LA CONFIANCE

      

     Cette force miraculeuse qu'on nomme la Confiance naît en nous du sentiment de notre petitesse.  L'un croit en son étoile : c'est le fataliste; l'autre a confiance en lui-même : c'est le volontaire; et l'on rencontre quelquefois un individu original qui a confiance en Dieu : c'est le mystique. 

     Ainsi, chancelant sous l'énormité du Monde, l'homme réagit et s'élance par delà ce qui l'emprisonne, au delà de ce qui l'effraie; et son appel frappe aux portes des cités invisibles qu'habitent les Puissances du Mystère. 

     Le savant nous montre le travail de ces dieux sur le matériel; le philosophe essaie de comprendre les pourquois de leur travail; l'artiste transpose pour nos faibles yeux, pour nos oreilles à demi sourdes, la beauté de leur aspect.  Çà et là, des explorateurs plus hardis soulèvent quelques-uns des voiles dont ces sphinx s'enveloppent; mais, bientôt éblouis, les téméraires sombrent dans le brouillard des illuminismes.  Et puis, par intervalles, quelque mystique véritable, extraordinairement humble  - je veux dire extraordinairement fort  - traverse d'un coup d'aile le séjour de ces démiurges, et se pose, par delà l'univers, sur les parvis surnaturels.  Cet explorateur, Messieurs, c'est lui que je vous invite à suivre. 

     Permettez-moi d'insister dès maintenant sur des vues essentielles : il est bon de simplifier, mais il n'est pas bon d'être simpliste. 

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     Contrairement a l'opinion commune, l'Au-Delà n'est pas unique.  D'abord il y a un Au-Delà et un En Deçà, le monde sensible n'est qu'un univers entre plusieurs.  Il y a même plusieurs Au-Delà et plusieurs En Deçà.  Sachons percevoir les merveilles attrayantes ou terrifiantes, bénéfiques ou maléfiques de la Nature invisible où vivent les créatures mixtes dont parlent certains Pères, étendues prestigieuses où se mêlent toutes les falsifications du Bien et du Vrai, avec toutes les rectifications du Mal et du Faux.  De même, dans l'air de cette salle flottent ensemble des poussières solides, des vapeurs, l'émanation de vos pensées, les reflets de ceux qui y sont venus, et, s'il y a un saint parmi nous, une lueur de la Lumière éternelle.  Distinguons de tout ce merveilleux créé le surnaturel invisible que le Christ a introduit dans le monde et qui est une pure délégation authentique du royaume éternel de Dieu.  Là vivent seules les pensées du Père, Ses projets, Ses inquiétudes pour nous, Ses secours, Ses soins; toutes ces pensées ensemble constituent Son Verbe, le Christ; et chacune d'elles est un ange, un pur esprit. 

     C'est vers ce monde-là qu'il faut nous tourner; là, plus de mirages, plus de pièges, plus d'adversaires; rien que du Réel, de la Candeur, de la Confiance.  Mais on n'y entre qu'après avoir vaincu la Destinée intérieure, en domptant le Moi,  - et la Destinée extérieure en ne se laissant amoindrir par aucune opposition des circonstances ou des créatures.  Dans ce monde-là seulement resplendissent la Lumière, la Certitude et la Force.  Partout ailleurs les choses n'ont que l'apparence du Bien, ou du Vrai ou du Beau.  Seul, ce monde surnaturel est digne de recevoir nos coeurs purifiés. 

     Ne cherchez pas le monde occulte; demain le verra s'évanouir comme le monde sensible.  Cherchez l'Au-delà du monde divin.  Il est seul égal à la dignité de notre âme. 

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     Réciproquement, si Dieu seul ne déçoit jamais notre confiance, à nous de la faire toute belle et toute parfaite : se sentir en confiance, se fier, donner sa foi, pouvoir se dire : « Avec Celui-là, je ne redoute aucune trahison; il me comprendra toujours, certainement, à demi-mot, même sans aucun mot; avec Lui, je puis me taire longuement, ingénument; un regard suffit; quoi qu'il arrive, Il l'a prévu; mes inquiétudes, je n'ai qu'à les laisser tomber; et mes fatigues, je puis toujours, si le courage me manque, les déposer dans Ses bras si tendrement offerts.  » Quelle force une semblable créance ne nous donne-t-elle pas, et quelle paix délicieuse découle de cette intimité ! 

