NOËL

 


      Il m'était arrivé de rendre à un jeune ménage du monde cosmopolite un de ces services banals dont l'ennuyeuse conséquence est qu'il faut accueillir d'un air ravi la gracieuseté qui les paie. Mes hôtes m'avaient donc prié pour la nuit de Noël dans un des endroits de Paris où le luxe est le plus net et du meilleur style. La savante délicatesse de la chère, l'élégance des soupeurs ne m'avaient cependant pas rendu cette cérémonie moins longue. L'heure du départ était enfin venue, lorsque, au moment de prendre congé, j'aperçus dans un groupe d'hommes qui sortaient, eux aussi, la puissante stature d'Andréas. Il était en tenue de soirée, et ses compagnons, parmi lesquels je reconnus quelques visages célèbres, semblaient lui rendre les menus soins dont on entoure un personnage considérable.

Il m'aperçut, vint à moi et, prenant congé de ses commensaux, me proposa de passer avec lui les deux ou trois heures qui nous séparaient du jour. Il lui fallait de grand matin visiter quelques malades intéressants, nous remonterions ensemble jusque chez lui et je pourrais l'accompagner ensuite. J'acceptai et nous nous mîmes en route.

Andréas avait maigri. Sa beauté, d'ordinaire comme recouverte par le halo de la vigueur corporelle, apparaissait plus à jour dans ce dépouillement dû à de trop longues fatigues. Ses cheveux, portés longs maintenant, accentuaient le caractère surhumain de ce visage dont les lignes et les méplats rayonnaient de plus en plus la puissance de la douceur. Les rides s'accentuaient sur ce front admirable, autour de ces yeux vigilants, de cette bouche à l'émouvant sourire. Mais le regard restait lumineux, limpide et magnifique. Selon sa coutume, il me questionnait par courtes phrases, dont le lien n'apparaissait pas immédiatement.

- Que dis-tu, docteur, de tout ce marécage où le monde entier patauge, que dit-on autour de toi?

- Rien que vous ne sachiez, assurément, répondis-je, si j'en juge par la diversité des conditions de ceux avec lesquels on vous rencontre. Tout le monde se plaint ou s'irrite, mais c'est le découragement, l'écoeurement des hommes de bonne volonté qui me paraît significatif et qui m'inquiète le plus.

- Il n'y a pourtant pas de quoi se décourager, répliquait Andréas, en allumant sa pipe; à moins que les gens que tu appelles de bonne volonté ne soient pas des serviteurs du Ciel. Tu penses peut-être : qui est un vrai serviteur du Ciel? Oui, tu as raison de le demander : qui sert le Ciel? Et moi je me le demande aussi à moi-même : Suis-je un serviteur

Il y a tant à faire, tant à faire...

- Ainsi donc, remarquai-je, c'est vous qui dites les paroles les plus décourageantes! Si vous estimez que le travail dépasse vos forces, vous, que dirons-nous, nous autres, que dirai-je, moi?

- Tu diras, répliqua Andréas en souriant, que je suis un vieux radoteur. Vois-tu, je sais bien que les choses paraissent mal marcher, et je m'en désole. Mais je sais aussi que les choses marchent comme il faut qu'elles marchent; comme il est bon qu'elles marchent; et je garde confiance. Toi, tu es un être jeune et simple; tu vois tout en blanc, ou tout en noir; moi, je suis un vieux grognon compliqué.

- Il vous plaît à dire, fis-je, et tout ce que je pense de vous, c'est que vous êtes secourable et bon. Je crois, en effet, que je me forme des êtres et de la vie une représentation trop simpliste. je ne suis pas simple, je suis simpliste; tandis que vous, vous êtes simple; ce n'est pas du tout la même chose.

- En effet, la vie se développe en nuances innombrables. C'est pourquoi aucun système n'a encore été inventé qui embrasse tout le possible; c'est pourquoi le sort d'aucune créature n'est définitif. Aucun des séides de l'Adversaire n'est enfoncé dans les Ténèbres au même degré. Aucun des serviteurs du Ciel ne possède exactement la même qualité de Lumière. La plupart même, le gros de chacune des deux armées n'est qu'une masse non cohérente, flottante, indécis dans les lueurs troubles d'un tiède crépuscule. C'est pourquoi, si tu veux te mêler de parler de Dieu aux hommes, il te faut d' abord de la prudence, ensuite, de la prudence, et enfin, de la prudence.

