LA PRATIQUE QUOTIDIENNE DE LA VIE INTÉRIEURE

      

     Notre expérience de chaque jour nous démontre l'utilité, la nécessité d'une vie intérieure robuste.  A toute minute, la vie extérieure nous entame comme l'incessant assaut des vagues entame le rivage, qu'il soit de sable ou de granit; à toute minute, nous laissons accrochés aux ronces du chemin des lambeaux d'intelligence, des flocons d'énergie et les minutes exceptionnelles où nous nous affirmons plus forts que le milieu rongeur sont tellement rares que nous les tenons pour héroïques, alors qu'elles devraient être les plus communes, alors que leurs victoires continues devraient remplir notre existence. 

     Tout être normal ressent profondément la détresse de ses perpétuelles défaites.  Mais on a beau savoir d'instinct que la vie, c'est de la force, que plus la vie est profonde, plus elle est puissante, et que la plus essentielle des mille vigueurs qui circulent en nous, c'est l'énergie morale, on ne se résout pas à vouloir, on ne considère pas cette énergie morale comme la plus nécessaire.  L'exemple des grands hommes nous démontre pourtant cette primauté; c'est par le moral que l'athlète arrache de ses muscles recrus la suprême tension qui lui donne le triomphe; c'est par le moral que l'explorateur surmonte la faim, la terrible soif et l'affreuse solitude; c'est par le moral que le soldat épuisé remporte la victoire. 

     Aujourd'hui règne une sourde crainte générale de l'avenir; on ne l'avoue pas, mais elle nous étreint tous, et nous cherchons avec inquiétude un code d'éducation morale, et mieux qu'un code, la force préalable de se soumettre à ses prescriptions.  Vous voyez aux étalages des libraires de nombreux manuels qui offrent des recettes pour acquérir toutes les variétés d'énergies physiques, psychiques, intellectuelles; et ils trouvent des acheteurs dont beaucoup essaient d'appliquer ces diverses méthodes; bien souvent incomplètes ou fausses, elles se réduisent à des suggestions systématiques de confiance en soi ou en son étoile.  Cet optimisme aveugle supprime l'idée de forces supérieures à nous, et biffe la notion du divin; tout cela est un peu rudimentaire, un peu barbare. 

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     Cependant, il faut l'avouer, les synthèses d'athlétisme moral que les Anciens nous ont transmises ne rendent tout le fruit que leurs inventeurs nous promettent, que si elles sont appliquées à des individus très exceptionnels; encore ces fruits se gâtent-ils à un certain moment. 

     Prenez Pythagore et Socrate, Epictète et Marc-Aurèle, prenez Goethe et Emerson, pour ne pas citer leurs plagiaires contemporains; étudiez les psychiatres et les psycho-thérapeutes, les officiels des universités, les empiristes américains, les vulgarisateurs trop souvent incompréhensifs des méthodes orientales; chez tous vous trouverez ou bien l'exagération du moi ou bien son esclavage, sous l'empire de forces occultes imprudemment sollicitées.  De ces deux récifs l'un, l'orgueil, nous pétrifie et nous aveugle, l'autre, la superstition, fait de nous des choses amorphes et divagantes.  Quelque robuste, en effet, que soit la confiance d'un individu en sa propre valeur, il peut rencontrer des obstacles infranchissables, des ouragans qui l'abattent, des luttes qui l'épuisent; tôt ou tard, l'orgueilleux se voit renversé par la réaction irrésistible des êtres qu'il s'est indûment asservis.  La justice immanente ne s'endort jamais; si la catastrophe ne se produit pas durant sa vie terrestre, elle n'en éclate qu'avec une violence plus implacable dans le Royaume des morts.  Oui, la Providence nous conduit tous par le même chemin; elle nous laisse d'abord jouer avec des hochets : la richesse, le pouvoir, l'amour, la réputation; pour les conquérir nous violons toutes les lois et, comme des enfants têtus, rebelles aux remontrances, nous ne nous arrêtons que lorsque notre indiscipline nous a mis en danger; il faut que le malheur nous frappe, il faut que la douleur nous renverse, pour que nous consentions à reconnaître des forces plus fortes que nous et des maximes plus sages que nos impulsions. 