     Celui qui veut mener à bien sa tâche sent la nécessité d'une telle confiance très sûre; or, quelle tâche ne nous dépasse pas, si nous la voulons parfaite ?  N'est-il pas raisonnable de se chercher le protecteur le plus ferme et le plus puissant ?  La science a permis d'admirables conquêtes, mais Dieu n'est-Il pas le formateur des objets de la science et le donateur de l'intelligence au savant ?  La philosophie nous découvre de prestigieuses tours d'ivoire; mais n'est-ce pas Dieu qui déposa la pensée dans les cerveaux de Platon ou de Descartes ?  L'art nous ouvre les portes de tous nos tristes cachots, mais n'est-ce pas Dieu qui versa l'enthousiasme, l'harmonie, la splendeur, dans l'âme du poète, du peintre et du musicien ?  Et, si nous sentons que notre point d'appui ne peut se trouver sur la terre, où tout se dispose à nous manquer quelque jour, ne devons-nous pas le prendre au plus loin, au plus haut, dans l'immuable, dans l'Éternel ? 

     Ainsi cherchons Dieu, cherchons Sa volonté; pour ne plus craindre l'échec, plaçons-nous là où il n'y a plus d'adversaires; pour ne pas tomber, embrassons l'inébranlable; pour entraîner nos frères enfin, jetons-nous sur les traces du Berger qui paît les troupeaux des mondes aux guérets de l'Infini. 

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     Voici deux hommes.  L'un est intelligent, instruit, cultivé; il entend le langage de tous les penseurs; il goûte la beauté chez tous les artistes; son existence est brillante peut1être; mais il n'éveille chez les autres que des sentiments superficiels; et à peine la mort l'aura-t-elle emporté que son souvenir disparaîtra. 

     L'autre est fruste, obscur, ignorant; peu doué, il n'a pu apprendre que l'indispensable; cependant, il rayonne, il exerce naturellement une suprématie; on l'écoute, on l'interroge; il sème; les circonstances semblent le servir; il prend figure de conducteur. 

     C'est qu'il possède une vie intérieure profonde, tandis que celle du premier est toute en surface.  C'est qu'il a su constituer, entretenir et accroître le trésor spirituel dont tout homme reçoit à sa naissance les pièces essentielles.  Les sages d'autrefois savaient et les sages d'aujourd'hui redécouvrent que derrière l'homme sensible, pensant et conscient, se tient une autre figure voilée vers laquelle il se tourne dans ses heures d'impuissance, et qui lui transmet avec mesure les décrets du Destin, les secours des anges et les certitudes éternelles.  On a nommé ce second homme, l'inconscient, le subliminal; comme d'ordinaire, la chose dépasse l'étiquette. 

     Ce second homme est immense; il participe à tous les temps et à tous les mondes; il touche aux enfers et aux paradis; pas d'étoile perdue dont il ne reçoive la lueur; pas de dieu qu'il n'ait dévisagé; pas de démon qu'il n'ait combattu.  Il contient des délégations de tout ce qui existe; et l'homme conscient, son tout petit diminutif, peut obtenir de lui tous les baumes et tous les poisons. 

     Replions sur nous-mêmes notre force affective; examinons-la; élaguons-en toute végétation parasite : préjugés, petitesses, goûts passagers, soins égoïstes.  Elargissons-la, lançons-la par dedans, vers toutes les avenues de tous les mondes; nourrissons-la de fleurs exquises; en un mot, exposons-la sans cesse aux splendeurs qui nous semblent être divines. 

     Ainsi nous ouvrirons les voies à l'autre homme inconnu qui nous soutient.  Ainsi nous serons un pur cristal à ses rayons; nous prendrons de cet immortel la vigueur, la sérénité, le courage.  Nous ne craindrons plus l'avenir, ni le changement; nous serons vrais, nous serons simples, et notre Dieu sera le Dieu de la confiance et de la paix. 

Cette confiance peut quelquefois naître d'une méditation qui raisonne et qui persuade la volonté de se rendre à l'abandon.  L'espèce de confiance que l'on obtient de la sorte n'est pas-centrale, elle cède aux épreuves dont l'intelligence ne parvient pas à découvrir les causes. 

