LE SACRIFICE DU DISCIPLE 


  
 Le sacrifice est un devoir essentiel de la créature.  Les anges même y sont astreints.  Les dieux aussi.  Les pierres, les plantes et les animaux le célèbrent sous les auspices de l'esprit de l'homme juste.  
 Mais, pour ce dernier, roi de la Création, le sacrifice extérieur n'est que le signe du sacrifice intérieur duquel il reçoit toute sa vertu.  De plus, le sacrifice intérieur change de mode selon la place que la créature qui l'offre occupe dans la hiérarchie universelle.  
 Notre terrestre condition comporte des besoins impérieux que nous ne pouvons satisfaire toujours par nous-mêmes, et que nous implorons le Ciel de combler : c'est le sacrifice de demande, propre à toutes les créatures en évolution.  
 Ces mêmes créatures commettent des erreurs et des désobéissances; si elles s'en aperçoivent et qu'elles soient de bonne volonté, elles offrent, pour les réparer, le sacrifice d'expiation.  
 Quand elles ont obtenu, elles remercient; c'est le sacrifice d'action de grâces ou de reconnaissance.  
 Et si elles parviennent, à force de recevoir les bienfaits divins, à cet état angélique où l'on aime le Père non plus seulement pour Ses bien-faits, mais pour Lui même, elles offrent alors le sacrifice d'adoration.  

 Tel est l'état d'âme du disciple.  Il sait, d'abord théoriquement, puis de plus en plus expé-rimentalement, qu'il doit tout à son Créateur.  Adorer ce Père si bon, offrir en hommage à ce Père les fruits de tous les dons reçus de Lui avec une reconnaissance et des remerciements perpé-tuels, présenter à Sa justice des épreuves subies avec patience afin d'émouvoir Sa miséricorde, appuyer enfin les appels à l'aide qui naissent des incessants besoins de chaque jour : telles sont les quatre grandes sortes de sacrifice que le disciple présente sans arrêt au Père par les mérites de Jésus-Christ, selon qu'il se trouve dans l'état du besogneux misérable, dans celui du fils prodigue, dans celui du serviteur fidèle.  
 La cohorte des disciples parfaits, enseigne le chef des Apôtres, est un peuple de sacerdotes.  Non pas que des laïques aient à usurper les fonc-tions du clergé; non, tout ce qui existe, n'existant que par la permission ou par l'ordre de Dieu, porte en soi sa raison d'être et sa légitimité.  Mais si un laïque obéit de toutes ses forces aux commande-ments de l'Évangile, il reçoit une lumière spéciale qui, lorsqu'il continue dans le fond de son coeur à s'en reconnaître indigne, devient un sacerdoce offi-cieux qui s'exerce dans les cas particuliers que la Providence lui réserve.  
 Ce sacerdoce secret constitue un privilège redoutable; qui voudrait le conquérir s'en rendrait 
 à jamais indigne.  Et le Christ ne le confie qu'à ceux de Ses serviteurs qui se tiennent constamment et sincèrement à la dernière place.  Personne n'est inscrit parmi les serviteurs du Christ s'il ne pratique l'amour fraternel et le pardon des offenses.  Mais les chefs de ces serviteurs ajoutent à l'indulgence et à la charité la très rare vertu d'humilité.  
  
 Devenir humble est une entreprise presque impossible.  En face d'un grand artiste, d'un pen-seur sublime, d'un puissant industriel, se sentir fruste, inintelligent, faible, ce n'est pas de l'humilité, c'est du bon sens, c'est de la modestie.  Mais lorsqu'on subit en silence des attaques injustes en se disant qu'on les a peut-être méritées; lorsque, croyant avoir raison, on se dit que peut-être l'on voit faux; lorsqu'on parvient à dompter l'amour-propre qui se cabre : alors on marche vers l'humilité.  Et le signe qu'on est parvenu au fond de cet abîme, c'est lorsque ni moqueries, ni insultes, ni injustices ne nous font plus rien; elles nous laissent insensibles; c'est comme si nous étions devenus trop petits, trop minuscules pour qu'aucune flèche ne puisse nous atteindre.  Or, chacun de nos pas, dans cette marche descendante, est un sacrifice.  
  