     « Le bon chevalier Malheur » doit souvent enfoncer sa lance jusqu'à ce que notre orgueil crie miséricorde; mais cette minute de désarroi, où nous tendons désespérément les mains vers l'espoir imprécis d'une aide surhumaine, si tardive soit-elle, c'est la minute du salut, c'est l'aurore enfin de notre future sagesse; et cette agonie nous annonce une royauté lointaine, mais indubitable. 

     Le recours à des êtres plus puissants que l'homme, voilà le principe du sentiment religieux; la crainte est bien le commencement de la sagesse, mais on ne doit pas s'y abandonner; elle se transforme avec lenteur, par la reconnaissance, puis par l'obéissance, en cette foi, en cet amour qui constituent la perfection morale.  Tous les cultes sont nés de notre impuissance; mais seul le christianisme conduit nos frayeurs jusqu'au courage invincible de Celui qui, par l'ardeur de Son humanité, par la profondeur de Son humilité, S'est montré l'Enfant de Dieu et le Ministre de Ses sollicitudes. 

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     Dans la religion du Christ, seule, on trouve une aide toujours prête, toujours à point, toujours surabondante, toujours inépuisable, à la condition unique de faire le geste nécessaire pour saisir ce salut. 

     En effet, si soigneusement recuits, si puissamment tendus qu'on les imagine, les ressorts de notre volonté restent soumis aux influences du temps, de la matière, des conditions organiques; l'homme n'est pas un pur esprit, sa santé corporelle réagit sur sa santé intellectuelle, sur sa santé morale; toutes les forces qui le composent appartiennent au relatif, et sont sujettes à l'usure; dans quel étau les fixer alors, à quel feu les soumettre et à quel forgeron ?  Un étau solide dans tous les ébranlements de la création, un feu inextinguible et qui se nourrisse de lui-même, un ouvrier sans impatience et qui ne se repose jamais.  Qu'y a-t-il de fixe dans l'Univers, sinon la loi divine ?  Quel feu surnaturel, sinon l'Amour ?  Quel ouvrier parfait, sinon le Christ ? 

      D'autre part, ceux qui, se sentant faibles, saisissent n'importe quelle amarre psychique à leur portée, ne sont-ils pas bien imprudents ?  Ne se jettent-ils pas entre les griffes de sauveurs intéressés ?  Et puis, ces secours, à l'inverse de ceux qui viennent du Ciel, ne se distribuent pas sans quelque formalités.  Les anciens avaient réduit la connaissance de ces protocoles en un système qu'ils appelaient la magie cérémonielle et qu'ils plaçaient à la base de leurs diverses religions.  Chacun des dieux dont ils imploraient l'aide ne peut intervenir dans la vie matérielle qu'en certains jours, en certaines heures, moyennant certaines offrandes; les sacrifices antiques ressemblent à nos méthodes de laboratoire ou de chimie industrielle qui exigent des conditions rigoureuses d'agencement mécanique ou physique.  Mais le plus grave inconvénient de ces appels aux énergies secrètes de la Nature, c'est que les réponses ne sont jamais gratuites; l'univers est un système fermé : qu'on déplace une forme X, ceci appelle fatalement une réaction égale et de sens contraire; quand il s'agit d'une locomotive ou d'une dynamo, l'ingénieur peut prévoir le sens et le moment de la réaction; mais la machinerie des dynamismes cosmiques est tellement complexe que personne ne peut en posséder le détail : il y a là une part formidable d'inconnu; un jour où l'autre, l'imprudent évocateur de ces énergies occultes doit leur rendre ce qu'il leur a pris; et ces échéances-là ne peuvent pas se proroger. 

      Non, quand la mauvaise fortune nous accable, quand nous tombons d'épuisement, quand tout paraît perdu sans recours, quand on touche le fond, alors, parmi les milliards d'êtres qui pourraient nous secourir, croyez-le bien, il n'y eu a qu'un seul qui cherche à nous sauver, il n'y en a qu'un seul qui puisse nous sauver, il n'y en a qu'un seul de qui la toute-puissante compassion soit gratuite, il n'y en a qu'un seul qui soit constamment à coté de chacun de nous : cet unique-là, c'est Dieu, et Sa figure de sauveur, c'est le Christ. 

