L'UNION DES SPIRITUALISTES

 




Quand je revins chez Andréas, le jeune ouvrier sellier était là qui s'enquérait des moyens propres à réaliser l'union, entre les écoles spiritualistes, dans ce fameux congrès dont on avait parlé récemment. Andréas essayait de mettre un peu de réalités dans les généreuses utopies de l'enthousiaste mystique.

- D'abord, disait-il, le spiritualisme moderne est encore à l'état d'ébauche. Son vocabulaire n'est même pas fixé; un terme technique revêt dans chaque école une signification différente; une même idée a reçu des noms divers; il faut toute une étude préalable pour s'y reconnaître.

- On pourrait peut-être publier un lexique?

- Oui, si tu trouves un spiritualiste assez autorisé pour que tout le monde accepte ses définitions. Sinon, ton lexique ne sera que le manifeste d'une école.

- Mais si l'on fixait d'abord une doctrine?

- Sors un peu de ta chambre, va faire quelques visites dans les groupes de spirites, de magnétiseurs, d'astrologues, d'occultistes, de théosophes; tu reviendras m'apporter les éléments de ton corps de doctrine! Cependant, ils se proclament tous tolérants. Mais leur tolérance consiste, pour chaque école, à démontrer que toutes les autres ne possèdent qu'une partie de la vérité, tandis qu'elle seule la détient totalement. Toutefois cette multiplicité de théories est naturelle, nécessaire et utile. La vérité a d'innombrables faces; et il faut les connaître toutes. Puis, l'unité ne jaillit que de la multiplicité, dans la Nature. Enfin, le choc des idées et des sentiments engendre seul la tolérance vraie.

- Alors, mon projet n'est pas viable ? demanda le jeune homme.

- Moi, à ta place, je le lancerais tout de même. Tu verrais une mêlée générale de grands prêtres ; c'est un spectacle instructif. Et puis, en intervenant à la minute opportune, tu pourrais faire sortir de la bataille une notion importante, à savoir que le seul point d'union possible, c'est ce qui, dans tous ces systèmes, appartient non pas à l'intelligence, mais au coeur ; non pas au savoir, mais au pouvoir ; non pas à la théorie, mais à la pratique ; c'est la morale.

- Oui, objecta l'ouvrier. Cependant, si les spiritualistes ne s'accordent que sur la morale, ce n'est guère la peine de les centraliser, puisque la plus haute morale spiritualiste est égale à la plus haute morale matérialiste. Faire le bien pour le bien, ni par crainte des gendarmes visibles ou invisibles, ni par espoir de récompense. Epictète et les grands saints catholiques l'enseignent également.

- Tu as raison; mais essaie tout de même d'unir ces gens. Vois-tu, il faut rêver; le rêve est utile ; mais il ne faut pas s'enivrer de rêves. 
Où sommes-nous ? Tous sur la terre. Où désirons-nous aller ? Tous ensemble dans l'Absolu. Mais la distance est énorme, aussi grande que les nombres astronomiques peuvent nous en donner l'idée. Et nous ne pouvons pas tous prendre le même chemin, parce que nous ne sommes pas identiques les uns aux autres. Regarde quand des voyageurs partent pour des directions opposées ; ils verront chacun des paysages différents, des villes, des peuples, des monuments, des musées différents. Voilà les diverses religions, les diverses initiations. Mais tous ces voyageurs accomplissent le même acte : ils marchent ; sans quoi ils ne seraient pas des voyageurs. Voilà le rôle de la morale. Sans elle, on a beau accumuler mystères, rites, sciences, on n'avance pas. Avec elle, sans rien d'autre, on avance d'autant plus vite qu'on ne s'arrête pas aux curiosités de la route.

- En d'autres termes, conclut le jeune homme, il faudrait aux spiritualistes du bon sens : qu'ils n'entreprennent pas des travaux qu'ils ne sont pas encore capables de mener à bien.

- Justement, mon cher ami, gardez le sens de la réalité. Le jour où deux spiritualistes seront devenus incapables de dire du mal l'un de l'autre, ils auront plus fait pour l'union des écoles que s'ils avaient réuni vingt congrès et signé vingt volumes d'exhortations. Qu'en dites-vous, docteur ? ajouta Andréas en se tournant vers moi.

- Je suis tout à fait de votre avis, répondis-je. Je crois que nous sommes tous menés sans que nous nous en doutions, mais nos guides, bons ou mauvais, ne nous disent pas plus leurs desseins qu'un général ne confie son plan à ses troupiers. Or, les chefs des Ténèbres, habiles et retors, savent faire naître dans les coeurs candides des curiosités néfastes, sous des prétextes louables. Donc, soyons prudents.

- Dieu ne laissera cependant pas un homme sincère s'égarer ! s'écria le boehmiste.

- Encore faut-il, répondit Andréas, que cet homme se reconnaisse d'abord capable d'errer, qu'il ne compte pas absolument sur son savoir et son intelligence, qu'il ait de la modestie.