 L'homme intérieur, tout cet organisme complexe qui s'étend de l'aura électrique irradié du corps jusqu'aux étincellements sublimes de notre esprit immortel, apparaît parfois comme un ensemble de sphères tournantes, de soleils et d'étoiles, semblables aux mondes astronomiques; et parfois comme tout un peuple d'êtres divers, aux formes infiniment variées, pourvus chacun de leur sensibilité, de leur intelligence et de leur liberté particulières.  
  Selon le premier point de vue, le développement des vices et la culture des vertus se poursuivent comme les phases d'une vaste opération chimique au cours de laquelle la matière psychique se purifie dans les lentes distillations de la souffrance, dégage son esprit subtil, dépose des résidus épais et, pour parler comme les alchimistes, se putréfie, comme une graine confiée au sol.  Lorsque cette putréfaction est complète, comme un terreau riche en éléments nutritifs, la noirceur de la matière représente cette double ténèbre de l'humilité con-fondue avec la foi, nuit pleine de promesses et d'espoirs, nuit où fourmillent les germes de splendeurs futures, nuit bienheureuse au plus épais de laquelle jaillit l'éclair du Verbe, et l'aurore de la régénération définitive.  
  
 Mais si l'on considère l'homme sous son aspect d'entité collective, sous le regard du vision-naire se déploient les armées fabuleuses des esprits des cellules, des organes et des fonctions, avec leurs hiérarchies, leurs chefs, leurs mercenaires, s'engendrant tour à tour et s'assassinant, construisant, détruisant, s'organisant, se révoltant, se réjouissant, s'affligeant, blasphémant ou priant, tout comme nous le voyons faire, le long des siècles, aux multitudes sociales.  Sous ce jour, la culture des facultés, le foisonnement des vices, l'ascèse des vertus sont des actes, des travaux, des voyages des diverses familles d'esprits parcellaires dont se compose l'esprit humain, vivant sous l'autorité centralisante du Moi.  L'orgueil s'exprime alors comme une montée au sommet de quelque échafaudage artificiel, ou comme une monstruosité de ce même Moi qui prend une trop grosse tête, 
 ou un trop long cou, ou des jambes trop hautes; l'humilité produit une descente vers des lieux sou-terrains, un rapetissement de la stature spirituelle.  
  
 On me dira : Tout ceci, c'est des histoires pour primitifs, c'est de l'anthropomorphisme, c'est de l'animisme ! Oui, je l'accorde, mes théories sont simplettes et ressemblent à des contes de bonnes femmes.  Mais, si frustes qu'elles soient, elles me paraissent plus vraies, ou, si vous préférez, plus proches de la réalité, que la métaphysique.  Il y a deux manières de se représenter le monde : la concrète et l'abstraite, l'objective et la subjective, l'expérimentale et la méditative.  La première conduit à considérer chacun des modes de l'existence universelle comme des lieux; la seconde, au contraire, y voit en définitive des états de conscience.  L'une et l'autre vues sont incomplètes.  Tout est à la fois un individu, une collectivité, un volume dynamique, une entité métaphysique, un lieu et un mode d'être.  Prenons comme exemple un sujet connu : l'enfer, le paradis.  Partout où un être souffre, c'est l'enfer; partout où un être est heureux, c'est le paradis.  Les métaphysiciens diront : Vous voyez bien que l'enfer n'est qu'un état d'âme, puisque telle situation, celle par exemple de n'avoir pas de logement, est un supplice pour beaucoup, mais un plaisir pour quelques-uns, vagabonds par vocation.  Oui, certes, l'enfer est un état d'âme; mais je prétends que c'est aussi un lieu précis dans un espace inconnu; car l'esprit de celui qui souffre subit réellement les tortures du feu ou d'une certaine faim; de même que l'Européen vit mal dans les forêts du Gabon qui constituent pour son corps un enfer, de même le noir vit mal dans les brouillards du Nord, tandis que la chaleur accablante de sa forêt natale est un paradis pour son corps.  La vraie vérité rassemble et synthétise toujours tous les points de vue possibles.  

 Cette parenthèse me conduit à vous dire que la vie du disciple peut être comprise comme un long sacrifice, composé d'innombrables sacrifices partiels, de tout ordre. Chacun de nos gestes, s'il est accompli en vue d'un idéal, peut être considéré de différentes façons et, en particulier, comme un sacrifice.  On y retrouve toujours en effet : le dieu : l'idéal de réussite matérielle, d'art, de science, de pensée, d'humanité, de religion; 
 la victime : les cellules physiques, les forces psychiques, animiques, intellectuelles, voli-tives qui se consument et s'immolent dans   l'effectuation de l'acte; le prêtre : le moi, la conscience qui décide l'acte; l'autel : l'organe qui effectue l'acte; le feu : l'intention qui anime l'acte.  
 