     Examinez tous les systèmes, démontez toutes les architectures du savoir, interrogez les échos de tous les temples, si vous menez vos enquêtes avec l'impartialité, la loyauté, la modestie du vrai savant, il vous faudra reconnaître qu'entre l'Homme et la formidable Nature il n'y a qu'un arbitre, un défenseur possible, et que ce médiateur, c'est cet acte éternel de la bonté divine que nous nommons le Christ. 

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     Jésus est l'homme parfait; l'Évangile nous enseigne comment devenir parfaits.  L'un comme l'autre sont uniques; les ressemblances qu'on croit leur découvrir avec d'autres figures surhumaines et d'autres livres sacrés ne sont qu'apparentes; le fond des uns et des autres diffère essentiellement. 

     L'Évangile nous propose deux principes issus tous deux de la Réalité divine, humaine et naturelle, je veux dire du Verbe.  Le premier, c'est que tout vit; le second, c'est que rien n'existe que par Dieu. 

     Du premier principe découle le sentiment, le respect et l'amour de la vie dans toutes ses formes particulières; d'où l'obligation de la fraternité.  Du second naissent le sentiment de notre néant propre et la certitude de ne rien pouvoir qu'avec Dieu; d'où la prière et l'humilité. 

     Or, aimer la vie, c'est aider à ce qu'autour de soi tout vive mieux; c'est aussi bien replacer dans le champ une motte de terre lancée sur la route que mettre un tuteur à une branche froissée, secourir un animal malade, vêtir un pauvre, consoler un chagrin que répandre une découverte ou lancer une industrie qui donnera de l'aisance à quelque bourg famélique. 

     Or, demander de l'aide implique qu'on se fasse entendre du Protecteur suprême duquel on espère tout; il faut donc que notre esprit entre dans le royaume de Dieu, c'est-à-dire que nous en observions la loi, et que notre coeur soit assez pur pour que ses supplications montent vers les cieux immatériels. 

     Ces deux choses : la prière et la charité vous semblent-elles trop simples et bonnes pour les enfants ?  Essayez-les donc.  Que diriez-vous de ce jeune homme qui, désirant renouveler les exploits des athlètes célèbres, se bornerait à lire des manuels de culture physique ?  L'athlétisme moral exige aussi des entraînements effectifs.  Et, si l'énergie avec une sensibilité riche et délicate sont les caractères d'une personne morale puissante et noble, je ne connais pas d'école d'énergie supérieure à l'exercice de l'amour du prochain, je ne connais pas de culture de la sensibilité plus intense et plus fructueuse que la pratique attentive et quotidienne de la prière. 

     Si ces déclarations vous surprennent, c'est que nous n'attribuons pas le même sens à ces deux mots.  Expliquons-nous. 

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     Etre charitable, ce n'est pas laisser tomber deux sous dans la casquette du mendiant qui chante sous vos fenêtres; ce n'est pas donner cent sous aux Petites-Soeurs des Pauvres quand elles viennent; c'est prendre souci d'un affligé comme vous aimeriez que l'on s'occupe de vous si vous étiez à sa place.  L'Évangile nous parle de notre prochain; qu'on se dérange donc, qu'on se prive même, qu'on fasse tout pour quiconque est proche de nous, voisin ou passant ou parent, mais qu'on ne croie pas avoir satisfait au précepte en gémissant sur le malheur des temps ou en plaignant les infortunes éloignées, ainsi que je vois faire à beaucoup de bonnes âmes. 

     Jésus ne demande pas, comme le Bouddha ou le Bab, qu'on aime son prochain plus que soi-même, mais tout simplement comme soi-même, ce qui est déjà bien difficile, très difficile.  Restons simples, pratiques, et de sens rassis; sans rien exagérer, connaissant quel travail nous incombe, décidons nettement de le mener à bien malgré tout; ceux qui s'y essaient savent les fatigues incessantes de l'entreprise.  Interrogez vos souvenirs; vous avez tout regardé vivre autour de vous et vous-mêmes vous avez votre bagage d'expériences; or, combien nommeriez-vous de personnes desquelles vous pourriez dire qu'elles aiment réellement leur prochain, qu'elles le traitent comme elles-mêmes, sans calcul, sans amertume, sans lassitude ?  Si, à nous tous, nous parvenons à réunir deux ou trois noms, ce sera tout; le travail demandé par l'Évangile suffit donc amplement à notre état actuel. 

