L'APOSTOLAT

(23 Mars 1912)
   
 « COMME TU M'AS ENVOYÉ DANS LE MONDE, 
JE LES AI, MOI AUSSI, ENVOYÉS DANS LE MONDE... 
 CE N'EST PAS SEULEMENT POUR EUX QUE JE PRIE, MAIS AUSSI 
 POUR CEUX QUI CROIRONT EN MOI PAR LEUR PAROLE, 
 AFIN QU'EUX AUSSI SOIENT EN NOUS...  ». 
 (JEAN XVII, 18-21 )  
   
 Nous voici parvenus au terme de notre rapide examen des principales forces surnaturelles.  Nous ne nous sommes enquis, jusqu'à présent, que des moyens de recevoir.  Il faut nous préoccuper des moyens de donner.  Et, comme le mysticisme - notre mysticisme - est tout entier construit avec les substances incréées de la foi, comme les efforts héroïques qu'il exige restent toujours infiniment moindres que les trésors dont il nous verse les magnificences, à notre tour nous devons rayonner de la foi, et verser dans les coeurs l'eau de la source éternelle qui désaltère, qui guérit, qui lave et qui régénère.  Tel est l'apostolat, telle est l'oeuvre du disciple, que nous allons examiner aujourd'hui.    

 L'apostolat, c'est la forme de la charité spéciale au disciple, parce que le véritable culte du Verbe, c'est l'action; parce que l'action la meilleure est celle dont le but est le plus haut et l'effort le plus intense.  Quelle oeuvre demande plus de soins, plus de veilles, plus de larmes, plus de jeûnes, plus d'amour que d'ouvrir à la Lumière des coeurs pétrifiés sous les flots boueux des désirs temporels ?    

 Ainsi, tout le monde n'est pas capable, du jour au lendemain, de devenir un apôtre.  Il faut d'abord avoir appris à connaître les hommes, à discerner leurs besoins réels, à s'ouvrir un chemin jusqu'à leurs coeurs.  La charité  est la maîtresse de cette longue école.  Or tout a été dit sur nos devoirs; nous savons tous comment il faut nous conduire vis-à-vis du prochain, des êtres inférieurs, des choses, des êtres intellectuels, des êtres collectifs et de nous-mêmes; vous savez ce que le Ciel attend de vous.  Mais ce que je voudrais ardemment vous faire sentir, c'est la manière d'entreprendre ce travail, de quelle sorte de feu il faut que vous brûliez, dans quelle concentration secrète il vous est nécessaire de vous tenir pour que vos soins portent des fruits.    

 Il vous faut modifier l'attitude, l'habitude et la résidence de votre coeur; qu'il reste où il est, cependant, parce que où qu'il soit, dans la science, dans la philosophie, dans l'art, dans le travail manuel, en paradis comme en enfer, c'est Dieu qui l'y a placé.  Cherchez seulement le point par où votre situation transitoire se soude au monde éternel; là vous trouverez le Verbe Jésus qui vous attend.  Ses fortes et douces mains tireront de votre poitrine votre coeur las, usé, sali; elles le soigneront, elles rouvriront les chemins intérieurs que nos paresses ont laissé envahir par les ronces; de ce coeur purifié, restitué, recréé partiront des énergies vives vers l'intellect et vers les sens; ces deux pôles de l'être humain repren-dront leur poste de régulateurs et d'instruments.  Vous posséderez la Vie en vous au lieu de courir après ses changeantes images; vous connaîtrez directement la Vie hors de vous; comme des yeux fatigués se raniment en parcourant les campagnes lumineuses, votre coeur palpitera dans l'extase à la vue du Soleil des esprits et il en rayonnera l'incompréhensible clarté sur les autres coeurs, dans l'ombre autour de lui.    

 La flèche de la Lumière divine frappera le centre de votre volonté, l'ouvrira, en déploiera les ailes, comme le premier rayon du soleil matinal frappe les campagnes encore brumeuses et en réveille les habitants.  Pour cela, il n'est pas indispensable que votre rencontre avec le Maître ait eu lieu.  Il suffit que vous sachiez cette ren-contre possible, certaine, immanquable.  Une telle conviction, parce que supra-intellectuelle, est déjà la rencontre merveilleuse.  Elle ne peut germer en vous sans une  
 humilité radicale; elle est la première vision directe de Jésus, selon Sa véritable forme; pour la première fois l'âme transmet au moi une parole éternelle.   

