Le Sacrifice antique


 
 L'échange est l'expression la plus générale des rapports entre les êtres.  Chaque créature reçoit quelque chose de toutes les autres, et leur rend autre chose.  Entre systèmes solaires et planétaires, entre les minéraux, les plantes et les animaux, entre la mer et l'atmosphère, entre l'homme et la Nature, entre les mondes invisibles et les visibles, entre les dieux et les démons, entre les hommes eux-mêmes, entre l'homme enfin et Dieu, tout n'est qu'échanges : obligatoires ou délibérés, cupides ou généreux, involontaires ou conscients.  

 Ces contrats innombrables, lorsqu'ils sont tacites, forment le jeu normal des lois qui régissent la vie universelle.  Lorsqu'ils sont exprès, ils résultent de l'impérieux besoin qu'un être éprouve d'un secours extraordinaire.  Sans entreprendre ici une énumération fastidieuse de tous les cas que présentent les situations physiques, morales, intellectuelles ou spirituelles dans lesquelles les créatures peuvent mutuellement se trouver, je considérerai seulement celles d'entre elles qui ressortissent au domaine religieux.  


 L'homme primitif, perdu dans la jungle préhistorique, essaie de ravir à ses compagnons les proies qu'ils ont conquises ou les objets utiles qu'ils ont fabriqués.  Il tente l'échange et, si l'échange ne réussit pas, il se rue à la bataille.  Mais il se sent parfois seul, faible et désarmé, surtout devant l'assaut inexorable des forces naturelles.  Il conçoit alors l'existence probable d'êtres plus puissants que lui, de génies, de dieux méchants ou bons, et il en vient vite à chercher comment attendrir les premiers, se concilier les seconds, ou même comment lancer ceux-ci contre ceux-là.  Telle est la forme primitive de la religion : une crainte, un appel, et peu à peu se constitue un ensemble de pratiques empiriques d'où naît la magie des sauvages.  


 Cette conception religieuse d'un commerce profitable entre l'homme et un invisible plus puissant s'épure peu à peu, au cours des siècles, à mesure que se précise l'idée d'un Etre suprême.  Et l'on voit, dans les grandes religions antiques, celles de la Chine, de l'Inde, de l'Iran, de l'Egypte, puis d'lsraël, de la Grèce et de Rome, s'établir le double usage d'un culte social auquel les foules sont conviées, et d'un culte personnel qui sublimise les éléments exotériques du sacrifice et en organise la pratique dans la vie intérieure d'un certain nombre d'individus d'élite.  


 Il m'est impossible d'analyser ici dans leurs formes et dans leur esprit les rituels vénérables élaborés par Fo-Hi, par Vyasa, par le premier Zoroastre, par Moïse, conformément aux besoins de leurs peuples et à leurs compréhensions de la vie universelle. Il me faudrait pour cela toute une année de causeries.  


 Mais nous allons, si vous le voulez bien, jeter un regard d'ensemble sur les conceptions hindoues du sacrifice, puis analyser rapidement les principaux éléments du culte antique le plus près du nôtre : le culte israélite.  Nous nous rendrons compte ainsi, autant qu'il est possible dans un si court espace, des croyances préalables qu'il suppose et des moyens mis en oeuvre pour faire descendre sur les hommes telle des forces supé-rieures qu'ils ont crue capable de les aider à vivre.

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 C'est l'Inde, je crois, qui offre du sacrifice la matière la plus riche; il faudrait des années pour l'épuiser. Je ne me permettrai de dire ici que quel-ques vues très générales.  

 Nos orientalistes pensent que la première idée du sacrifice vient de la découverte du feu.  Le feu, Agni, est invoqué à chaque ligne des rituels védiques.  Pour l'homme primitif, l'importance du feu pour la conservation de sa vie est telle qu'il prend peu à peu l'habitude d'entourer la naissance et l'entretien du feu des mêmes paroles, des mêmes gestes, qui deviennent par la suite des rites indispensables.  Lorsque la science sacrée des relations de l'homme avec l'invisible se constitue, le feu physique devient le signe de plusieurs autres feux plus subtils : le feu élémentaire, le feu éthéré, le feu du firmament, le feu solaire, le feu intellectuel, le feu cosmique; et ces sept sortes de flammes, en se combinant avec les autres formes de la force universelle, engendrent les quarante-neuf flammes d'Agni, la cinquantième, indescriptible et insai-sissable, étant identique au Brahman et à l'Atman.  