 Je pourrai, si vous voulez bien me le permettre, pousser l'analyse plus au détail; ce développement nous donnera peut-être une notion plus sérieuse de la gravité de tout ce que nous faisons et de la profondeur des échos que le moindre de nos gestes peut éveiller dans l'univers total.  
 Prenons un exemple concret.  Soit un disciple qui, au lieu d'aller, le dimanche, faire une partie de campagne, décide de rendre visite à quelques malades dans le dénûment.  S'il veut faire de cet acte un chef d'oeuvre spirituel, s'il veut l'accomplir avec toutes les garanties possibles de 
 pureté, de légitimité, de fécondité, s'il espère véritablement qu'en retour le Ciel lui fera la grâce sans prix de descendre sur ses malades, si enfin et plus simplement il songe à se tenir sans intermédiaire en la présence réelle et vivante de Dieu, il mettra tous ses soins à la préparation et à l'accomplissement de cette oeuvre fraternelle.  

 Le disciple, en tant que tel, se trouve être le représentant du Christ sur la terre.  Cette fonction redoutable s'accomplit dans la mesure où le serviteur s'efface, s'anéantit et, retirant de tout son être les effluves du Moi dont il est d'ordinaire saturé, laisse toute la place au Verbe.  Les facultés mentales, les passions, les énergies vitales du corps baignent dans l'atmosphère de l'égoïsme; il faut chasser ces vapeurs délétères, afin que les rayonnements de l'Esprit descendent dans l'intelligence, purifient les sentiments, régénèrent la vitalité physique. Tout ce que l'homme le plus fort peut faire, c'est ce lavage, cette mundification, ce nettoyage.  

 Le Ciel aime l'homme; le plus vif désir de Dieu, si j'ose m'exprimer ainsi, c'est de descendre en nous, d'habiter en nous. de Se donner à nous.  Cette renaissance dans l'Esprit-Saint, toujours impossible, puisque le fini, l'enchaîné, le passager ne peut rien sur l'infini, sur le libre, sur l'éternel, cette renaissance, dont les épreuves des anciennes initiations et les baptêmes des religions ne sont que les figures, c'est Dieu seul, comme Verbe, qui la peut effectuer. 
Chaque disciple, à proportion de son avancement, est un membre, une cellule organique du corps spirituel du Christ dans le monde de la Gloire.  De même que la santé physiologique n'est possible que lorsque tous les organes et toutes les fonctions obéissent aux ordres de la flamme vitale siégeant dans le coeur, le disciple ne jouit de la santé spirituelle que si tous les organes de son être conscient obéissent à l'étincelle éternelle qui, en lui, brille comme la semence du Verbe. De même la perfection universelle, la nouvelle Jérusalem. Le royaume des Cieux sur la terre, ne seront possibles que lorsque tous les disciples vivront en parfaite harmonie les uns avec les autres, dans l'amour fraternel complet, sous la direction de leur Seigneur unique, le Verbe.  

 Tous les travaux mystiques des disciples passés, présents et futurs ne sont qu'un seul travail, parachevant les travaux du Christ.  Ils donnent à leurs frères, moins éclairés, les fruits de leurs fatigues, et c'est la communion centrale de tous les membres du genre humain. Mais ils reçoivent de leur Seigneur leur communion à eux, qui est Lui-même : double symphonie de sacrifices innombrables dont on peut trouver la figure la plus exacte dans les sacrifices de la Messe chrétienne.  
  
