LE MYSTIQUE

 DANS LA SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE

 
  On a fait servir les mots « mystique » et « spiritualiste » à désigner des états si divers que leur sens est devenu vague et souvent péjoratif.  Permettez-moi de fixer d'abord l'acception dans laquelle, à mon tour, je les emploie.
 

 Pour le philosophe, un mystique est ce contemplatif qui veut joindre l'Absolu par un acte senti-mental où l'intelligence raisonnante n'intervient plus et le spiritualiste est ce méditatif qui admet, au-dessus de l'homme et de l'univers, un principe recteur appelé l'âme ou la Providence.  Pour le théologien, est mystique tout fidèle qui, par un ascétisme strict et par le secours des pratiques religieuses, s'efforce d'atteindre Dieu, tandis que le spiritualiste est simplement un théiste ou un déiste d'une nuance quelconque.  Pour le public, sont spiritualistes ceux qui admettent autre chose que la matière et le témoi-gnage des sens; sont mystiques, les illuminés, les fanatiques, les superstitieux, les enthousiastes, quels que soient leur idéal ou leur manie.
 

  Je souhaiterais qu'on rende à ces deux épithètes leur sens primitif.  Si vous voulez bien m'y aider, nous restituerions ainsi une toute petite exactitude perdue à ce beau langage français que la négligence et l'ignorance générales affadissent tous les jours, et une petite clarté dans les cerveaux de nos contemporains. 

 Appelons spiritualistes ceux-là seuls qui croient à l'Esprit, force toute pure, toute libre, par conséquent directrice de tout; appelons mystiques ceux-là seuls qui tendent vers le Mystère suprême, vers Dieu, par la voie la plus directe.  Le spiritualiste sera le théoricien du Mystère; le mystique sera le praticien de l'Esprit.
 

 L'Esprit, c'est la vie totale et parfaite, sans limites et sans brisures; la vie sans commencement, antérieure à l'espace et à la durée; la vie permanente où baigne cet univers; la vie ultérieure éternelle qui embrasera les mondes en transfigurant leur agonie.  L'Esprit, c'est la vérité, la beauté, la bonté où tendent nos plus saints désirs; desquelles viendra, nous le sentons, avec notre délivrance, notre bonheur définitif.  Or, à l'instant où de si nobles espoirs se lèvent en nous, notre volonté devient mystique.  Mystère signifie à la fois l'incompréhensible, l'ineffable, l'inexprimable.  Quelles réalités nous dépassent de la sorte, sinon celles qui appartiennent à l'Esprit pur, à Dieu ?  Cet Etre, le seul existant par lui-même, a reçu de Son Fils le plus beau nom : « Notre Père »; et ce Fils nous a  tracé le chemin le meilleur pour monter jusqu'à Lui; ce chemin, c'est la voie mystique. 

 La mystique, c'est la religion de l'Esprit; et, quelle que soit l'Église dans le sein de laquelle on ait grandi, si l'on aspire à Dieu de toutes ses forces, avec une ardeur qui brûle les étapes, avec une persévérance immuable, l'on est un mystique.  Des âmes existent, en effet, uniquement affamées d'Absolu, auxquelles l'allure de la foule paraît pusillanime et la marche du Savoir trop prudente.  La Réalité suprême qu'elles devinent, elles veulent la connaître immédiatement et l'aimer totalement. 

Elles sont certaines que ce Dieu, en qui elles ont tout placé, ne peut avoir d'autre souci que le bonheur des créatures, et qu'entre tous les guides possibles, c'est Lui le plus attentif, le plus dévoué, le plus tendre, le plus proche de chacune d'elles. 
Lui seul occupe leur horizon et remplit leurs capacités; parce qu'elles Le font tout, en elles-mêmes et hors d'elles-mêmes, ces âmes acquièrent un équi-libre stable, une connaissance vraie, une puissance légitime, une sensibilité exquise et saine. 