 L'un des Brahmanas, le Çatopatha, enseigne que la Création tout entière n'est qu'un immense et continuel sacrifice, le premier et le dernier, le principe, le modèle et le terme de tous les sacrifices.  Car le Seigneur (Pradjapati) y préside comme prêtre, comme victime, comme agent (feu) et comme bénéficiaire ou destinataire.  Nous retrouverons une thèse semblable dans la théologie catholique.  


 Le sacrifice, ajoute le même livre, pour que la vie du monde demeure normale, doit être continu : non point une suite de cérémonies distinctes, mais une trame sans fin d'holocaustes et d'hommages tendue de toute la surface de la terre sacrée jusqu'à toute la superficie des univers visibles et invisibles qui roulent rythmiquement autour du point originel.  Il va partout et tout converge vers lui; il fait descendre les dieux, et monter l'homme aux séjours célestes; il est pour lui la seconde naissance, la troisième étant la libération définitive.  


 Au regard du Brahmane, tout est sacrifice : la nourriture qu'on jette aux animaux; l'aumône donnée au mendiant; l'offrande funéraire qui nourrit les mânes et les attire près du foyer familial; le culte rendu aux dieux qui se nourrissent de la fumée du bois, des graines, des parfums; l'ascé-tisme du Yogi tendu vers l'Absolu.  

  
 A leur tour, les animaux aident l'homme; le pauvre secouru efface des péchés; les ancêtres protègent les fils pieux; les dieux envoient la santé, la chance et la richesse; et Parabrahm délivre son dévot.  

 Il paraîtrait que, dans les siècles primitifs, on a sacrifié le bouc, la brebis, la vache, le cheval et même l'homme.  C'étaient des complications du rite originel, lequel se contentait de nourrir le feu tutélaire avec du bois et des aspersions de beurre et de soma.  Le brahmanisme revêtit d'une force mystérieuse et d'un sens secret les paroles toutes simples dont les assistants accompagnaient la nais-sance du feu : ce furent les mantrams ou incantations.  Mais en même temps se concréta l'idée qui est à la base de la magie : à savoir que la forme matérielle de l'acte religieux commande son effet spirituel et que, par suite, toute erreur, même involontaire, même minime, dans la célébration du rite, entraîne, pour le prêtre comme pour les assistants, des catastrophes inévitables, absolument comme ferait dans la chaufferie d'un paquebot l'erreur machinale d'un mécanicien.  


 Les mêmes idées générales se retrouvent dans l'Avesta, dans les hiéroglyphes égyptiens, dans les livres de Moïse.  Etudions ces derniers; le plan de cette science mystérieuse y apparaît plus net, plus simple que partout ailleurs, et aussi complet.  

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 Moise dispose les cérémonies de son culte en deux catégories : les sacrifices proprement dits et les rites animés par les sacrifices.  
  
 Dans la première se trouvent : 
 l'holocauste, où la victime est immolée tout entière (Olah); 
  le sacrifice non sanglant (Mincha); 
 le sacrifice de communion (Zebach schelamim); 
 le sacrifice expiatoire pour un péché, ou 
  un délit 
  
 Les rites vitalisés par le sacrifice sont : 
  
 la consécration du Grand Prêtre; 
 la consécration de l'autel; 
 la purification des femmes après l'enfantement; 
 la réintégration du lépreux; 
 la préparation de l'eau lustrale; 
 le rite du bouc émissaire; 
 le voeu du Nazir; 
 le sacrifice pour amener la pluie; 
 le sacrifice de l'agneau pascal; 
 et d'autres encore, aux fêtes solennelles.  
  
 
 Etudions l'holocauste.  
  
 Tout d'abord, il faut noter que la religion juive est essentiellement monothéiste.  A l'époque, en effet, où Moïse la promulgua, bien que les autres religions proposaient aussi un Dieu suprême à l'adoration de leurs dévots, elles peuplaient les mondes et les espaces cosmiques d'une multitude de divinités secondaires à qui incombait la gérance des nombreuses fonctions de la vie univer-selle, et vers qui montaient les prières des foules plus soucieuses de voir leurs désirs réalisés que d'attendre, dans une stoïque résignation, l'épuisement de leurs destins.  Tout, dans l'esprit de nos ancêtres, obéissait à quelque dieu ou à quelque génie : non seulement la fortune terrestre, la fertilité des champs, la santé, les phénomènes météorologiques, la guerre, la paix, mais encore la course des planètes visibles et invisibles, les migrations des ancêtres et les mouvements des fleuves de forces cosmiques.  Il était donc nécessaire à la vie religieuse de l'humanité que, sur un coin du globe, une petite peuplade reçût et conservât jalousement le dogme de l'Etre unique, cause première et maître suprême de toute la création.  Il fallait que ce peuple maintînt entier ce dépôt de la Révélation primitive; il fallait à ce peuple une imperméabilité, une opiniâtreté, un orgueil de race tels qu'aucune influence étrangère, qu'aucune invasion ne pussent l'entamer.  Aussi remarque-t-on chez les Hébreux les défauts de ces vertus, de même que les racines du chêne contiennent à l'état nocif les baumes bienfaisants de ses feuilles et de ses fruits.  Telle est la cause de la sévérité de la loi de Moïse et de la dureté de ses commandements.  Telle est la raison pour laquelle le Dieu du Sinaï est terrible, jaloux, vindicatif et si peu pitoyable.  