 *  

 Voyez dans l'apostolat l'imitation pratique de Jésus.  L'Amour en est à la fois le principe, le but et le moyen, parce que l'Amour brûle à la fois dans le centre de l'homme et dans le centre de Dieu.  Ecoutez cette exhortation si tendre de l'Ami : « Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres ».  Telle est la formule de l'apostolat, de la vie, des fins évolutives; tel est le seul grand Arcane de la connaissance totale et du pouvoir suprême.    

 Que vous dire de ce surnaturel Amour, que les voix extasiées des Saints, des Amis, des Soldats, des Laboureurs mystiques n'aient déjà publié ?  Sans un amour, si mesquin soit-il, aucune créature ne peut accomplir quoi que ce soit.  Si, au creux du rocher, le dur granit devient une terre friable, c'est qu'il désire, c'est qu'il aime les ferments chimiques de l'air, de la pluie et du soleil.  Si, le long des routes de l'Infini, le séraphin brûlant chevauche la comète, c'est qu'il aime, c'est qu'il désire ces sombres sphères inconnues que le Seigneur lui commande de visiter.    

 L'Amour est l'Ange excellent parmi les myriades d'anges; venu de Dieu, il s'en retourne vers Dieu, d'un vol accéléré, emportant entre ses ailes des captives meurtries - les âmes - , mais tellement bienheureuses d'être captives.  Comme le cavalier tartare, aux steppes turkestanes, l'Amour se précipite, dévaste, allume l'incendie et repart d'un même galop, ayant restitué les étroites cabanes où languissaient nos coeurs aux larges souffles purifiants de l'Esprit : l'Esprit, la voix qui appelle dans le désert.    

 L'Amour est le grand Trésor, la perle unique, le diamant qu'aucune durée ne jaunira.  Il est tout petit, il est nu, il est invincible, il est invulnérable.  Il est fort comme la mort, disait le Mage d'Israël.  Oui, avant que notre Jésus ne descende, l'Amour n'était fort que comme  la mort.  Depuis, il a surpassé sa soeur, son ennemie, sa collaboratrice.  Depuis la grande victoire du Nazaréen, il n'est plus un être fort, il est la force; il surmonte même la Justice de Dieu.  Insaisissable dans ses mouvements, les yeux rapides de Lucifer ne peuvent le suivre et les glaives acérés de Satan le tueur s'émoussent contre sa poitrine nue.  Quels pinceaux, trempés dans les essences radieuses de la vie éternelle et dans les fluides éblouissants où elle s'écoule, ne faudrait-il pas pour rendre sensibles les cataractes de lumières dont cet Amour submerge ceux qu'il a élus ?    

 Il est la douceur, la joie, l'élan, le suprême, l'infime; il est la folie divine, le réalisateur des absurdes espoirs, le véritable Christophore, le veilleur sans sommeil, le captif que les chaînes les plus pesantes n'alourdissent point.  Aucune prison qui ne s'ouvre à sa prière, aucun fumier qui ne fleurisse à son approche, aucun archange qui ne se hâte à son appel.    

 L'Amour ne voit plus rien, dans tous les univers, que Celui qu'il aime; ou, plutôt, il voit toutes choses en Celui-là.  Il s'oublie, s'élance, se transforme, s'anéantit et s'identifie.  A un certain degré d'union, le Verbe propage ainsi Son ineffable séité depuis le coeur jusqu'à la limite extrême de l'individualité du disciple.  L'intellect, le jugement, la sensibilité revêtent alors la forme que prendraient, dans la même circonstance, l'intellect, le jugement, la sensibilité du Fils de l'Homme.  Le corps même, chez ce disciple, renonce à sa vie propre pour saisir les essences pures qui constituèrent autrefois la vitalité physique du Sauveur et se les assimiler.  Miracles ?  direz-vous.  Non; résultats naturels d'une surnaturelle cause.  Pour ceux du monde, pour les sages des écoles et des temples, ce sont des miracles, parce que ces idolâtres nient le surnaturel tout en adorant le merveilleux.  Pour ceux du Ciel, qui savent que le surnaturel existe, pour la sagesse christique, qui enseigne l'inanité du merveilleux et la perpétuité du miracle, les illuminations et les alchimies intérieures sont des faits logiques et familiers.    