     L'amour du prochain peut être négatif et d'abstention, ou positif et d'action : ne pas nuire, puis aider. 

     Ne pas nuire ni par l'acte, ni par la parole, ni par la pensée; que voilà déjà une entreprise qui semble au-dessus des forces humaines à quiconque s'y essaie, et quelle école pour la paresse, pour la cupidité, pour toutes les petites mesquineries qui pullulent dans chacune de nos heures !  Que nos actes ne nuisent point, c'est endiguer l'avarice et l'ambition; que nos paroles ne soient pas nuisibles, c'est supprimer l'envie, la jalousie, la vaine suffisance; que nos pensées ne nuisent plus, c'est semer de la bénévolence, de l'ardeur et de l'allégresse. 

     Avez-vous essayé ?  Pouvez-vous apaiser votre impatience lorsqu'un importun vous fait perdre votre temps ?  Vous êtes-vous rendus insensibles aux piqûres de l'ingratitude ?  Parvenez-vous à ne pas vous défendre quand on vous calomnie ?  Faites-vous en cachette le travail que tel camarade paresseux n'expédie pas en temps voulu au risque de se faire renvoyer et de ne plus pouvoir nourrir sa famille ?  Avez-vous soigné un enfant souffre-douleur de camarades ou de parents brutaux ?  Savez-vous inventer des excuses pour ceux que l'on blâme justement, ou des défenses pour ceux que l'on persécute injustement ?  Or, si vous faites toutes ces choses d'une façon habituelle, avez-vous remarqué comme de telles coutumes vous procurent un sentiment fort de bien-être intime et de paix ?  Si même votre coeur, peu entraîné à la grande et douce indulgence des âmes qui ont beaucoup souffert, se trouve inapte à fournir spontanément ces gestes fraternels, contraignez-le de les accomplir, faites-lui violence; vous récolterez de votre despotisme contre vous-même les fruits les plus beaux de stabilité, d'énergie, d'humilité. 

La pratique de l'amour fraternel développe toutes les richesses de la sensibilité sentimentale ou esthétique, fertilise l'intelligence, et renferme tous les entraînements moraux.  Des chercheurs non-chrétiens s'étonnent que l'Évangile ne parle pas des animaux, et tirent de ce silence un argument en faveur du bouddhisme.  Mais l'Évangile n'énonce pas tout le détail infini de nos devoirs; et ces critiques, probablement, n'ont pas mis à l'essai les formules qu'ils déprécient.  J'ai bien souvent vu telle amie des chats ou des chiens laisser sans secours sa voisine malade; mais je n'ai jamais vu un homme capable de donner son lit à un misérable ramassé dans la rue se montrer cruel pour l'animal.  Qui peut le plus peut le moins. 

     L'amour du prochain le plus facile, c'est celui de la famille; toutes sortes d'attractions venues de la chair et du sang aident les époux, les pères, les mères, les enfants à s'entr'aimer.  Mais la facilité implique la fragilité et le véritable amour conjugal ou familial commence avec les tentations de devenir infidèle ou impatient.  Aimer des étrangers, des inconnus devient plus difficile; aussi cet exercice développe-t-il davantage le sens de la Vie.  Quiconque se penche sur la douleur humaine apprend à soigner la plus infime créature, apprend à l'admirer, à vénérer Celui de qui elle exprime une parole ineffable, à découvrir en tout la Lumière originelle et le secret divin.  Le contemplateur mystique fera donc aussi l'aumône aux êtres immatériels : aux mauvais destins, aux complications, aux incommodités, aux inimitiés, à tout enfin ce qu'engendre de désagréable le siècle et le milieu social. 