 Ainsi les seules valeurs que peuvent prendre les fatigues du disciple, ce sont les idées qui les dynamisent : diminution de la souffrance humaine, obéissance au Maître qu'on adore, dimi-nution des souffrances infinies de ce Maître martyr.  Un tel état d'âme ne s'établit pas en quelques minutes; il résulte d'un désir incessant d'union mystique, d'une lutte perpétuelle contre les appétits sensuels et les passions égoïstes.  On doit imiter 
 Jésus dans Ses souffrances avant de pouvoir Le représenter dans Sa puissance.  Le Verbe est prêtre dans le Ciel, le disciple aspire à être prêtre sur la terre.  
 Ceci posé, avant d'entreprendre une oeuvre de bien, le disciple renouvellera sa mise en présence de Dieu, la connaissance de son néant, le repentir de ses fautes et la demande de son pardon.  Il demandera que son coeur devienne pur et sa volonté droite, par le Père qui l'a élu, par le Fils dont il est une cellule et qu'il imitera en s'offrant comme victime puisque l'effort nécessaire à accomplir la visite à ces malades, que nous avons prise comme exemple, est un sacrifice de quelques-unes des énergies du Moi, par l'Esprit enfin qui est la force réalisatrice de l'oeuvre entreprise.  
 Cette oeuvre, si banale qu'elle paraisse à première vue, est immense et grave puisqu'elle est une oeuvre de Dieu.  Elle demande un coeur renou-velé, une âme allègre et la simplicité d'un petit enfant.  Elle demande l'aide de toute la Lumière que le disciple peut recevoir, et de toute la Vérité que son bon sens peut comprendre, Le disciple regardera donc de nouveau ses maladresses et ses fautes, et cette confession secrète sera suivie de l'imploration de la miséricorde suprême, puisqu'il va être comme Jésus-Christ un prêtre, comme Jésus-Christ une victime, comme Jésus-Christ un autel et comme Jésus Christ un feu pur.  
  
 Voici la préparation terminée.  La seconde phase du sacrifice mystique comporte la concentration 
 de toutes les forces du disciple.  Il est écrit en effet : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toutes tes forces ».  Et nous savons que l'homme est une multitude, trop souvent anarchique.  Il s'agit de l'organiser.  
 Du fond de son coeur, le disciple s'élancera vers la Gloire divine et vers la bonté du Père, et son esprit rejoindra les hiérarchies angéliques.  
 En effet, il y a deux vastes systèmes de communications qui relient la terre à son Créateur.  Le premier est celui des invisibles : dieux, génies, entités élémentaires et forces cosmiques, fonctionnant selon l'ordre établi aux premiers jours du monde; là tout descend et tout remonte de proche en proche, par intermédiaires successifs, fixés chacun à un poste défini.  C'est par cet ordre-là que montaient les prières et les oeuvres des anciens, ce sont ses secrets qu'enseignent les initiations polythéistes et l'antique magie.  
 Le second est celui des Anges : créatures engendrées sans cesse par le Père pour des missions précises, et dont les chemins passent à l'intérieur de tous les espaces créés, à travers les foules les plus denses, comme l'électricité par exemple passe à travers les atomes infiniment condensés du cristal le plus compact.  Ces anges ne servent que Dieu et les serviteurs de Dieu.  Avant la descente du Verbe, ils n'intervenaient que dans des cas fort rares.  Mais, depuis, comme ils accompagnèrent par foules leur Maître le long de Sa route stellaire, ils ont frayé des chemins directs entre tous les lieux de la Nature où leur Seigneur passa et Sa résidence éternelle.  C'est eux qui portent les prières de Ses serviteurs terrestres et qui en rapportent les exaucements.  Quand un adepte de l'ancien temps guérissait un malade, c'était par un commandement à telles créatures invisibles.  Depuis le Christ, quand un disciple guérit un malade, c'est un ange qui rapporte du Ciel le remède mystique insaisissable.  
 Après avoir appelé le Ciel, le disciple rassemblera les énergies de tout ordre qui composent sa personnalité, pour les présenter à son Dieu.  Et, dans cet état de concentration aussi parfaite que possible, il se ressouviendra de la parole évangélique qui convient à son projet, pour en faire l'assise de son oeuvre. En un mot, il tâchera de refaire son unité, que les mille distractions de la vie courante éparpillent d'ordinaire.  
  