 Veuillez maintenant, Messieurs, vous imaginer l'état d'exaltation silencieuse où vit d'habitude le disciple.  Le disciple : l'homme qui, encore vivant, a étreint son idéal.  Rappelez à votre coeur les émotions inoubliables de votre adolescence; purifiez, sublimez, élargissez ces ivresses, avivez ces lueurs de toutes les pourpres et de toutes les pierreries; représentez-vous sur l'azur sans fond des perspectives zodiacales l'immense figure du Verbe, dépassant les bornes du monde et tout de même contenue tout entière dans le coeur de Son ami.  Regardez les soleils éblouissants, les incendies cosmiques, les foudres tueuses de divinités; tout cela n'est plus que quelques rouges charbons fumeux à travers la gloire étincelante qui sert au Seigneur de vêtement.  Conciliez l'immense et l'infinitésimal, assemblez en votre âme la saveur de la toute-puissance et celle de la tendresse la plus désarmée.  Peut-être alors votre imagination, tendue à sa limite, reflétera-t-elle une image fugace de l'atmosphère où respire le disciple.  Peut-être respirerez-vous ces senteurs subtiles.  Vous comprendrez alors pourquoi certains hommes semblent immuables; pourquoi ils ne s'étonnent de rien jusqu'à paraître insensibles; pourquoi leur regard, reçu en passant, vous perce jusqu'au tréfonds et, s'il se pose sur vos yeux, vous donne le vertige.  Ce sont ces êtres exceptionnels, coutumiers de l'étrange, chercheurs d'impossible, qui, s'étant voués à Jésus, assument les martyres toujours recommençants que le monde réserve aux apôtres du divin.  Ils sont de complexes antithèses.  Là où nous rions, ils pleurent; et ce qui nous décourage les enthousiasme.  Il y a en eux une attraction sympathique qui éveille notre confiance; mais il y a aussi autour d'eux comme une barrière qui écarte les indiscrétions et les familiarités.  Ils voient les choses sous un angle inconnu; et leur contemplation incommunicable leur fournit sans relâche des motifs irrésistibles de pitié, d'indulgence et de fraternité.  Nous sommes de pierre, ils sont de feu; ils se consument et ils incendient autour d'eux avec un zèle infatigable.  Permettez-moi de reprendre une parole de Jésus, pour souhaiter, de toute la ferveur dont je suis capable, que cet incendie vous atteigne, porté par les souffles de l'Esprit, et que vous  brûliez bientôt des flammes vivifiantes et régénératrices de l'Amour.   

 *  

 L'apôtre veut convaincre, puis entraîner.  Pour convaincre, il a la parole; pour entraîner, l'exemple, c'est-à-dire l'action.  Ces deux modes de propagande se résolvent dans le travail intérieur le plus profond et le plus haut : dans la prière.  Le discours est une prière, l'acte est une prière; à son tour la prière véritable est parole et action.    

 Voici d'abord le disciple dans sa propagande par la parole.    

 Le langage demande à être manié avec précaution.  Il y a quelque chose derrière les paroles et derrière l'écriture; il faut savoir que cet occulte existe et comprendre qu'il ne veut pas être prostitué, sous peine de troubles et de désordres de toute nature chez les auditeurs, ou les lecteurs, chez d'autres encore que les humains.  La dette de notre temps sera lourde, où tant de prose malsaine s'imprime, où tant de paroles néfastes et vides sont lancées du haut des tribunes et des planches.    

 La parole est un don de Dieu, un des plus hauts; et cette terre est l'un des coins du monde où ce don est descendu avec le plus d'abondance.  Mais je ne veux pas scruter ni l'origine, ni l'essence de la parole; il suffit d'en sentir la beauté, la vertu profonde, la majesté, pour connaître en même temps les soins qu'il est juste de lui rendre.    

 Tout homme simplement soucieux de sa dignité surveille sa parole; combien le disciple, qui aspire à l'influence la plus décisive sur les âmes, ne doit-il pas exercer sur sa langue un contrôle sévère ?  Que l'on soit comptable de toute parole, que l'on doive éviter toute parole méchante, malicieuse, et même simplement inutile, qu'il faille se garder de toute parole injurieuse ou dédaigneuse à propos des êtres inférieurs, soi-disant inanimés, abstraits ou invisibles; tout ceci, vos études et nos entretiens vous l'ont appris.    

 Aujourd'hui, contemplez plutôt la correspondance  mystérieuse de ces deux mots : la parole, le verbe; poursuivez-en les ramifications; mieux encore, rapprochez-les, essayez-en la synthèse.  Jusqu'où cette contemplation va-t-elle monter ?  Jusqu'à Dieu.  Ici l'être de la parole grandit tellement qu'il échappe à nos regards, il se confond avec l'être du monde, il dépasse les bornes du Relatif.  Nous approchons de l'occulte cité du Silence, patrie de tous les langages, de tous les signes et de toutes les harmonies et dans les palais de laquelle se déploient les pompes augustes de la vie intérieure.    