     Voilà le rôle secret, le rôle essentiel de l'homme.  Voilà par quels exercices il atteint sa stature entière et répond aux espérances que fondent sur lui les innombrables créatures.  Si Dieu est Amour, l'homme, Son enfant, ne devrait être que charité. 

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     En vous promenant dans la campagne, vous reposant à l'hombre d'une haie, peut-être avez-vous donné un regard à ces herbes agrestes que tout le monde foule ?  Sans doute alors l'admirable richesse de leurs formes vous a-t-elle surpris, et vous êtes-vous émerveillés devant leurs nuances délicates, les élégants enroulements de leurs tiges, les parfums souvent exquis de leurs corolles, devant toutes ces magnificences qui se cachent, ces suavités qui se retiennent de nous conquérir ?  Vous êtes-vous souvenus que ce sont les sucs de toutes ces modestes plantes qui recèlent les vertus médicinales les plus actives : bonté précieuse jointe à la plus candide beauté ?  Et, laissant parcourir à votre rêverie l'horizon ascendant des splendeurs créées, vous vous êtes, je pense, inclinés devant leur Auteur unique, partout invisible et partout pressenti, et vous avez compris que, toujours, ce sont Ses bienfaits les plus nécessaires qu'Il sème avec le plus de profusion. 

     La charité, perle inestimable avilie par l'usage, est aussi une fleur du Ciel et Celui qui autrefois, sous la figure d'un jardinier, apparut à la courtisane pénitente, en répand les semences par tous les coins de la terre, sur toutes les collines où travaillent les esprits, dans toutes les broussailles secrètes de nos coeurs encombrés.  Mais, nous, futiles, parce que chaque pas nous découvre d'innombrables espèces nouvelles de cette plante divine, nous la méprisons, nous l'écrasons sous nos pieds dédaigneux. 

     Ainsi, au lieu de ciseler à grand labeur des abstractions subtiles, au lieu de construire d'irréalisables utopies, ne devrions-nous pas nous mettre d'abord à l'école pratique de l'existence quotidienne que nous croyons trop élémentaire ?  Chaque jour est un petit monde vivant avec lequel il nous faut correspondre; le physicien comme l'astronome, le chimiste, le naturaliste comme le visionnaire affirment tous que la vie, c'est de l'amour, de l'amour le plus haut : du sacrifice.  Vous donc, qui voulez vivre davantage, avec une ardente intensité, avec la variété la plus vaste, apprenez d'abord à aimer, c'est-à-dire à répandre largement, comme fait le Père, les quelques forces qui vous sont échues et, sans cesse, des forces neuves remplaceront vos énergies usagées. 

Ce que l'on entreprend, il faut, pour réussir, s'y employer à fond.  Soyons charitables de toutes nos forces, avec toute la gravité de notre âme, avec toute la grâce de nos manières, avec soin, avec élégance, avec précaution.  Pansez les plaies du coeur avec des paroles aussi douces que vos mains se font légères pour panser les plaies du corps.  N'allez pas vers les pauvres en vous croyant supérieurs à eux; si nous ne sommes pas nés dans les bas-fonds de l'enfer social, est-ce à nous de nous en faire un mérite ?  Et puis, ne vous imaginez pas avoir des droits à la reconnaissance de vos obligés.  Du point de vue de Dieu, entre le riche et le pauvre, le véritable bienfaiteur, c'est le pauvre; non pas que le pauvre rende toujours en bénédictions l'aumône qu'il reçoit, mais parce que le Christ, qui Se cache derrière lui, nous rend une aumône spirituelle dix fois plus précieuse que nos soins et notre argent. 

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     Voilà les principales directives de l'entraînement intérieur. 

     Mais la personne morale, comme la personne physique, a besoin de nourriture et de repos.  Sa nourriture, c'est la prière; le repos, ce sont les réponses du Ciel et la foi. 

     La prière est un acte immense : l'homme se jetant pour y chercher quelque trésor inestimable et ramenant du fond des abîmes le trésor même dont il a besoin.  Si nous pouvions apercevoir, à la lumière de l'Esprit, le vaste drame que crée la demande d'un coeur pur, les houleuses multitudes qu'elle met en branle, jamais nous n'oserions prier.  Là encore notre ignorance constitue notre sauvegarde. 