 On a beaucoup écrit sur le sens du Tétragramme sacré : Jéhovah.  Je crois que sa traduction la plus vraie, c'est : l'Etre existant par lui-même.  Il était donc présenté au peuple comme le créateur, le maître tout-puissant, le justicier.  Et tout ce qui sur la terre porte le sceau de la force positive, active, inflexible, était son signe et sa représentation.  


 Ainsi, dans l'holocauste, la victime : taureau, bouc ou bélier est mâle, et porte des cornes, marque de vitalité.  Cette victime est brûlée, consumée dans l'élément actif par excellence, le feu.  Le prêtre imposait d'abord les mains sur la 

 tête de l'animal, pour lui communiquer son âme, c'est-à-dire pour que l'âme de la victime monte vers le Très Haut, à la place de celle du prêtre.  Lorsque la victime est égorgée sur l'autel, quelques minutes plus tard, dans l'espace second où vibrent les dynamismes occultes, les choses se passent comme si le sacerdote s'était lui-même immolé.  
 L'autel est rectangulaire, chacun de ses côtés faisant face à un point cardinal.  Suivant la science égyptienne, 
 le nord correspond à l'élément feu, 
 le sud, à l'élément terre.  
 l'est, à l'élément air, 
 l'ouest, à l'élément eau.  

 Aussi la victime était elle immolée sur le coté nord de l'autel, mais la tête tournée vers l'ouest, symbole de son retour à la substance-mère.  Une fois le cadavre écorché, dépecé, lavé dans le réservoir placé à l'ouest, les graisses étaient brûlées à l'est, et la fumée montait dans l'air.  La rampe par laquelle on montait sur la plate-forme de l'autel aboutissait au sud; du sol, emblème du monde matériel, le sacrificateur et la victime montaient vers le nord, sur l'autel symbole de ce pôle dynamique où se concentrent les énergies vitales de la planète, sublimisées, pour s'élever vers les mondes supérieurs.  L'antique croyance que c'est par le pôle nord que partent de la terre les âmes libérées appuie cette même notion.  D'ailleurs, les prêtres égyptiens pensaient, comme Moïse, que la race blanche, toute nouvelle encore à ces époques fabuleuses, et dernière née de la Terre, venait du pôle nord.  


 Le sang de la victime était aspergé sur les quatre parois de l'autel.  De même que l'eau des nuages, considérée comme le sang de la terre, féconde le sol en l'arrosant, de même le sang, véhicule de toute la vitalité physique de l'animal, dynamisé en outre par la consécration préalable, vitalise les pierres inertes, les sature d'énergie, les change en centre d'attraction pour une multitude de créatures invisibles, et transforme l'autel en une sorte de pôle attractif qui fait descendre du haut du firmament et de la ténèbre des atmosphères occultes les foudres toutes-puissantes de Celui que l'on ne nommait pas.  Le sang joue le rôle essentiel.  

  
 Quant aux chairs, dans certains cas, on les réduisait en cendres, qui s'amoncelaient sur le côté sud de l'autel.  Le sud était considéré comme le lieu bas, le lieu inférieur, où s'accumulaient tous les résidus inertes, toutes les corruptions de la planète; on plaçait là les sombres portes de l'enfer.  Le sacrifice qui comportait la combustion totale de la victime était dit sacro-saint, parce qu'en effet rien de vivant ne restait, les sels de la cendre étant des substances mortes; tout ce qui, après la mort de l'animal, possédait encore une vitalité diffuse, s'était répandu dans l'atmosphère seconde, comme la fumée s'élevait dans l'atmosphère physique.  Cette consommation complète se pratiquait surtout pour les sacrifices purificatoires : le sacerdote se chargeait des péchés du peuple et devenait ainsi victime; puis il transportait sa qualité de victime sur l'animal, et ce dernier, tué, puis brûlé, empor-tait en même temps dans les ondes de sa vie physique dématérialisée et dans les remous de son âme libérée, les larves obscures engendrées par les péchés du peuple.  Car les prêtres d'Osiris et, à leur 
 suite, les Kabbalistes, croyaient à l'existence d'une âme corporelle, attachée aux os et à la chair, et d'une âme spirituelle, la vitalité proprement dite, attachée au sang.  