     La confiance vivace par contre, vient seulement du coeur; elle ne raisonne pas; elle aime; elle n'est pas volubile, mais silencieuse; elle ne gesticule pas; elle lève seulement les yeux vers le Père, vers son Christ; elle dit : Tu es là !  C'est un abandon reposant, c'est une silencieuse soirée sous la lampe; les enfants regardent des images; par intervalles, ils échangent un sourire avec leur mère; et celle-ci à son tour pose son regard sur l'époux, exprimant sans parole la plénitude paisible et sûre de l'amour partagé. 

     Mais la conservation de cette force demande des soins; elle est sujette à des éclipses. 

     Il y a trois fuites possibles : la plainte, la crainte, le moindre effort; dans les trois cas, la confiance faiblit.  Pourquoi se plaindre puisque, selon l'universel, tout ce qui arrive est juste ?  Pourquoi craindre, puisque Dieu qui dirige tout, n'a en vue que notre bien ?  Pourquoi de la paresse, puisque l'effort seul nous grandit ?  La vie n'est pas l'immobilité, c'est la transformation.  Bien loin que le royaume du Père soit le repos, il est le mouvement absolu, le mouvement perpétuel.  Si l'existence est pénible, pleine de chocs et de blessures, c'est que les êtres ne consentent à bouger une minute que pour se ménager une heure de farniente.  Dans la vie éternelle, au contraire, tous les purs esprits qui la peuplent s'activent sans cesse les uns pour les autres; tous sont les collaborateurs de tous; et ces innombrables volontés toujours offertes constituent l'harmonie plénière, immense et perpétuelle du Royaume de la Paix.  Jésus nous propose l'exemple des lis; ils ne s'inquiètent pas de leur nourriture ni de leur vêtement; ils vivent toutefois; si leur existence est courte, la nôtre est-elle beaucoup plus longue au regard de celle des dieux ?  Ils répandent leur grâce et leur parfum sans parcimonie; ils sont beaux tant qu'ils peuvent, ingénument; ils sont suaves chaque matin sans la crainte du si proche automne qui va les flétrir. 

     Pourquoi ne pas leur ressembler ?  Pourquoi tant de préoccupations extérieures de convenances artificielles, de manières inspirées par les seuls caprices de la mode ou de l'opinion ? 

     Si nous croyons en Dieu, pourquoi ne pas être nous-mêmes, avec honnêteté, avec simplicité, mais avec force ?  De quoi nous soucier, sinon de Dieu seul ?  Notre Père ne regarde que notre bon vouloir sincère; nos maladresses, Il les atténuera dans la juste mesure.  Ne nous occupons plus de paraître; soyons.  Les morales, les ascétismes, comprenons-les comme des écoles pour apprendre à être. 

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     Voilà la mystique vivante. 

     Mais souvenez-vous qu'il y a une mystique du Ciel et une mystique de l'Enfer.  Par un certain point de son organisme, Satan touche au surnaturel; et nous, hommes, nous touchons à l'incréé ou bien au créé selon la noblesse de nos mobiles. 

     Si vous vous prêtez aux gestes de la mondanité par faiblesse, vous rajoutez une pierre à la montagne des mensonges.  Si vous le faites par dédaigneuse condescendance, c'est à la montagne des orgueils que vous ajoutez votre caillou.  Si vous vous insurgez avec éclat contre ces misères, votre fierté n'engendrera qu'un scandale autour de vous, et en vous de la rancoeur.  Au contraire, les gestes que tout le monde fait par hypocrisie, par crainte, par veulerie, à vous de les renouveler, après que l'Amour vous en aura dit la pure et noble origine.  Toute banalité actuelle fut autrefois une beauté.  Obéissons à notre Maître : ne brisons pas le rameau froissé, n'éteignons pas le lumignon qui fume encore. 

     Vous vous êtes imaginé parfois les sentiments réels de deux personnes qui échangent un coup de chapeau sur le boulevard, ou une poignée de mains dans un salon.  Très anciennement, ces gestes furent les signes de sentiments humains; aujourd'hui ils n'en sont plus que les spectres. 

Deux hommes qui « se découvrent », comme l'on dit sans songer à la profondeur expressive de cette locution, se montrent dans la pleine clarté du jour et leurs regards se pénètrent.  Leurs visages, miroirs de la personne; leurs yeux, miroirs de l'âme.  Avant que leurs lèvres aient formé une parole, les choses essentielles sont déjà dites entre eux.  Les traits, l'ossature, le teint, le modelé, les rides, l'expression générale, tout ceci s'est ouvert l'un à l'autre; et le premier coup d'oeil de chacun a dit tout haut à son frère son secret suprême, le secret qu'il n'ose pas sans doute se dire à lui-même. 