     On emplirait des bibliothèques à rassembler tout ce qui a été écrit sur la prière.  Tous ces conseils sont utiles, et chaque suppliant présente sa requête comme il le peut.  Je me bornerai ici aux indications indispensables. 

     Prier n'exige, en somme, qu'une seule condition, mais essentielle : c'est que notre voix monte jusqu'à Dieu.  Je ne parle pas par métaphore; vous entendez bien qu'il s'agit de tout autre chose que de méditation, ou d'auto-suggestion, ou de concentration volontaire.  La prière est un cri d'appel et rien d'autre.  Le tout, c'est de se faire entendre.  Les formules, les attitudes, les heures, les lieux, ce sont des choses de second ou de troisième plan, car toujours et partout, que nous le voulions ou non, nous sommes sous le regard de Dieu. 

     Pour nous faire entendre, notre coeur doit parler la langue du Ciel, et ce langage, c'est la charité; notre personne doit prendre conscience de son néant, et ce vide intérieur où l'infini se précipite à flots, c'est l'humilité.  Ainsi, croire ne suffit pas; croire en Dieu et ne pas Lui obéir, voilà comment font trop de chrétiens; je préfère ceux qui prétendent ne pas croire et qui obéissent à la loi divine.  Ce n'est pas la foi qui engendre la charité, c'est la charité qui engendre la foi; la foi n'est pas une opinion du cerveau, c'est une conviction du coeur.  Avoir foi en quelqu'un, ce n'est pas croire que cette personne existe; c'est avoir confiance en elle, et lui vouer toute fidélité. 

     La foi signifie amour de Dieu, comme la charité, amour des créatures.  Ces deux flammes grandissent l'une par l'autre, et s'alimentent mutuellement.  Vivre  - car je n'oublie pas le sujet de notre entretien  - vivre, c'est sortir de soi.  Par la charité vous sortez hors de vous-mêmes, vers le monde en détresse; par la prière vous sortez en dedans de vous-mêmes, vers le Père très bon qui aime vos efforts. 

     La prière sans la charité préalable ne peut rien; tandis que la charité sans la foi émeut tout de même le Ciel.  Souvenez-vous des admirables histoires de l'Enfant prodigue et du bon Samaritain; et, si vous rencontrez dans les grandes agglomérations populeuses quelqu'un de ces êtres auxquels on n'a pas su faire comprendre le Christ, mais qui cependant souffrent au spectacle des misères prolétariennes, qui donnent aux camarades leur travail, leur table, leur mansarde et leur fraternelle amitié, vous comprendrez comment ces grands coeurs, bien qu'ils se refusent à toute conception religieuse, sont près de Dieu, bien plus près que tels dévots à l'âme sèche qui pressurent leurs employés ou qui jettent impitoyablement à la rue leur servante fautive.  Sans la charité, point de religion vivante; cet axiome évident, nous voulons le dresser assez haut pour que tous l'aperçoivent. 

     Lorsqu'on se présente devant un souverain, on se conforme au cérémonial d'usage; lorsqu'on parle à Dieu, on doit suivre l'usage de Son royaume.  Or, l'atmosphère surnaturelle, c'est la Lumière, c'est l'effusion de soi, c'est le oui de l'enfant ingénu.  Usez-en donc avec Dieu en sincérité parfaite, en confiance totale, puisqu'Il voit tout et qu'Il peut tout.  Cela suffit pour rendre notre prière puissante; tout le reste, formules, liturgies, attitudes, heures, lieu; choisis, ce sont des étais pour nos doutes, des garde-fous pour nos inattentions. 

     A m'entendre simplifier ainsi nos rapports avec Dieu, vous me croirez peut-être novateur.  Détrompez-vous.  Aujourd'hui on donne quelquefois trop d'importance aux formes religieuses; les formes sont utiles certes; mais remontez aux sources du Christianisme, consultez les saints et les docteurs, scrutez l'Évangile, et vous vous persuaderez que je ne vous annonce là rien que de traditionnel et de vénérable. 