 Le silence n'est pas que le non-parler; il est un acte positif, une force affirmative, il est un génie, il est un dieu, il est un royaume occulte, et il progresse, comme toute créature, entre deux conseillers, un ange de Lumière et un ange de Ténèbres.    

 Tout parle dans l'Univers, mais aussi tout écoute.  Communément on cherche à savoir ce que les créatures disent, mais les sages s'inquiètent plutôt de connaître ce qu'elles taisent; le Dakshinamourthi brahmanique et le sage de Samos, placés au commencement et vers la fin de la chaîne d'or des initiations anciennes, démontrent la valeur du silence dans la culture systématique de la volonté.    

 Si le monde des sons contient la nourriture intellectuelle de notre esprit, le monde du silence est celui du mystère, le lieu des réserves idéales, le royaume originel du Vrai, du Beau et du Bien.  Les portes en sont étroites et on ne les trouve qu'après avoir longtemps erré dans les broussailles de la parole.  Il faut avoir expérimenté la justesse du proverbe persan : « Le mot que tu retiens est ton esclave; celui qui t'échappe est ton Maître ».  Qui peut prévoir les conséquences d'une parole ?  Dans un acte aussi simple, combien de composantes échappent à notre contrôle !    

 C'est pourquoi le disciple parle peu; c'est pourquoi il se réfugie, avant de parler, dans le sein du silence, et il s'y renferme de nouveau après avoir parlé.  La parole est entre deux silences comme le temps entre deux éternités, comme l'espace entre deux infinis.  Parler, c'est semer; mais dans le silence se célèbrent les mystères; les dieux  labourent les âmes.  Messieurs, faites que votre silence soit vivant et, pour cela, allumez-y un flambeau : la torche de l'Amour, afin que le Maître Lui-même vienne diriger la charrue aux vastes champs de votre esprit.    

 L'on vérifiera ici, dans ce silence précurseur de la parole, la loi universelle de l'évolution.  Rien ne monte d'inférieur sans que deux forces supérieures ne descendent au préalable.  Les traditions religieuses l'enseignent, l'histologie le démontre.  Pour que la parole du disciple atteigne un degré de plus dans l'esprit des auditeurs, il faut qu'une des énergies profondes de son être se sacrifie, et qu'une des étincelles du Verbe vienne habiter en lui.  Apercevez ici pourquoi la vie du disciple est un jeûne continuel.    

 Comprenez de même pourquoi les maîtres de la vie intérieure tiennent le silence en si haut prix.  Pour l'adepte, il constitue une énorme économie de forces, transmuables en forces plus hautes.  Pour le chrétien, il est l'évocation de Dieu, l'habitude de la présence céleste, une barrière à toutes sortes de vertiges.    

 Avant tout cataclysme se produit une seconde de silence.  Jésus S'est incarné dans le silence anxieux de l'Univers tout entier; Jésus ne descend en nous que lorsque toutes les voix de la chair et de l'orgueil se sont tues; Jésus posera sur notre tête la couronne des béatitudes dans le silence extasié des mondes.  Le disciple ne commence rien sans la prière; cette prière est le silence vivant et fécondant, parce que l'amour vrai, l'amour suprême, l'amour éternel dépasse toute expression; sem-blable au grand aigle des solitudes millénaires, il plane, ses vastes ailes étendues, immobile, plus haut que les cimes, plus haut que les nuages, soutenu par le regard incandescent qu'il fixe sans ciller sur la sphère à la splendeur insoutenable, sur le soleil des esprits.    

 Les grandes douleurs sont muettes, dit-on; les grandes joies le sont aussi.  Au milieu du monde, les réputations naissent et vivent dans le bruit; mais la gloire germe dans le silence.  L'Etre des êtres, Dieu, Celui que la scolastique a magnifiquement défini : l'Acte pur, qui a entendu Sa voix ?  Les plus angéliques  parmi les hommes n'en ont jamais saisi que quelques échos lointains.  Puisse la constante habitude du silence physique fomenter en nous les cendres pas encore froidies où rougeoient çà et là quelques étincelles du Feu incréé; et, lorsque cette flamme immortelle se sera levée, qu'elle dévore tout en nous ce qu'il y a de périssable, qu'elle nous allège, qu'elle nous enlève jusqu'à ce monde étonnant où les voix créées s'effondrent dans l'infinie clameur silencieuse de l'extase et de l'adoration.    