 Seul avec lui-même, comme un prêtre devant la foule qui remplit son église, le disciple examinera l'oeuvre qu'il veut accomplir, dans toutes ses circonstances matérielles; pour l'exemple choisi, ce sera le malade à visiter, sa maladie, sa situation, ses besoins, les remèdes nécessaires, les paroles à dire pour le consoler, pour l'encourager, les sentiments plus ou moins chaleureux qui naissent en son coeur à l'égard de ce malade, quel petit présent agréable ou utile il peut lui offrir; et d'abord, il offrira au Christ ces remèdes, ces paroles, ces objets, puisque le Christ, c'est ce malade lui-même ainsi qu'il est écrit dans le Livre éternel.  Il demandera au Ciel de bénir ces choses, de les rendre bienfaisantes au malade et à l'humanité et à la Nature entière.  En toute exactitude il peut dire à Dieu : « Voici mon dérangement, le plaisir dont je me prive, l'argent que je vais dépenser, les forces que je vais employer, les paroles que je vais dire, la compassion que je m'efforcerai de répandre sur ce pauvre souffrant : prenez tout cela, mon Dieu, car tout cela, c'est Vous qui d'abord me l'avez donné, et en tout cela se cache une Lumière émanant de Votre Fils, c'est-à-dire de Vous-Même, tout cela porte quelque vertu, sortie du corps et du sang de Votre Fils.  » 

 A cette offrande doivent, je le répète, prendre part, non seulement la ferveur dévote du coeur, mais encore la pensée du disciple et les innombrables petites forces de son corps; afin que tout ce qu'il y a de ténébreux en lui se tourne vers la Lumière, et que tout ce qu'il y a de lumineux monte vers une Lumière plus pure et plus subtile.  
  
 En quatrième lieu, le disciple rappelle à tout son être qu'il essaie en ce moment d'imiter Jésus-Christ, avec le concours de ce même Christ, et en Son honneur.  L'aide qu'il se propose d'apporter au malade, dont il a fait hommage déjà à son Maître, va recevoir de ce même Maître une vertu particulière, et tout cela ensemble, l'effort du disciple, avec toute sa personne, l'acte de frater-nité qu'il a en vue, le malade, et le Christ vont prendre une unité essentielle qui enlèvera tout jusqu'aux cieux de la Gloire.  
 Cette sublime transmutation d'un ensemble d'actes banals dans leur forme extérieure profite à toutes les forces et à tous les êtres qui y collaborent.  Elle purifie le disciple, elle fait descendre sur lui un peu plus de Lumière, elle le monte vers Dieu, elle le réunit à tous les autres disciples morts ou vivants qui s'efforcent vers le même idéal, elle améliore son harmonie intérieure, elle transforme tous les objets qui serviront à l'oeuvre prévue en porteurs de Lumière, elle sanctifie les lieux où se passent tous ces faits.  

 L'épisode de la vie terrestre du Christ le mieux correspondant à ces idées, c'est la dernière Cène.  Il y a là deux actes du Christ aussi importants l'un que l'autre, bien que le second paraisse avoir accaparé toute la vénération des foules.  Jésus partage le pain et fait circuler la coupe en disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps; prenez et buvez, ceci est mon sang ». Ces paroles constituent l'axe de tout le culte chrétien.  Mais Il avait d'abord accompli un autre geste :Il avait bu et mangé avec l'homme qui allait devenir son assassin. Ce premier geste, perfection de l'Homme, précède le second, perfection de Dieu.  N'est-il pas logique de penser que le chrétien, avant de recevoir le sacrement, doit d'abord se réconcilier avec ses ennemis ? Et de se demander comment une communion peut être valable si le fidèle n'a d'abord apaisé les haines, arrêté les procès, indemnisé ceux auxquels il a fait du tort ?  
 Voilà donc ce à quoi le disciple doit se résoudre avant de jouer les saint Vincent de Paul.  Et voilà pourquoi il ne doit rien faire qui ne puisse être véritablement et dignement « en mémoire de Jésus ».  
 Ayant contemplé ces faits, d'un esprit lucide et d'un coeur ardent, avec la même ferveur le disciple offrira sa bienfaisance à Celui qui la lui a inspirée, dans la foi que tout ce qu'il va dire et faire à son malade, ce sera sous les regards et avec le secours de Jésus-Christ, ce sera par Jésus-Christ, en Jésus-Christ, pour Jésus-Christ.  

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 Résumant toutes ses aspirations, le disciple redira les demandes dont son Maître nous donna le modèle.  L'oraison dominicale lui permettra de résumer, d'unifier, d'universaliser tous ses voeux.  
 Remarquons ici que cette prière est adressée à « notre Père qui est dans les cieux », non pas au Père d'avant les cieux, d'avant la création, d'avant les premiers prodromes de l'incarnation du Verbe.  Les amateurs d'orientalisme sont mal venus de reprocher au christianisme l'ignorance de ces régions métaphysiques, qu'ils considèrent comme leur domaine propre, et où ils se croient seuls à contempler ce qui est au delà de l'Etre et au delà du Non-Etre.  Le Dieu que l'homme peut atteindre est un Dieu vivant, son Père, l'Etre subsistant par lui-même : c'est un Dieu pour tout le monde; et Il accueillera ceux qui L'ont dédaigné pour un abstrait insaisissable, aussi bien que les simples auxquels Il ne demande que de vivre, avant que de spéculer.  