     Et la poignée de mains, qui devait être sympathie, franchise, sincérité, confiance, alliance, fraternité,  - qu'est-elle devenue, ô Toi qui sus donner à Ton traître le baiser de la Paix ? 

     Ne devrions-nous pas faire d'abord que ces gestes de la civilité ne soient pas des mensonges ?  S'il fallait, me répondrez-vous, ne serrer que les mains qu'on estime, on se ferait vingt ennemis par jour.  Sans doute.  Mais si, d'abord, nous ne condamnions pas le malhonnête homme; si, ensuite, nous entretenions en nous une flamme assez pure, est-ce que sa splendeur ne passerait pas dans nos regards, est-ce que no mains ne transmettraient pas s vertu ?  N'avez-vous jamais rencontré l'auguste visage d'un héros ?  N'avez-vous jamais rafraîchi vos yeux dans les yeux clairs d'un saint ? 

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     La confiance, c'est l'enfant qui me l'enseigne.  Certain de mon invulnérabilité, car qui peut atteindre mon âme éternelle, quel homme, quel démon, quel dieu ?  j'aborderai le monde et ses merveilles, les chefs-d'oeuvre et les laideurs, sang morgue, sans honte.  Tous enfants du même Père, que notre candeur proclame notre filiation divine à ceux qui l'ont oubliée.  Je me présenterai devant le Vinci, devant Bach, devant Corneille, devant une cathédrale, avec la certitude d'en être recueilli et instruit.  Je me présenterai devant un patron, devant un chef, avec la même confiance : ils sont là, non pas tant pour me faire gagner mon pain que pour m'inviter à être un homme.  Leur exhortation sera peu souvent paternelle, je le crains.  Il n'importe.  Je suis spirituellement citoyen de l'Univers, et toute créature me parle, m'enseigne, et attend de moi sa leçon. 

     Quiconque entretient commerce d'intimité avec les génies qui élèvent sur le monde les flambeaux de l'intelligence ou de l'art approfondit chaque jour l'admiration reconnaissante qui leur est due.  Il faut étudier, méditer, contempler leurs oeuvres; il faut enrichir notre cerveau, agrandir notre coeur, gravir les cimes avec les philosophes, franchir les abîmes avec les poètes ténébreux, s'unir aux extases des artistes divins; il faut tout revivre ce que ces héros ont vécu. 

     Mais si c'est Dieu que vous voulez joindre, si l'Éternité seule est votre patrie, et l'Amour parfait votre unique passion (or, c'est cela l'unique nécessaire), sachez à l'instant ensevelir toutes ces grandeurs; sur leur tombe faites germer la rose mystique dont chacun de nous est élu à devenir le jardinier.  Tous ces grands hommes admirables n'ont rempli leur mandat que parce qu'ils surent obéir à l'ordre sans paroles transmis du Saint-des-Saints céleste jusqu'au Saint des Saints de leur âme.  Le labeur vénérable des ancêtres devient aux enfants l'humus nourricier pour de plus merveilleuses fleurs.  Chaque homme d'aujourd'hui peut être un thaumaturge dans son lieu social; et, sans le savoir, tous nous attendons de tous leur miracle propre, leur chef1d'oeuvre personnel. 

     Le passé n'est que la fondation, votre édifice est l'avenir; sa grandeur et sa magnificence dépendent de l'énergie avec laquelle, dans chaque minute du présent, vous saisirez la force que l'Éternel vous offre.  Voilà l'unique nécessaire. 