 Tout ce que l'on fait, il faut le faire complètement.  Si l'on parle, que ce soit avec tout le soin, tout le talent et toute l'ardeur possibles; si l'on se tait, que l'on garde le mutisme de la tombe pour les fautes et les secrets d'autrui, pour les idées à double tranchant, pour les vérités prématurées.  Voilà les leçons du silence passif; le silence actif, ce n'est pas l'homme qui peut l'enseigner, mais Dieu seul.    

 Bien souvent l'apôtre se voit forcé de tenir close sa main pleine de secrets; les pourceaux et les chiens, à qui l'Évangile défend de jeter les perles, se pressent autour de l'homme intérieur.  Qui donne à un esprit une nourriture trop forte l'empoisonne; et cela est plus grave que s'il tuait le corps.  Prions avant de dévoiler les mystères.    

 Le mystique est certain, de par son humilité même, de recevoir sans intermédiaire la visite du Verbe.  Il a besoin, pour cette rencontre, de disposer toutes ses forces, depuis les intuitives jusqu'aux corporelles, dans l'attitude de l'attention la plus profonde.  L'attention, c'est de l'attente, c'est de l'amour, c'est la forme la plus accessible du silence.  Alors les paroles de l'Apôtre ne seront que la traduction en langage humain de ses conversations avec Jésus; mais qu'est-il besoin de conversations ?  çà et là quelques hommes savent par expérience qu'un mot du Verbe a suffi pour remplir toute leur solitude, pour féconder le vaste désert de leur esprit, pour allumer au coeur un feu immortel, pour leur conférer l'inestimable pouvoir de propager ce feu dans d'autres coeurs.  Que vous souhaiterais-je, sinon  que vous aperceviez bientôt, sous les oliviers de la Paix, aux pentes des collines éternelles, la sublime silhouette du Berger, jetant sur les échos du vallon encore enfoui dans les brumes de l'aurore l'appel illuminateur, le cri inquiet de l'Amour.    

 Le disciple connaît les impuissances de la parole; il n'a pas atteint la plénitude de l'Esprit, ses discours ne contiennent donc pas la plénitude de la Vie.  Il est encore en ascension; il peut faire des faux pas.  C'est pourquoi il exercera sur lui-même la surveillance la plus rigoureuse; il craindra constamment de ne pas offrir à ses auditeurs l'exemple vivant de l'Idéal qu'il leur montre.  Le souci de ne pas être un héraut trop indigne le hantera jour et nuit.  Et ses scrupules sont légitimes, ses craintes admirables, ses efforts dignes de tout notre respect.    

 L'exemple influe autrement que le livre ou la parole; il atteint les coeurs par les avenues de la vie réelle, et non plus par l'intelligence.  Les enseignements qu'il donne sont clairs; on ne peut s'y tromper; ils ne peuvent pas subir, comme le discours ou l'écriture, les déformations des commenta- teurs.  L'acte, qui est de la vie, parle à la vie en nous un langage indubitable.  Mais, surtout, la réalisation des théories, à laquelle le soldat s'astreint par la discipline la plus stricte, donne à son oeuvre, à son entendement, à son intuition, une santé vigoureuse; elle est un sang riche et généreux; elle fixe ses idées; elle lui donne un équilibre mental imperturbable; elle entretient dans sa raison ce bon sens précieux indispensable au mysticisme.    

 L'apôtre fera donc deux parts de sa vie extérieure; l'une étant l'assise de l'autre et toutes deux jetant des racines profondes dans la vie intérieure, dans la nuit déchirée de fulgurations où se déroulent les colloques indicibles du Maître avec Ses Amis, et de ces Amis entre eux.    

 De même que la vie intérieure demande plus de temps et de soins que la vie extérieure, la partie réalisation de cette dernière demande plus d'efforts et coûte plus de larmes que la partie propagande proprement dite.  Jetez un regard sur l'ontologie, et vous serez vite convaincus que partout ce qui ne s'aperçoit pas est infiniment plus important et plus difficile que ce qui apparait au grand jour.    

 Chez l'apôtre, l'enseignement public, c'est la fleur à la beauté et au parfum de laquelle tout le monde est convié; ce qui se cache, c'est le lent combat de la graine dans le sillon, les pénibles croissances de la racine et de la tige, les résistances désespérées à la grêle et à l'ouragan.    