 L'oraison dominicale est en somme une prière pour la paix, pour l'harmonie, pour l'unité.  Le disciple qui la prononce à l'intention de quelque souffrant demande que la paix vienne sur cet homme, sur son corps, sur son coeur, sur sa pensée, sur son destin.  Et la paix descend selon que le demandeur, par l'habitude de sa vie courante, se fait un avec Celui à l'ombre de qui il implore et de qui le dernier legs à Ses premiers serviteurs fut la paix.  
 Dès lors, les secours matériels ou autres que le disciple se propose de porter à son frère malheureux ont dû recevoir toutes les forces spiri-tuelles nécessaires, puisqu'il nous est promis que tout ce que nous demanderions au Père au nom du Fils, Il nous l'accorderait, et que le disciple est supposé faire tout son possible, d'une façon constante, pour demeurer dans le chemin de ce Fils.  

 L'une des grandes difficultés de l'état du disciple, c'est de ne pas tomber dans l'habitude des formules, dans la satiété des choses divines.  Les longs commentaires que je viens de me per-mettre pour la préparation d'un geste aussi simple que d'aller rendre visite à un malade, ont surtout pour but de souligner l'importance extraordinaire du moindre de nos actes quand nous y mêlons Dieu.  La majesté, la magnificence, la toute-puis-sance sont, sur terre et même dans toute la nature, des choses extérieures.  Dans le monde divin, ce sont des choses intérieures, imperceptibles, non sensibles.  Là réside le danger des formules pieuses; on en vient à les réciter mécaniquement, au lieu qu'elles devraient rester, à chaque fois qu'on les prononce, des jaillissements spontanés de notre amour ou de notre détresse.  

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 Mais, d'autre part, l'état actuel de l'homme est réellement si loin de l'Esprit, que des répétitions innombrables des mêmes sentiments lui sont nécessaires, comme sont nécessaires les innombrables exercices du virtuose. Sauf que, pour l'entraînement mystique, la personne tout entière doit y participer.  
  
 Ainsi le disciple se redira sans cesse qu'il n'est rien, que tout ce qu'il fait de bien, c'est le Christ qui le fait en lui et par lui; que ce Christ l'aime infiniment plus que lui ne L'aime; que ce Christ désire ce pauvre coeur infirme bien plus que nous ne savons désirer les plus précieux trésors; que c'est du Christ qu'il doit tout attendre, tout dans l'intelligence, tout dans l'amour, tout dans la force et que, par la merveilleuse folie de l'Amour, le pauvre homme, si inférieur à ses aspirations, si misérable dans ses idolâtries, si versatile dans ses volontés, cette pauvre ébauche d'homme enfin peut être reçue par le Verbe, peut devenir une partie de cette splendeur, et un rayon de ce soleil.  
  
 Je crains d'avoir trompé votre attente.  Ce que je viens de vous dire, en effet, vous l'auriez trouvé dans beaucoup de livres de dévotion; vous pourriez même, si vous suivez votre religion, l'avoir compris en assistant à la messe ou au culte.  J'aurais pu vous dire des choses curieuses sur la vie invisible de la messe catholique, de la Cène protestante ou de l'office orthodoxe.  Au lieu de mets rares et compliqués, je vous ai offert un morceau de pain.  Mais le bon pain lui-même devient rare à notre époque.  Brillat-Savarin a sans doute bien des gouttes et des dyspepsies sur la conscience, tandis qu'avec du pain de campagne et l'eau de la fontaine on peut vivre.  Avant l'agréable, ne faut-il pas prendre l'utile ?  
  
 Ceux d'entre vous qui ont fait l'expérience du Christ vivant savent que ce que je dis est la vérité. Pourquoi les autres n'essaieraient-ils pas ?  On offre à nos contemporains tant de choses baptisées nouvelles, et qui sont bien vieilles !  Ce que je vous offre est très vieux : plus vieux que tous les siècles; je souhaite que vous trouviez en vous-mêmes le courage d'abandonner les petites expériences des systèmes qui passent et des théories extraordinaires, pour entreprendre l'expérience que je vous propose : durable plus que l'univers, et simple pour les plus simples.  
  