 Lorsque certaines parties du corps de la victime étaient mises à part, pour la nourriture des prêtres, la graisse et les os étant seuls brûlés, le sacrifice était d'une valeur beaucoup moindre.  


 Les Israélites pauvres pouvaient offrir un pigeon mâle à la place d'un quadrupède.  Parmi les oiseaux, le pigeon était marqué de l'élément feu, donc en correspondance avec l'énergie créatrice universelle.  


 Sur l'autel des holocaustes, un feu perpétuel devait être entretenu, car, par delà le plus haut des empyrées, fulgure perpétuellement le feu de Jéhovah.  


 La victime doit brûler toute la nuit.  En effet, les courants de forces qui forment la vitalité magnétique de la terre changent de polarisation quatre fois par vingt quatre heures.  Il importe que l'émission sacrificielle continue de monter vers le Seigneur par chacune des quatre portes que laissent quelques instants ouvertes les quatre changements de sens quotidiens du magnétisme terrestre.  

  
 Quant au sacrifice non sanglant, il se compose de fleur de farine, d'huile et d'encens.  Le blé et l'olivier étaient tenus comme les plus purs des végétaux; l'encens servait à écarter certains êtres invisibles trop près de la matière corrompue.  On pouvait pétrir et cuire la farine avec l'huile en une sorte de gâteau, à condition de ne pas y ajouter de levain, ni de miel.  Les substances fer-mentées étaient interdites pour les usages religieux parce que leur assimilation détruit la régularité des courants magnétiques dans le corps humain.  Autre-fois, en effet, l'homme, pour s'élever vers la divinité, devait partir de l'extérieur et de l'inférieur, pour rentrer dans l'interne et monter vers le supé-rieur; il devait pour cela purifier jusqu'à la limite ses divers corps : son corps physique d'abord, par une alimentation saine, stricte, et qui ne prenne que le minimum de forces; son corps fluidique, ensuite, par divers procédés : la respiration ryth-mique dans l'Inde, les purifications rituelles dans les autres contrées; son corps animique, par l'observance morale et ainsi de suite.  
  
 Or, dans ces entraînements isolés que sont les cérémonies du culte, la pureté corporelle et la pureté fluidique étaient à obtenir, puisque, pour l'homme du commun, le sacrifice n'était que le moyen de recouvrer sa pureté morale.  Voilà pour-quoi le prêtre, qui tient devant Jéhovah la place du pécheur, accomplit un rituel si minutieux.  
  
 Revenons à nos gâteaux.  S'ils ne devaient être ni levés, ni sucrés, il était prescrit de les saler.  Le sel, en effet, représente la fleur de la matière; il arrête effectivement les fermentations organiques, il régularise les échanges et entraîne les impuretés.  Ses cristaux symbolisent la sagesse ou, mieux, la sapience, cette quintessence du savoir; c'est pour cela que le Lévitique voit en lui le sceau de l'alliance avec Dieu.  Toute une initiation était bâtie, en Egypte, sur la cristallographie; le Christ nous la rappelle d'ailleurs, Lui qui fut la pierre rejetée et qui, hélas !  l'est encore pour nous.  

 On pouvait offrir aussi des grains concassés et grillés, un peu d'huile et d'encens; le prêtre en faisait brûler une poignée sur l'autel, et le surplus lui revenait.  


 Ce sacrifice est, comme l'holocauste, sacro-saint.  Il représente l'offrande au Créateur de ce que le règne végétal produit de plus pur, de même que la victime du sacrifice sanglant pour le règne animal.  Celui-ci est le sacrifice du pasteur, celui-là le sacrifice de l' agriculteur.  Car les Hébreux furent d'abord un peuple de paysans; ce n'est qu'après leur installation dans la terre promise qu'ils s'adonnèrent réellement au commerce et à l'industrie, comme ce n'est qu'après leur exil qu'ils se mirent à trafiquer, non plus sur les choses elles mêmes, mais sur les signes représentatifs de leur valeur : or, argent et papiers fiduciaires.  