 Voilà pourquoi le disciple donne tant de soins à ses actes; pourquoi il les choisit avec prudence, pourquoi sa vie pratique tout entière se résume en un seul mot : la charité.    

 L'acte, c'est de la vie; la vie, c'est de l'énergie; l'acte le meilleur est celui où l'énergie est la plus intense et la plus pure.  L'énergie la plus intense n'est-elle pas de lutter contre soi-même, de se dépouiller au profit d'autrui ?  L'énergie la plus pure n'est-elle pas celle qui s'élance du mobile le plus haut ?  Or ce mobile est le service de Dieu.    

 La source de la charité est profonde comme le coeur de Dieu d'où elle jaillit; son étendue est immense comme l'univers qui en est l'objet.  Le disciple la reçoit directement et en distribue les ondes très pures par ses travaux quotidiens; il ne lèse aucun être, il abandonne son superflu, il offre enfin son nécessaire.  Mener une vie prosaïque lui est indifférent.  Il sait que, selon le mot de Thérèse d'Avila, Dieu Se laisse prendre aussi bien à la cuisine qu'à la chapelle.  Il sait que l'acte le plus vulgaire peut devenir l'enveloppe d'un germe céleste.  Il vaque aux plus communes besognes en s'unissant par l'Amour à Jésus qui ne dédaigna point autrefois d'accomplir ces mêmes gestes, en Le priant de vouloir bien illuminer de Sa bénédiction les travaux analogues de l'homme intérieur.    

 Telles sont les bases de la charité, ses exercices élémentaires.  Car ce n'est pas une énergie qui développe sagement et prudemment ses puissances; elle est universelle; comme un explosif, elle éclate soudain et, dans  la minute, elle embrase tout, le disciple et l'univers, les hommes, les dieux et les démons.    

 Quand les moralistes en discourent, ils ne voient que le chemin qui conduit à ce brasier; ils n'aperçoivent pas la plénitude, la totalité, la perfection de cette figure en laquelle se réalise l'unité absolue du vrai, du beau et du bien.  Il faut s'approcher d'elle avec respect; plus un vocable est grand, plus merveilleux est l'ange qu'il voile.  L'ange de la charité connaît tous les mystères et peut tous les miracles.  C'est pourquoi les ennemis se lèvent en foule sous ses pas.  Cependant, quelque tendre que soit la sollicitude qui l'incline sur les pauvres créatures égarées, il attend toujours, avant de leur laisser sentir sa compassion, qu'elles aient formulé une demande et fait un geste d'appel.   

 *  

 Mais si, en vérité, n'importe quel acte accompli dans le dessein de s'unir à Dieu est un sacrifice réel, le disciple pousse plus loin la ressemblance de sa vie avec l'humble vie du Christ.  Jésus, nature infiniment délicate, a souffert démesurément.  Ce que Son corps a subi ne compte presque pas à côté de ce que la dureté des hommes, leur lâcheté, leur hypocrisie, leur ingratitude Lui ont infligé de martyres intérieurs.  Son âme humaine fut torturée tous les jours d'une Passion aussi déchirante que les supplices corporels du Golgotha.    

 Ne vous étonnez donc pas de voir chez Ses fidèles la même soif de douleurs.  Plutôt mourir que de ne pas souffrir : voilà leur cri.  Mais ne voyez pas en eux des héros à la Werther ou à la Manfred, qui se délectent dans l'auto-suggestion malsaine de leurs propres mélancolies, ou dans une commisération platonique aux malheurs d'autrui.  Ce sont des âmes très hautes que la soif d'expier précipite au-devant de tous les martyres.    

 L'apôtre renouvelle la mission de Jean le Baptiste.  Il nous enseigne le repentir et la réparation du mal; mais ses exhortations, il n'oserait pas nous les prodiguer s'il ne prenait sa part de ces remords et de ces expiations.  Bien qu'il détienne une sérénité intérieure immuable, il ne méprise ni les anxieux, ni les insouciants.  Il ne recherche pas la souffrance pour la souffrance; elle n'est que le silex dont le choc fait jaillir l'Amour en gerbes d'étincelles; elle est le signe que le Ciel n'oublie pas notre avancement.    