- Avec tant de prudence, est-ce que je ne finirai pas par rester tout simplement bien tranquille chez moi 7

Non, jamais, déclara Andréas avec énergie; tu aurais tort. Il faut sortir. Crois-tu donc, reprit-il après une pause, crois-tu donc que, lorsque je m'occupe de quelqu'un, on ne me montre pas son avenir et ce qu'il fera de la Lumière que je lui donne? Crois-tu donc que, sur cent individus qui viennent me demander du travail, je ne vois pas qu'un seul, deux peut-être feront jusqu'au bout ce travail? Sachant cela, puis-je refuser leur petite Lumière aux quatre-vingt-dix-huit autres, ai-je le droit de la leur refuser?

- Sans doute, dis-je, les trahisons ou, si vous préférez. les défections conscientes ne me surprennent ni ne m'émeuvent; mais les lâchages involontaires, les abandons inconscients de ces coeurs qu'on chérit, à qui on voudrait tout donner, et qui ne peuvent pas recevoir, qui vont à gauche en croyant aller à droite, qui s'imaginent travailler alors qu'ils ne font que vivre du -travail des autres...

Qu'est-ce que cela peut bien te faire, mon bon docteur? répondit Andréas. On te demande, tu donnes; on s'offre, tu acceptes, on rejette ton cadeau, tu le ramasses soigneusement; on s'en va, tu pries le bon Dieu pour l'aventureux voyageur. Si tu veux faire quelque chose pour tes frères, qu'aucune de leurs fantaisies ne te surprenne; tu ne retiendras personne malgré lui, l'essentiel, c'est que, pendant qu'on t'écoute, tu prononces vraiment une parole de Vie. Ceux de tes amis qui veulent travailler, qu'ils travaillent deux fois : pour eux et pour les novices qui, se croyant tes amis, ne travaillent pas. Le courage des uns, l'indolence des autres,

tout cela se retrouvera plus tard. Rien ne se perd. Tant qu'ils ne te quittent pas, ils restent, n'est-ce pas? Alors, ne te tourmente de rien autre que de leur donner aujourd'hui ce que tous te demandent aujourd'hui. Demain, il fera jour encore, pour toi, pour eux et pour moi.

- J'accepte vos bonnes paroles, répondis-je, de tout mon coeur. Mais enfin, vous-même, permettez-moi cette demande indiscrète, vous ne vous trompez pourtant pas ainsi dans vos choix? Vous savez à qui vous avez à faire?

Toi aussi, dès le premier coup d'oeil, tu sais à qui tu as à faire; tu ne te l'avoues pas à toi-même parce que le Ciel t'a donné de l'humilité; mais tu sais. Moi aussi, je sais, ou plutôt, nous ne savons pas; c'est la Lumière en nous qui nous donne le renseignement. Or, Jésus ne savait-il pas, dès le premier jour où il le rencontra, dans son enfance, que Judas le trahirait? Ne l'a-t-il pas accepté tout de même? Et Pierre? Aussi; n'est-ce pas?

Nous étions arrivés auprès du vieux cimetière de Belleville. Quelques lueurs d'aurore perçaient l'obscurité bleue de la nuit finissante. Le froid était vif. Des chants isolés montaient vers nous, qui nous semblaient inconvenants envers Celui qu'ils prétendaient commémorer. La ville immense, gardant encore tous ses feux allumés, flottait dans les ténèbres indécises comme un grand vaisseau plein de sourdes rumeurs parmi les brumes de l'océan septentrional. Mystérieux spectacle qui correspondait à mon irrésolution. La voix profonde d'Andréas en rompit l'enchantement :

- Oui, prononçait-elle, nous ne sommes qu'ignorance et des aveugles conduisant d'autres aveugles. Parfois l'omniscience nous transperce. Son bref éclair imprévu doit nous suffire; il coïncide toujours avec une possibilité importante. N'attendons pas de notre labeur actuel une récolte régulière. Cependant, si rares que pourront être les épis mûrissants, leur valeur dépassera toujours nos peines. A considérer l'immense sollicitude du Père et le petit nombre des coeurs qui acceptent de la recevoir, ne semble-t-il pas, lui aussi, se tromper sans cesse? Cependant, il ne se trompe jamais. Ainsi, mon docteur, affermis, ton âme, consolide-la, fais-en un roc inébranlable. Les défections, les trahisons, ce n'est rien autre que des reculs pour un élan futur. Ne sommes nous pas quelques-uns qu'au fond aucun échec ne déconcerte? Les autres qui se dispersent reviendront sûrement un peu plus tard; et le lien solide et souple qui les attache quand même à nous, c'est justement notre premier accueil que tu te reproches à tort comme un manque de clairvoyance ou de fermeté. Va, je t'atteste devant la Vérité que tu marches dans le bon chemin; mais souviens-toi toujours qu'il est raboteux... Et. ajouta-t-il en reprenant son allure coutumière d'affectueuse bonhomie, allons à la maison demander à ma femme une bonne tasse de café.