, le diplomate, le prêtre, le marin, le boutiquier, l'artiste, l'érudit; offrant à chacun le moyen d'apercevoir la lacune technique, la faiblesse de ses sens, le défaut de son goût, la pâleur de sa volonté. Sans morgue, mais je n'ai jamais vu personne familier avec lui; sans courtisanerie, donnant, à chacun les égards que demande l'étiquette, mais plusieurs des grands de la terre s'honorent de l'approcher. Enigme, en un mot, qui ne s'est laissé deviner en partie qu'à de bien rares oedipes.

- Vous connaissez, demandai-je, tandis que Stella s'occupait du déjeuner, ce que la légende raconte des Rose-Croix. Si j'ai bien compris, le point final de l'évolution de l'homme est le même; que le parfait soit nommé véritable Rose-Croix, adepte, ami de Dieu, saint, réintégré, il importe peu, n'est-ce pas ?

- En effet, répondit Andréas , les savants - il entendait les sectateurs de l'occultisme - les savants emploient des termes identiques pour désigner des états bien différents et aussi des termes différents pour désigner le même état. La Rose-Croix est une chose, la sainteté en est une autre, l'ami de Dieu est parvenu à un développement bien caractérisable, l'adepte, de même, et ainsi de suite. Mais à la limite tout s'unifie, pour se différencier de nouveau selon là volonté du Père, dans le Ciel. Seulement ce que j'appelle la limite, c'est si loin, si loin, que Gautama lui-même n'a pas franchi le centième de la distance qui nous en sépare.

- En ce cas, que doit-on, que dois-je faire, moi, si je veux arriver à l'état où vous êtes, à celui de Théophane ?...

- Mais, docteur, protesta Andréas avec vivacité, ne croyez pas que j'aie quelque chose de plus que les autres, je ne puis rien.

- Cependant, permettez-moi de vous le dire, vous n'êtes pas logique, cela éclate aux yeux que vous savez et que vous pouvez une infinité de choses où je ne puis atteindre.

- Je vous le répète, docteur, je ne suis rien de plus que tout le monde. Je suis même plus petit que bien d'autres.

Mais votre demande est un peu, comment dirai-je ? étroite; car, comment pouvez-vous juger par avance que vous possédez ce qu'il faut pour atteindre tel état, et non tel autre?

- C'est juste, convins-je. Mais que demanderai-je ?

Ici, Andréas échappa à mon importunité.

- Excusez-moi, il faut que je descende tirer du vin, répondit-il du même ton qu'il aurait pris pour parler des plus graves mystères. -- C'est à ce mélange constant des vulgarités de la vie matérielle et des sublimités de la vie spirituelle, se succédant sans se choquer. tant chez lui la simplicité était naturelle, que j'attribue l'espèce de charme que son souvenir exerce encore sur moi. Je considère cette simplesse comme le signe le plus probant de la réelle grandeur.

Quand il re monta, les bras chargés de bouteilles, il s'arrêta devant moi pour me déclarer presque violemment:

- Docteur, je ne connais qu'une chose : il faut demander à faire la volonté de Dieu, faire tout son possible, plus que son possible, et ne pas s'occuper du reste.