 Aussi le soldat ne cherche point de consolations ni de distractions aux soucis spirituels; il n'ouvre de livre que pour étudier; il ne fréquente des amis que pour les encourager.  Jamais il ne confie ses chagrins; les hommes ne voient que son sourire; Dieu seul et les anges voient ses larmes.  Car le Maître a dit : « Toi, quand tu jeûnes, oins ta tête et lave ton visage, afin qu'il ne paraisse pas aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est dans le secret ».    

 L'apôtre ne pleure que du mal qu'il voit commettre; c'est parce que ses chagrins sont infinis qu'il les tait.  Plus profondes sont les ténèbres intérieures où il se tient, plus éclatante la Lumière qu'il rayonne.  Il est, dans son milieu, la victime expiatoire, comme le Chef libre pour une planète, comme le Christ pour la création entière.  Et, s'il décline tous les secours, c'est afin que des anges plus nombreux restent libres pour aider ses frères.    

 Messieurs, lorsqu'un tel missionnaire nous fait la grâce de venir à nous, nous contractons de graves devoirs envers lui.  Nous devenons responsables de ses fatigues.  Le fardeau qui charge ses épaules est considérable.  Il porte, d'une part, le souci de nos incartades; de plus, pour exercer son ministère, il a besoin de communiquer avec le royaume invisible du Verbe; et ces visites ne lui sont possibles que s'il surpasse, par un héroïsme constant, le degré normal de perfection où il est parvenu.    

 Chaque fois que la conquête d'une âme se laisse prévoir, l'apôtre offre sa propre vie en un nouvel holocauste.  Il y a encore plus de saints que n'en énumèrent les Bollandistes.  J'en ai vu, de ces serviteurs inconnus, consumant leurs jours dans les renoncements, leurs nuits dans les larmes suppliantes de l'oraison, et acceptant avec reconnaissance le maigre nécessaire que le  destin adverse leur mesurait avec parcimonie.  On dit que les méchants ont le coeur dur; les Amis de Dieu, leur coeur est ductile; il est liquide et comme une source ardente qui s'épanche, inépuisable, et dont la moindre goutte amollit les pétrifications les plus solides de l'égoïsme.    

 Ces victimes volontaires n'épargnent jamais leurs peines; ils craignent, dirait-on, les choses faciles; ils n'ont point hâte de réussir, ils ne s'émeuvent pas des défaites, ils ont la certitude d'une victoire définitive.  Malgré tout, le témoin de leurs luttes se demande où ils puisent cette ténacité, cette énergie que les revers, loin d'abattre, redoublent bien plutôt.  Voici :  

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 « Ce que vous avez fait au plus petit d'entre vous, dit Jésus, c'est à moi-même que vous l'avez fait ».   
 En vérité, puisque toute souffrance est une libération, elle contient une vertu rédemptrice émanée du Verbe.  Le disciple, prenant sur lui-même le malheur de son frère, force la miséricorde du Christ à descendre, par la sainte hardiesse de l'Amour.    

 Rien de ce qui existe n'a été fait sans le Verbe; tout ce que les hommes font, par conséquent, aux hommes et à toute créature, atteint une forme particulière de ce Verbe.  De plus, le Christ a tout subi, bien qu'innocent, bien qu'Il n'ait jamais eu rien à apprendre.  En recherchant des travaux analogues, quoique beaucoup moins vastes, l'apôtre se rapproche de son Maître, ou plutôt s'en incorpore la substance essentielle.  Enfin, comme nous le savons déjà, Jésus continue encore à souffrir, jusqu'à ce que toutes les brebis soient rentrées au bercail.  Le Calvaire de Judée ne fut qu'une localisation terrestre du Calvaire universel.  Chaque fois donc que l'apôtre assume les douleurs d'autrui, c'est-à-dire expie une faute qu'il n'a pas commise, il soulage d'autant le martyre spirituel de Jésus.    

 Imaginations que tout cela !  penserez-vous peut-être; ou bien encore vous trouverez ces perspectives tellement lointaines qu'elles vous découragent ?  Bien au contraire, toutes ces choses sont positives; ce sont des faits d'expérience.  Mais encore, pour les vérifier, faut-il se soumettre aux conditions nécessaires.  Le Ciel demeure toujours à nos côtés; c'est nous qui Le cherchons à tort au loin.  Aucune des promesses de l'Évangile n'est symbolique.  Toutes sont réelles et permanentes, parce que Jésus parlait dans l'Absolu.  Notre tiédeur fait, la plupart du temps, qu'elles restent enfouies dans les circonvolutions profondes de l'inconscient.  Mais le vrai disciple, le soldat, l'apôtre, leur ouvrent des chemins jusqu'au plan des corps, jusqu'au plan social même.  Ainsi l'annonce du Consolateur a reçu d'autres réalisations que celle de la Pentecôte; tous ceux d'entre nous qui ont approché et qui approcheront un Ami de Dieu reçoivent, physiquement, la visite de l'Esprit Saint.    