  
 Un autre sacrifice sanglant est le sacrifice de communion.  On pouvait y présenter des femelles.  On le célébrait soit comme sacrifice de louanges, soit comme sacrifice votif, soit comme sacrifice volontaire.  Le sacrifice de louanges com-portait l'offrande de gâteaux de diverses sortes.  Les entrailles, les reins, le foie, la queue, ou plutôt la graisse de ces différentes régions du corps de la victime, étaient brûlées, et les prêtres avec le fidèle se partageaient la chair ainsi que les gâteaux.  

 Si la chair de la victime touchait quelque chose d'impur, elle ne pouvait être mangée; on la brûlait.  La graisse de la poitrine était spécialement offerte à Jéhovah, puis brûlée; la chair de la poitrine revenait aux prêtres; et le prêtre qui avait offert le sang et la graisse recevait la cuisse droite de l'animal. Au surplus, il y avait défense absolue de manger la graisse ou le sang d'un animal quel-conque, sacrifié ou non.  


 Pour découvrir un sens aux rites du sacri-fice de communion, il faut se remémorer quelques-unes des théories cosmologiques qui avaient cours dans le sacerdoce juif.  Et d'abord que l'homme est un petit univers, l'univers un homme immense, et l'Éternel en relations constantes avec son oeuvre par le moyen de hiérarchies angéliques créées par Lui à cet effet.  L'Éternel agit, et son acte passe par quatre phases descendantes : l'émanation, la création, la formation et la faction, dont la dernière est cette nature physique.  De plus, à travers ces quatre périodes originelles, mais inces-samment recommençantes, circulent des états d'existence nommés Séphiroth et qui sont des aspects du rayonnement divin.  Ce rayonnement lui-même comporte cinq modalités principes, de la même façon que le Dieu des chrétiens se montre en trois personnes.  L'insaisissable Jéhovah se révèle dans l'extase sous soixante-douze visages : les noms divins.  Enfin, d'autres hiérarchies d'idées, d'anges, de démons, de gloires et de ténèbres peuplent, au dire des Kabbalistes, l'espace universel; tous ces mondes agissant les uns sur les autres, tous ces êtres se mêlant pour la concorde ou pour la bataille, dans un acheminement immense vers un état d'équilibre où la miséricorde et la justice de l'Éternel, enfin satisfaites, s'arrête-ront, l'une de punir, l'autre d'implorer.  


 La vie universelle apparaissait donc à l'Israélite pieux comme un innombrable sacrifice, comme une innombrable communion.  Le moindre caillou enfoui dans les entrailles de la montagne, le brin d'herbe, l'oiseau ou le léviathan, le plus petit des vaisseaux du corps humain étaient les points d'aboutissement de toute une file immense d'esprits, de génies, d'anges ailés, de roues étin-celantes pleines d'yeux et toutes sonnantes d'har-monies ineffables.  Le sentiment de cette énorme complexité, maintenu dans de justes proportions par l'intelligence lucide de Moïse, engendra plus tard les minuties décourageantes du Talmud.  Et, pour rester dans notre sujet, plus !'objet du sacri-fice devient particulier, plus le rite se complique.  

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 Il en devient ainsi dans les sacrifices expiatoires.  
 Ils sont de deux sortes : pour le péché, pour le délit.  
 Remarquons tout d'abord la rigueur pri-mitive de la Loi : pas de pardon possible pour les fautes commises sciemment; le coupable était exilé.  Le sacrifice expiatoire ne valait donc que pour l'effacement des fautes involontaires.  Si le coupable est un prêtre ou la communauté d'lsraël, c'est un taureau qu'on offrira; dans le premier cas, ce sera le prêtre qui lui imposera les mains; dans le second cas, ce seront les anciens, représentants de l'assemblée.  L'immolation s'opère comme précédemment, mais avec cette différence que le prêtre aspergera sept fois du sang de la victime le voile du sanctuaire, puis les cornes de l'autel aux parfums, et le reste du sang sera versé au pied de l'autel aux holocaustes.  De la sorte, la vitalité physique de la victime chargée de la faute commise sera emportée par le voile et par les parfums, tous deux correspondant à la clémence de Jéhovah, et les coupables se trouveront débarrassés de cette tache.  La graisse de l'animal sera brûlée au pied de l'autel des holocaustes et tout le reste du corps transporté hors du camp au dépôt des cendres grasses pour y être entièrement consumé.  
  