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     Nous nous étonnons que nos prières ne soient pas exaucées; mais c'est notre faute; Dieu ne nous inviterait pas à Le prier, s'Il voulait ne pas nous entendre.  Il nous dit de prier avec foi, et nous prions avec doute; Jésus nous dit de prier avec confiance, et nous prions dans la crainte.  Nous nous rencognons dans notre masure; nous séparons Dieu et notre demande et nous-même.  Il faut nous ouvrir; il faut ouvrir notre coeur si allègrement que nos bras s'en ouvrent aussi; il faut lever les yeux et tendre nos pauvres visages fatigués vers les souffles descendus des hauteurs.  Il faut mettre toutes nos forces en faisceau comme les fusils d'une escouade de braves; en gerbe, comme les épis du bon moissonneur; une belle gerbe bien dorée, tous les épis d'égale hauteur et liée au bon endroit, d'une tresse solide et souple.  Il faut être un pour toucher l'Unité; il faut se faire un pour émouvoir l'Unificateur.  Deux ou trois amis qui prient ensemble, Jésus est avec eux, c'est certain, c'est vérifié.  Mais si vous êtes seul, cela n'infirme pas la promesse, car on n'est jamais seul d'abord; et ensuite Jésus prévoit tous les cas possibles et même ceux qui nous paraissent impossibles.  Donc, si vous êtes seul, vous êtes tout de même plusieurs : vous êtes corps mortel, esprit immortel et âme éternelle; vous êtes aussi deux coeurs en un seul : l'un pour le mal, l'autre pour le bien; vous êtes encore avec vos ancêtres, ou plutôt vos ancêtres vous accompagnent si vous êtes dans la Lumière, et parfois aussi vos descendants; d'autres êtres se tiennent auprès de vous; mais votre vraie compagnie, celle que vous pouvez toujours constituer ou reconstituer, quelles que soient les circonstances temporelles ou spirituelles, c'est cette trinité mobile, vivante si petite qu'elle tient dans une seconde, si grande qu'elle remplit l'univers : je veux dire votre moi qui est une personne, votre prière qui est une seconde personne et Dieu qui est la troisième personne.  Pliez votre moi à l'imitation de Jésus; faites vos prières semblables aux prières de Jésus (quel que soit leur objet); quant au Père, d'avance, depuis que le temps existe, Il est avec Son Fils.  Ainsi vous serez trois, réunis en Jésus, en Son nom, en Sa vertu, en Son esprit. 

     Dans cet univers de l'oraison, tout est Jésus : moi et mon ami qui prie avec moi, c'est parce que Jésus est là; mon corps, mon âme et mon esprit, Jésus les embrasse; mes ancêtres et mes fils, Jésus est devant eux; l'objet de ma prière, ce doit être Jésus; ma prière, c'est Jésus; la réponse, ce sera Jésus encore; sinon ma prière n'est pas une vraie prière, c'est une combinaison. 

     Et la charité non plus, nous ne savons pas la faire; bien donner deux sous à un pauvre, ce n'est pas si facile que cela paraît.  Il n'y faut pas trop de zèle, mais une disposition intérieure affectueuse et calme, une espèce de joie discrète et compatissante, peu de paroles, un regard sympathique et sincère, sans suspicion.  Le pauvre est un homme comme les autres, pourvu des mêmes défauts et des mêmes qualités; on a pas le droit d'attendre de lui un stoïcisme que nous, favorisés du sort, ne possédons pas.  Qui ne se permet pas de petites combinaisons plus ou moins licites pour améliorer son confortable ? 

     Non, il ne faut pas venir vers les humbles avec des discours moralisateurs; en face d'eux il est bon de savoir se taire; même les moins bons approchent le Christ de plus près que nous, puisqu'ils souffrent davantage; même les mécréants d'entre eux et les aigris.  Si, lorsque nous les avons quittés ils ne se disent pas : « Il y a tout de même de braves gens », c'est que notre charité est mal faite.  Il faut venir à eux le coeur ouvert, vous dis-je, et avec une confiance double : confiance en l'Ami commun qui nous regarde avec la même tendresse, eux et nous; confiance en eux, confiance aux qualités profondes que la misère ensevelit, mais qu'un peu de vraie bonté sortira de la gangue; si nous ne leur donnons pas notre confiance, comment oseront-ils nous offrir la leur ?  Nous serons peut-être exploités; quelle importance cela a-t-il en face de cette probabilité précieuse, qu'un jour le souvenir du Ciel se réveille en eux ? 

     On répand involontairement autour de soi l'auréole de son idéal.  Notre Christ est le Seigneur de la bienfaisance, de la tendresse innocente et de la joie pacifique; si nous vivons dans cette atmosphère, nous la rayonnerons; nous serrant contre Lui avec une confiance très spontanée, les malheureux à leur tour viendront à nous avec le même abandon. 

     Si le champ d'activité où les désillusions abondent le plus est celui de l'apostolat, c'est souvent à cause de notre maladresse. 