 Quelques saints catholiques trouvèrent dans la manducation de l'Eucharistie un aliment suffisant pour leur corps.  Mais à tous ceux qui oublient leurs propres besoins en faveur des pauvres, qui donnent sans compter temps, argent, intelligence et santé, la chair du Christ est une nourriture et Son sang un breuvage.  Chaque parcelle du corps du Christ était la cristallisation d'une souffrance innocemment subie; chaque goutte de Son sang fut l'effusion d'un acte d'Amour rédempteur.  Dans la mesure où nous imitons ce modèle inimitable, les facultés, les organes qui effectuent ces sacrifices se voient unis aux facultés, aux organes analogues de l'Homme-Dieu, car Il est le cep et nous sommes les sarments.    

 Avant sa naissance, l'apôtre a déjà pesé sa croix et goûté son calice; les anges lui ont montré ses responsabilités, ses insuccès, ses attaques; mais lui, contemplant la clameur innombrable des multitudes douloureuses, a signé le pacte de la grande Charité.  Aussitôt une Lumière est descendue en lui, pour briller plus tard d'un éclat royal à chaque souffrance acceptée; et si les hommes ne s'y refusent pas, ils la verront et en recevront une étincelle salvatrice.    

 Tenons-nous éveillés; si la voix pathétique d'un Ami de Dieu s'élève dans la nuit profonde, s'il avance, en levant sur les ténèbres la torche des clartés éternelles, que nous ne perdions pas la précieuse visitation.  Que nous fassions la différence entre l'appel du rôdeur et celui du Berger.  Que nous conservions, sous la cendre des vains désirs agonisants, quelque étincelle du Feu primordial que le souffle de l'Esprit rallumera.  Tenons les yeux ouverts, pour ne pas perdre dans la foule le Pèlerin de l'Éternité qui nous cherche avec tant de fatigues; cherchons partout de tels hommes, non pas à leurs habits ou à leurs discours, mais à leurs coeurs et à leurs oeuvres; les Apôtres paraissaient ignorants et grossiers; c'est que, dès avant leur naissance, ils avaient déjà abandonné aux retardataires leurs acquisitions intellectuelles et leurs expériences de la civilisation terrestre.  Si nous regardions un tel missionné sans le « voir », des semaines de siècles s'écouleraient avant que se reproduise pour nous l'éventualité de la rencontre merveilleuse.    

 Messieurs, nous allons nous quitter, pour des mois, pour des années peut-être, car devant qui l'avenir est-il sans voiles ?  Mais, si pâles qu'aient été mes récits, si peu habile que je me sois montré à émouvoir vos coeurs, je vous demande instamment de vous souvenir de nos entretiens.  Puisse-t-il s'en trouver un, parmi vous, dans le coeur duquel ce souvenir se lève chaque jour !  Celui-là est prêt pour le travail.  Mais les autres, je les en prie, qu'ils fassent tout de même de leur mieux, afin que le Recruteur de la Lumière les enrôle bientôt.  Aujourd'hui encore, comme du temps où le Messie parcourait les fertiles campagnes d'Israël, il manque des ouvriers pour la récolte mystique.  Demandez au Père, selon le désir de Son Fils, qu'Il Se souvienne d'envoyer des tacherons; mais aussi échauffez en vous l'humble et ardente ferveur qui vous fera choisir pour ces besognes pacifiques.  Si vous saviez comme l'aurore est émouvante à voir lever sur les vastes champs du Maître, comme le crépuscule y déploie largement ses suavités, quels baumes flottent dans ces vallons, quelles perspectives y enchantent les regards, de collines en collines, jusqu'aux montagnes brillantes où resplendit la forme radieuse du Bien-Aimé !    

 Levons-nous donc, Messieurs; tenons-nous prêts pour la première lueur du soleil matinal; comme des soldats sur le qui-vive, qu'aucune alerte ne nous surprenne et que l'apparition toujours soudaine du Roi des gloires surnaturelles nous trouve sous les armes !  J'ai l'espoir qu'à notre prochaine rencontre quelques parmi vous porteront sur leur visage la clarté permanente que laisse, partout où il se pose, le regard invincible et très doux de Notre Jésus.