 Selon les théories égyptiennes, adoptées par Moïse, une nation, celle des bords du Nil ou bien la multitude errante dans le désert, une nation adoratrice du vrai Dieu représente en petit, sur le coin de terre où elle vit, les peuples innombrables des cieux invisibles et leurs organisations zodia-cales.  Ainsi étaient les douze circonscriptions de Misraïm et les douze tribus d'Israël.  Il existe bon nombre de savantes études sur le symbolisme du zodiaque auxquelles ceux qui s'intéressent à ces spéculations pourront se reporter avec fruit.  De même que, dans l'organisation cosmique, un lieu demeure entre tous sacré, séjour du Très Haut et de ses cinq formes mystérieuses, de même, dans le royaume terrestre où vit le peuple élu, juif ou égyptien -- car autrefois chaque peuple se considérait comme élu -- un lieu est ménagé, ville sainte avec son temple où le peuple n'entre qu'après des purifications, symboles de ses accom-plissements de la Loi, grâce auxquelles l'homme se rend capable de monter jusqu'au séjour céleste.  

 Dans ce temple vivent les prêtres choisis comme sont les anges qui, devant la face du Tout Puissant, chantent ses louanges et exécutent ses ordres; et les autels de pierre, vitalisés par les invocations sacerdotales, par les parfums et par le sang des victimes, deviennent les pôles négatifs attirant les forces positives des régions supérieures.  


 Dans le culte de Moïse, en particulier, le peuple en route parmi les solitudes, c'est le cosmos immense voguant sur le Néant originel.  Le camp, avec ses douze tribus, c'est le système de notre univers particulier.  La tente sacrée, c'est le monde de la gloire, la Shekinah, maison de l'Éternel.  Les prêtres sont les choeurs qui se tiennent sans cesse devant le trône de Dieu.  Les fidèles et les victimes, ce sont les offrandes, les aspirations et les espé-rances que toutes les créatures font monter constamment vers leur Auteur pour Lui demander un secours, pour qu'Il efface leur désobéissance, pour Lui présenter leurs louanges de remerciement et d'adoration.  


 Pour en revenir à notre sacrifice expia-toire, on comprendra sans doute maintenant que le véhicule même de l'âme de la victime ayant été jugé seul capable de monter vers l'Éternel implorer son pardon, tout le reste du corps, le cadavre réel, inerte et sans vie, soit porté hors du camp, dans ce désert qui représente le Néant originel, où vont las résidus des échanges universels.  


 Une partie de la chair de la victime immo-lée en sacrifice expiatoire était qualifiée de sacro-saint et servait aux repas des prêtres seuls, à l'exclusion de leurs femmes.  Ceci pour faire participer le sacerdoce à la clémence de Jéhovah, 

 puisque le sacrifice en question n'était qu'une évocation de cette clémence.  

 Le sacrifice expiatoire pour le délit était une réhabilitation; le délinquant, déchu de ses droits sociaux, les récouvrait en offrant à l'autel des holocaustes un bélier, dont la chair était aussi réservée aux seuls prêtres.  


 Dans l'esprit du théocrate, en effet, la caste sacerdotale tout entière représente le peuple dans ses rapports avec Dieu; on pourrait dire que Dieu regarde son peuple à travers les prêtres.  Ceux-ci tiennent la tête de la vie nationale dans son aspect religieux.  Tous les péchés du peuple, ils y participent et s'en trouvent responsables.  Toutes les vertus du peuple, ils doivent les exercer; toutes les bénédictions descendantes, c'est par eux qu'elles passent avant de se répandre sur la foule.  


 Tel est le motif de cette identification double et constante du prêtre, d'une part avec le fidèle offrant le sacrifice, de l'autre avec le Seigneur qui le reçoit.  Notons bien que cette identification n'est pas un geste symbolique, ni une allégorie morale; pour les Israélites de ces époques, c'était un phénomène réel, une entrée des esprits de ces hommes les uns dans les autres, et tous ensemble dans l'esprit de Dieu.  C'est ce caractère de substantialité réelle qui faisait la force des religions antiques, et il me semble que le catholicisme tire-rait un renouveau d'énergie de la résurrection prudente et motivée de cette croyance.  

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 Parmi les nombreux rites israélites mus par le sacrifice, nous avons noté la consécration du grand prêtre et celle de l'autel où l'on sacrifie des animaux mâles : taureaux et béliers, le sexe mâle appartenant à Jéhovah.  