 Le disciple, en se consacrant au Père, a célébré le plus beau, le plus vivant, le plus fructueux des sacrifices.  Chacune des actions de son existence, chacune des méditations qui les pré-parent, chacune des ardeurs qui les vivifient constituent les développements du sacrifice initial, et l'incorporent peu à peu à l'esprit du grand Sacrifié, à l'esprit de Jésus-Christ.  On annonce aujourd'hui comme une grande découverte que nos sentiments et nos pensées sont des substances; évidemment, cette antique notion est vraie.  Mais au dedans de tout cela, au centre de notre être réside une étincelle de la substance incréée dont les autres énergies de notre personne ne sont que les reflets inconsistants, comme l'ombre des nuages sur un lac tranquille. Cette étincelle, voilà le principe de notre vie future; c'est elle qui nous incline vers les malheureux, c'est elle qui nous enlève vers notre Père; c'est elle qui, nous unissant à son foyer, le Verbe, nous rassemble, nous consolide, nous organise; c'est elle qui nous transporte sur les collines de la paix et, au milieu même des privations et des fatigues, nous inonde d'une joie secrète, délicieuse et adorante.  
  
 Ce bonheur qui transparaît sur le visage des amis de Dieu, cette douceur qui coule de leurs mains fraternelles, cette pure tendresse qui palpite sur leurs lèvres, ce sont les prolongements humains de l'extase où les a ravis un seul regard reçu de leur Maître; comme fait un voile soudain entr'ouvert puis retombant, ce regard leur a montré les souveraines splendeurs de la Cité divine.  Ils ont compris alors que leur Maître S'est rendu à eux infiniment plus qu'ils ne se sont donnés à Lui; la foi a pris possession d'eux; ils oublient la crainte et le doute; les tourments terrestres perdent leur cruauté essentielle; ils peuvent toujours souffrir certes, mais l'enivrement de l'Amour endort leurs blessures; ils ne trouvent plus rien à demander puisqu'ils possèdent le Tout; ils ne savent plus que remercier, et leur vie désormais n'est plus qu'un chant d'adoration, de louanges et de reconnaissance heureuse.  
  
 On me reproche parfois de ne proposer à ceux qui m'écoutent qu'humiliations, renoncements, fatigues et soucis.  Sans doute, je fais cela.  Mais le problème se pose d'autre façon.  Imaginez des voyageurs parcourant péniblement une contrée inhospitalière.  Ils souffrent certes, et de toutes façons.  On leur dit de ne pas craindre la souffrance, et que s'ils veulent bien chasser l'inquiétude, la force reviendra dans leurs membres, l'air s'adoucira, et leur pénible marche deviendra une promenade.  Or, ils conservent leurs inquiétudes, ils les entretiennent et s'y accrochent.  Ils restent donc misérables et malheureux.  
 Si l'on ne veut pas s'abstenir de respirer l'esprit de ce monde, les essais qu'on pourra faire de vivre selon Dieu ne donneront que de nouvelles peines et plus cuisantes.  Mais si, résolvant d'agir selon Dieu, on ferme son coeur à l'atmosphère terrestre et qu'on l'ouvre à l'air du Ciel, tout change, et les pires supplices deviennent vagues et presque insensibles.  Il faut donc choisir; on ne peut pas s'écarteler, les pieds dans la boue, la tête dans l'azur.  Il n'y a qu'un pas à faire, un simple rideau à soulever; notre esprit immortel ne peut vivre que dans sa patrie; ne le maintenons pas dans les Ténèbres tout en le lançant vers la Lumière.  

 Vous voyez donc combien le problème des rapports de l'homme avec Dieu, en apparence déconcertant, se simplifie au simple appel du bon sens.  Que ceci nous encourage à nous tourner une fois pour toutes vers ce Père si bon, de qui seul peuvent venir la paix, la certitude et le bonheur, aussi bien pour les corps que pour les intelligences, pour les individus que pour les sociétés.  Croyez-moi, le temps presse; les heures définitives, qui ne sonneront peut-être qu'au prochain siècle, peuvent cependant sonner demain.  Souvenons-nous que le Maître paraîtra tout à coup « comme un voleur ».  Et décidons-nous.  
3 Mai 1926