- Oui, conclut le jeune homme, nous n'avons qu'à rester sincères, à devenir humbles, à faire preuve de courage. Dieu fera le reste, puisque, au-dessus de toutes les religions et de tous les adeptats, se trouve le culte de l'Esprit. Et, en nous unissant au Père, par le Fils, seulement alors nous pourrons porter le titre de spiritualistes.

Pendant ces dernières répliques, notre ami le pasteur était entré familièrement. Il exposa les tentatives de quelques-uns de ses collègues en vue d'un rapprochement entre le catholicisme et le protestantisme. - C'est le jour des généreuses utopies, pensai-je, à part moi.

- Il me semble, continua le ministre, que nous autres, partisans du libre examen, nous représentons le principe universel d'individualisme, d'affranchissement; nous sommes un peu les éclaireurs, en religion. Tandis que les catholiques, conservateurs, traditionalistes, systématiques, représentent le passé. Vouloir fondre ces deux tendances me paraît bien hasardeux. Prêtres et pasteurs doivent savoir, puisqu'ils sont ministres du même Dieu et témoins de ses sollicitudes, que celle des activités divines qui s'occupe surtout de l'homme est la Providence. Par ses soins, nos aspirations les plus hautes trouvent des réponses, et, sans nous contraindre en quoi que ce soit, elle nous présente les moyens de sortir des fondrières où nous embourbent tour à tour la charge fatidique du passé et les emportements sans frein, vers l'avenir.

- Je vois, monsieur, chez vos coreligionnaires, une division indéfinie des sectes; puis une emprise du rationalisme, soit dans les études philosophiques, soit dans les études historiques, qui aboutit à l'oblitération du sens divin de l'Evangile. N'est-il pas vrai que la partie la plus savante de votre clergé ne reconnaît plus dans le Sauveur qu'un homme, et dans ses miracles, que des symboles ou des oeuvres scientifiques ? Et n'est-ce pas là l'enseignement même des initiations anti-christiques orientales ?

- Nul plus que moi, docteur, ne déplore un tel état d'esprit, répliqua le ministre. C'est une faute que le catholicisme ne commet pas. Mais vos théologiens, excusez ma franchise, s'hypnotisent trop sur le passé, ils exagèrent la valeur des rites, la lettre assassine l'esprit ; et le gouvernement de votre Eglise paraît un peu trop politique. Le seul terrain d'entente serait donc, non pas la divinité de Jésus-Christ, puisque trop de mes collègues, malheureusement, n'y croient plus, mais l'action morale, la charité.

- En effet, les controverses sont bien inutiles ; les parleurs ne sont pas des réalisateurs, dit Andréas. Trouvez-moi un seul pasteur et un seul prêtre qui soient des saints ; je veux dire des hommes de bon sens, de volonté forte, et qui aient réalisé chacun l'idéal pratique de leur religion. Ils auront tôt fait de s'entendre. Des hommes dont l'existence entière ne soit qu'une continuelle évocation de la Providence, à force d'offrir à l'unité toutes leurs fatigues physiques et morales, l'Unité descend en eux, ils apprennent à l'incarner, ils deviennent capables de lui construire un corps organique dans le collectif social.

- Ah! oui, s'écria le jeune ouvrier, de tels hommes pourraient peut-être convaincre le Consistoire, le sacré Collège, les politiciens et les indifférents ! Mais j'ai lu certains livres d'apologétique, on veut expérimenter les phénomènes du mysticisme, on veut cataloguer les millions de facteurs qui concourent à l'organisation d'une âme collective religieuse ou politique; et on n'arrive même pas à dénombrer les forces qui fabriquent un microbe!

- L'exemple est un peu simple, remarqua Andréas avec un demi-sourire, mais en somme il est juste. Pour conquérir la matière, il faut l'étudier avec des moyens matériels; mais l'Esprit ne se laisse pas capter, il échappe quand il lui plaît. C'est l'Esprit éternel par qui notre esprit immortel se parfait. La religion n'est une que par en haut. Juxtaposer des formes religieuses, c'est faire une mosaïque. Ce qu'il faut, c'est que les fidèles des diverses religions montent jusqu'à Dieu , là ils seront un. L'Eternel est un Dieu vivant; voilà ce qu'il faut expérimenter.

- Ces tentatives d'unification ne sont pas nouvelles, dis-je, voulant amener notre hôte à nous dévoiler quelques points obscurs de l'histoire des fraternités mystiques. Je citai des noms, je mentionnai les Rose-Croix, les Philalèthes, l'Eglise intérieure d'Eckartshausen ; mais Andréas coupa ma manoeuvre, en nous faisant remarquer que nous allions manquer le dernier omnibus. Comme d'ordinaire il me retenait bien après minuit, je compris que je ne le ferais pas parler davantage ce soir-là et je m'en allai avec le boehmiste et le pasteur.