 La réintégration du lépreux offre une particularité curieuse.  Elle comporte l'offrande de deux oiseaux, d'hysope, herbe dépurative, d'écarlate, signe de la pureté du sang recouvrée par le malade, de cèdre, bois incorruptible.  L'hysope et le cèdre furent d'ailleurs les témoins, dit la Tradition, du premier crime dont les suites engendrèrent la lèpre.  L'un des oiseaux est égorgé, son sang versé dans une coupe remplie d'eau courante; on y trempe l'oiseau vivant, le cèdre, l'hysope et l'écarlate, et le prêtre en asperge sept fois le lépreux.  Puis il lâche l'oiseau dans la campagne.  Sept jours plus tard, le malade qui s'est rasé la tête, les sourcils et la barbe, se représente devant le prêtre avec deux agneaux, une brebis, un peu de fleur de farine pétrie dans l'huile, et de l'huile.  Le premier agneau est immolé sur le côté nord de l'autel des holocaustes et, de son sang, le prêtre marque l'oreille droite, le pouce droit et l'orteil droit du lépreux.  Puis il répète la même chose avec l'huile, dont le reste est versé sur la tête du fidèle.  


 On voit ici qu'un des deux oiseaux est offert à Jéhovah, l'autre lâché dans le désert, servant d'indemnité au démon de la lèpre; les onctions et les aspersions sur les endroits du corps réputés positifs et mâles, signifient bien l'effacement d'une souillure contractée par le mauvais usage d'énergies de même ordre.  


 La faculté que possèdent les âmes animales de se charger des péchés commis par les hommes est mise en relief de la façon la plus nette 

 dans le rite du bouc émissaire. Pour les anciens, le péché n'était pas seulement une action perverse, une négation métaphysique; il était aussi une véritable souillure de l'âme vivante, de l'esprit vital, et même de la matière physiologique.  Pour l'effa-cer, il fallait donc, à leur avis, une réparation matérielle, une purification fluidique, et le repentir. Ce dernier élément moral se trouve peu exprimé dans les livres de Moïse; mais ceux de David lui ont fait une grande place et lui ont donné l'expression la plus pathétique.  Le rite du bouc émissaire illustre ces théories.  

 Ce rite était précédé d'une quadruple offrande : le grand prêtre présentait un taureau expiatoire et un bélier holocauste; le peuple offrait deux boucs expiatoires et un bélier holocauste.  Les deux boucs sont tirés au sort : l'un reviendra à Jéhovah, l'autre à Azazel.  Le grand prêtre immole son taureau, procède à des encensements et à des aspersions, puis fait de même pour le bouc de la communauté.  Par ses gestes, les péchés du grand prêtre et ceux du peuple étaient enlevés du saint-des-saints, de la tente d'assignation et de l'autel où ils s'étaient concentrés comme nous l'avons vu tout à l'heure, en même temps que les prières et les vertus des Israélites.  Le grand prêtre, imposant les mains sur le bouc resté vivant, le charge de tous ces péchés, le chasse dans le désert, où il devient la possession d'Azazel et des mauvais esprits.  

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 Inutile de continuer les descriptions sommaires de nombreux autres rites, puisqu'ils étaient  
 tous inspirés par le même esprit et bâtis sur le même plan.  Le peu que nous avons vu suffit à faire appa-raître le caractère général des rites sacrificiels dans l'antiquité. La théorie en est partout la même dans ses grandes lignes.  
  
 L'homme, accablé par l'énorme Nature, poussé par des passions impérieuses, accumule de ces maladresses que la notion du Bien lui révèle comme des péchés.  Ayant irrité son Dieu ou ses dieux, il tâche de les fléchir ou il implore leur aide toute-puissante.  Se butant aux murs du monde invisible, il y cherche des lézardes qu'il puisse agrandir, il tente de séduire les gardiens des portes mystérieuses, il essaie d'escalader ou de fracturer.  Natu-rellement l'égoïsme, sous la forme d'instinct de la conservation, l'inspire et aussi l'aveugle.  Il s'imagine attendrir son Dieu en lui offrant quelque chose, il saisit quelque créature plus faible et la pousse devant lui, comme un bouclier, il la fait souffrir à sa place, non seulement en tuant son corps, mais en jetant sur son âme hagarde les vampires infer-naux que ses fautes attiraient sur lui-même.  Tel est, à mon sens, le caractère essentiellement mauvais du sacrifice antique.  Fondé sur un calcul mesquin : j'offre un petit objet dans l'espérance de recevoir un joyau; opérant sur ce qui est plus faible, par la contrainte et la violence, avec l'espoir de rendre accommodant ce qui est plus fort; supprimant de la vie corporelle, maléficiant de la vie immortelle; réduisant le Seigneur à l'image de l'humaine lâcheté; sophistiquant la religion vraie, qui est un entretien d'esprit d'homme à Esprit de Dieu, en l'enchaînant dans des rites et des formules; et, du même coup, chargeant des plus lourdes chaînes ses aveugles partisans, le sacrifice antique me représente la caricature invertie du véritable sacrifice, du sacrifice unique et innombrable que célèbrent les êtres éternels devant le trône de Dieu, et que nous nommons la Création.  