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     Dans l'univers spirituel, tout est en cohésion intime, tout s'interpénètre et communique; un effort moral facilite la bienfaisance et la prière; un acte de bienfaisance nous aide à nous vaincre et à prier.  En somme, tout naît du bon vouloir; or, la seule volonté au monde qui soit bonne, c'est celle de Dieu; la volonté des créatures les plus sublimes reste toujours trouble ou insuffisante; c'est pourquoi nous nous aveuglons lorsque nous suivons nos désirs personnels, nous rétrécissons nos perspectives, nous créons de la discorde. 

     La vie intérieure la plus haute et la plus intense serait celle qui se renoncerait continuellement et complètement, depuis la première onde d'un désir jusqu'au dernier geste de l'acte.  Lutter pour satisfaire ses convoitises demande un effort moindre que lutter contre elles et pour les transformer; mais n'oublions pas que la conquête d'un idéal devient un égoïsme quand elle ne vise que la satisfaction de soi-même. 

     Le vrai disciple n'agira donc que par obéissance et par amour; il oubliera complètement ses propres besoins et son avenir spirituel; mais il retrouvera à chaque effort de ce total oubli une vigueur plus surhumaine et montera au-dessus de la Nature, jusqu'au Royaume de la Divinité. 

     De tels hommes existent, bien qu'encore plus rares que les rares humanitaires dont je vous parlais tout à l'heure; c'est eux qui forment, tout inconnus qu'ils soient les uns des autres, cette mystérieuse Église intérieure que la théologie nomme la Communion des Saints et qui est le germe terrestre du Royaume de Dieu. 

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     Mais ceci, c'est tout autre chose.  Résumons plutôt bien clairement les considérations précédentes et concluons. 

     Voici un grain de blé; son énergie vitale qui s'efforce reçoit l'aide fraternelle de cette terre à qui le semeur l'a confié, de la pluie, de la neige, du soleil.  Nos âmes aussi sont des semences vivantes confiées à la terre temporelle et que secourent les forces, les idées, puis les rayons du soleil de l'Esprit.  En effet, le monde n'est pas une illusion; tout, au contraire, est réalité; il y a un univers physique et nos personnes physiques, un univers psychique et nos personnalités psychiques, un monde divin et notre flamme divine; si nous voulons atteindre les limites du possible, et les reculer en les dépassant, c'est Dieu seul qu'il faut viser hors de nous, c'est Dieu seul qu'il faut écouter en nous.  La seule manière de chercher Dieu consiste à reproduire le pâle reflet que nous apercevons de Sa splendeur; la seule manière d'entendre Dieu, c'est de nous pencher sur les plaintes des créatures. 

     Croyez-moi, vous qui mêlez votre compassion aux larmes de vos frères, vous qui gémissez sur vos propres laideurs, vous qui aspirez de toutes vos forces au règne de la bonté, que vos buts ne soient ni trop vastes, ni lointains.  Car tous les hommes sont solidaires; toutes leurs existences à chacun sont cimentées, imbriquées, enchevêtrées les unes dans les autres.  Attaquez le travail n'importe où, par le premier bout qui se présente; faites l'effort de tout de suite, car il se répercutera tout seul, il se propagera de lui-même; ce qui se présente à faire, c'est ce travail-là que Dieu nous destine personnellement. 

     Que toute forme de la vie vous devienne respectable, car où est l'homme qui peut créer un moucheron ?  Que tout effort pour vivre trouve en vous une Providence; comme vous êtes aidés en tout, aidez les autres en tout; votre vie intérieure en deviendra belle et abondante, et votre vie extérieure en recevra des bénédictions. 

     Sachez-le bien, Dieu aime nous voir heureux et forts.   Il ne nous a jamais condamnés à la souffrance; le disciple du Christ n'est pas un martyr lamentable; il a eu assez de courage pour supporter les premières fatigues inhérentes à un changement radical d'existence; mais, une fois acclimaté à l'altitude mystique, il reçoit de cet air si pur, de ce soleil qui réchauffe sans jamais accabler, une merveilleuse abondance de forces.   Ainsi se vérifie la promesse du Maître, que le joug du divin labour est doux, et léger le fardeau du divin labeur.