L'homme charitable détient avec l'Inventeur et l'artiste pur le record des échecs.  Aussi, dans ces carrières arides, est-il nécessaire qu'un optimisme invincible, une confiance inaltérable, deviennent l'arbre de couche de toute la machine.  Au fond, l'être d'élite sait bien qu'il ne sera pas diminué par l'insuccès, mais il faut que cet aplomb intime se communique à toutes ses facultés et s'établisse dans toutes ses puissances.  Il sait le monde assez peuplé de pauvres de toutes sortes pour que les moindres épis soient glanés.  Et la première partie de l'axiome célèbre : « Rien ne se perd, rien ne se crée » est encore plus vraie dans l'ordre psychique que dans l'ordre chimique.  De plus le mystique sait que le : rien ne se crée est aussi faux que le : rien ne se perd est vrai.  Il sait que Dieu « tire sans cesse de ses coffres de nouveaux trésors », et si l'humanité ignore cette effluence perpétuelle de l'Infini dans le fini, que l'apparition de Jésus a inaugurée, c'est qu'elle ne veut pas consentir à tendre les mains comme il faut les tendre pour recevoir.  En un mot, on ne peut entrer dans la phalange des vrais mystiques si la confiance eu Dieu n'est devenue l'habitude de notre caractère et le tissu même de nos énergies. 

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     La coutume de s'interroger à fond et d'implorer le secours divin avant d'agir entraîne le devoir de se donner entièrement à tout ce que l'on fait.  L'être qui rayonne la plus haute qualité dynamique et la plus pure : le Saint, a pris l'habitude de vivre devant Dieu. 

     Vivre dans la présence divine n'est pas une figure de rhétorique : c'est une réalité; elle est impalpable mais beaucoup plus réelle que ce rocher ou cette maison.  Dieu est présent partout, et nul ne peut fuir Son regard, disent les théologiens; c'est vrai.  Mais l'homme possède la terrible faculté de se soustraire à l'efficace de cette présence pénétrante, parce qu'il est libre et que Dieu ne veut pas, sous aucun prétexte, lui retirer ce don insigne. 

     Le moindre de nos gestes spirituels est donc gros de terribles responsabilités.  Elles demeureront entières si nous vivons de mauvais gré, si nous ne comptons orgueilleusement que sur nous-mêmes.  Mais si nous sommes sincères avec notre conscience et humbles avec notre Guide suprême, Il en prendra, par Sa grâce, la grosse part, pour que le fardeau soit, en effet, léger, selon Sa promesse. 

     De même que les trois personnes divines se tiennent, s'impliquent et s'expliquent mutuellement, de même ces trois rayons de la splendeur divine, la foi, l'espérance et la charité, forment un tout indivisible.  La bonté du Père nous les offre et nous prépare à leur visite; en nous faisant combattre le Destin, Il nous ouvre la foi; en nous exhortant à nous fier à Sa bonté, Il nous envoie l'espérance; et Il nous invite à la charité en nous donnant le libre arbitre.  Or, ce geste d'offrande, cet envoi, ce don, c'est expressément le Christ. 

     Aucun chef spirituel ne donne comme le Christ l'impression d'être l'Ami des hommes, l'Ami de chaque créature eu particulier.  Aucun ne parle au coeur comme Lui.  Aucun ne se penche si tendrement sur notre faiblesse.  Aucun n'a su si bien rendre à notre sensibilité l'élan ingénu de sa primitive et virginale innocence.  Aucun ne s'installe en nous avec une si souveraine douceur.  Il nous donne seul le sentiment de l'immuable, l'émotion de l'ineffable, l'allégresse de la Paix.  Seul, Il est la cause de la confiance, le moyen de la confiance, la stabilité même de cette confiance; et, dans ce domaine, comme dans tous les autres, Il est la plénitude et l'accomplissement. 

      

     Messieurs, je conclurai cette méditation comme j'ai fait la précédente.  Faites l'expérience.  Retirez, pour quelques jours, votre confiance de la forme particulière d'Idéal ou jusqu'ici vous l'aviez placée.  Faites peau neuve pour quelques jours; installez en vous un autel nouveau.  Tournez-vous vers ce Christ, dont je ne sais pas vous parler comme il conviendrait; et, si vous vous remettez à Lui à force et à abandon, je vous proteste qu'II ne manquera point à Ses promesses, et qu'Il vous fera, par Sa force, plus forts que tous les ennemis et plus grands que tous les obstacles.