 Dans cette gloire perpétuelle, aucun coupable, aucun bourreau, aucun calcul, aucune contrainte, aucune larme, aucune formalité.  L'as-sistant, le prêtre, la victime, l'autel, la prière et le Dieu agissent par l'enthousiasme innocent et libre de l'Amour.  La crainte ne paraît pas, mais seules la joie, la lumière et la paix.  

 Nous nous croyons aujourd'hui bien affranchis de certains préjugés auxquels obéissait l'homme antique.  Nous n'acceptons plus la vieille théorie des mondes invisibles, ni la grande idée de Dieu.  Nous ne voulons nous en tenir qu'au dehors, nous voulons ignorer le dedans, l'au delà et l'en--deçà.  Nous avons répandu sur tous les modes de l'action et de la pensée la même erreur que les Anciens professaient sur l'ordre religieux.  Nous tenons les signes pour les seules réalités et, quant à la vraie Réalité, nous la nions.  

 L'essai que je viens de tenter, vous avez le droit de l'étendre aux diverses fonctions de la vie sociale, comme à celles de la vie individuelle.  Nous devrions, plus sages que le vieil Hébreu ou que le vieil Asiatique, nous devrions nous apercevoir que tout ce qui fait notre orgueil de gens du XXe siècle, notre industrie, notre richesse, nos arts, notre confort, notre philanthropie, notre science énorme, tout, tout cela, ce n'est que symboles, signes, apparences et contenants.  Nous devrions comprendre que tout cela n'est que l'ombre renversée d'une 
 Présence formidable, mais méconnue, dédaignée, caricaturée.  Nous devrions apercevoir l'astre, par delà les nuages magnifiques mais fugaces; la cime, derrière les brouillards, l'Etre, au dedans des existences.  Nous devrions nous éprendre d'Absolu.  
  
 Alors, nous pourrions mettre un peu d'Absolu dans ce décevant Relatif au milieu des reflets duquel nous nous agitons; nous pourrions nous essayer à ce magnifique grand'oeuvre dont, seul au monde, l'homme est capable.  Ne nous lais-sons pas séduire par le charme nuageux de l'un de ces Christ « naturalisés » que l'ironique Asie pré-sente à la crédulité de nos intellectuels, comme une vieille nourrice agite la poupée de chiffons pour faire taire un marmot criard.  Le seul Christ possible est l'incompréhensible Christ des chré-tiens.  Si l'on s'éprend d'un dieu normal, logique et qui ne soit que l'agrandissement d'un héros, on en vient vite à ne plus avoir de dieu du tout.  Le seul Dieu qui satisfasse notre inextinguible soif d'Infini, c'est Celui-là qui nous dépasse infiniment : c'est Jésus.  Mais à quoi bon faire l'apologiste ?  Jésus est le Maître : Il laisse rêver les sages et s'agiter les puissants : Il les laisse faire leurs expériences, jusqu'à la fatigue et jusqu'au dégoût.  C'est alors qu'Il les attend.  C'est alors que ces pauvres étourdis, enfin débarrassés de leurs prestigieuses et vaines magnificences, verront luire, comme la dou-ceur de la plus belle aurore, le regard fort et tendre de ce Jésus -- leur Maître et leur Ami -- contre lequel ils dressèrent si longtemps leurs petites prérogatives, leurs naïfs systèmes et leurs puérils mépris.  La victoire, disent les stratèges, appartient à l'armée qui tient un quart d'heure de plus.  Le 
 Christ l'aura toujours, ce quart d'heure, puisque c'est Lui qui organise le Temps, puisqu'Il ne S'offense jamais, ni ne S'irrite, ni même ne S'impa-tiente .  
 J'essaierai de vous décrire ces splendeurs, telles qu'elles se manifestent ici-bas, dans notre second entretien.