 Car la hantise du divin ne déséquilibre pas, affirmerai-je aux professeurs d'éducation morale; bien au contraire, celui qui, du sommet de l'introspection mystique, jette sur lui-même un regard lucide, voit que le corps et le cerveau sont les deux moitiés d'un volant dont notre coeur est l'axe; le développement physique est nécessaire, le développement cérébral indispensable; il faut apprendre à penser aussi bien qu'on apprend à courir.  L'être et le savoir coexistent dans la Nature, l'intelligence et l'amour coexistent dans l'homme; mais la réalisation de leur harmonie nécessite de longues et douloureuses batailles qui constituent la culture de l'Idée; sciences et arts, philosophies et lyrismes, oeuvres classiques ou romantiques se succèdent ainsi le long de la route sociale ou du sentier individuel, tandis que, de loin en loin, un mystique véritable secoue sur le troupeau confus les feux de l'éternel flambeau.  Une maîtrise aisée dans le balancement des contraires et une immuable orienta-tion vers Dieu : voilà les caractères concrets du mysti-cisme.  Les extatiques, les illuminés, les champions des partis politiques et sociaux, les fidèles des divers fana-tismes ne devraient pas être qualifiés de mystiques.  Sans doute Dieu rassemble tous les idéals imaginables, mais Il dépasse infiniment chacun d'eux, Il dépasse infiniment leur somme à tous; aussi l'attribution du titre de mystique serait-elle rarissime si l'on se sou-ciait d'exactitude dans le vocabulaire. 

 * 

 Il existe des âmes dont l'univers immense ne peut pas combler les désirs; seul l'Absolu les rassa-sierait.  Par delà les plus belles paroles, c'est la Parole ineffable, c'est le Verbe qu'elles veulent entendre;  par delà les chefs-d'oeuvre, c'est la Beauté qu'elles veulent prendre; à travers toutes les formes, au centre de tous les idéals, c'est Dieu qu'elles contemplent, c'est Sa bénévolence qu'elles veulent répandre.  Elles ont saisi une lueur très secrète, que les sages ne discernent point, quoiqu'elle brille également dans les ténèbres du monde et dans les ténèbres du moi.  Cette lueur se nomme l'Amour, et le mysticisme est l'école où l'on apprend à la percevoir, à la recevoir, à la distribuer. 

 Les disciples de cette école imitent leur Maître.  Rien ne leur semble trop ardu; la lutte, pour eux, ce n'est rien; seule compte l'effusion par le sacrifice de leur coeur fluidifié aux flammes surnaturelles. 

C'est Jésus qui allume en eux cet incendie inextinguible; aussi se redonnent-ils sans cesse à Lui d'un voeu toujours renouvelé; sans cesse ils cherchent que faire pour Le servir, parce qu'ils savent que rien ne Lui a coûté pour prendre contact avec les hommes.  Ces disciples s'efforcent de multiplier ces contacts; ils se font fraternels aux faibles, indulgents aux vices, compatissants aux souffrances; ils expérimentent sur eux-mêmes les privations, les renoncements, les ingratitudes pour mieux compatir, et rien ne les rebute pour se faire entendre des sourds volontaires.  Hum-blement persuadés de leur maladresse et de leur ignorance, ils se laissent mouvoir par le Ciel sans que jamais leur moi fasse obstacle aux impulsions divines.  Ils savent la nécessité des oeuvres : mais celle-la 
même qui leur paraît la meilleure, s'ils s'aperçoivent que Dieu ne l'approuve pas, ils y renoncent à l'instant.  Une telle sérénité leur évite bien des chutes et leur rend toutes choses lisibles.  L'Esprit, alors, leur montre les vertus des créatures, les secrets des consciences et soulève pour eux les voiles du futur; ils enseignent, ils consolent, ils guérissent; ils deviennent des amis du Seigneur. 

 Cependant une richesse encore les alourdit : ils savent qu'ils s'efforcent, qu'ils travaillent, qu'ils montent; ils s'attachent à leurs dons et les croient irremplaçables; ils ne sont pas tout à fait pauvres, tout à fait nus, tout à fait des néants.  Le Judas psychique respire encore en eux, tout au fond. 

 Tandis que le mystique parfait marche dans un entier oubli de soi-même et devient à cause de cela impeccable et infaillible; lui seul entre tous les hommes a le droit de dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi ».  Il est un chef dans l'armée de la Lumière, un intendant sur les domaines du Père; il est un frère cadet du Seigneur, du moins il nous paraît tel, à nous les débutants qui le regardons du dehors.  Tout lui est également le Ciel, même l'Enfer, même les Limbes, parce que partout il passe, identique à la volonté du Père qui l'envoie en ces lieux différents.  Il demeure avec son Maître aux déserts de la sécheresse comme aux cieux de l'extase; la tempête et le calme, l'admiration des foules et leur insulte, le triomphe et l'échec le trouvent également 

 impassible; ou plutôt non : impassible veut dire insensible; une telle âme n'est jamais froide; elle brûle, mais d'une flamme tellement toujours égale que l'on n'en saurait mesurer l'incandescence.  Ce soldat peut guérir, ce laboureur peut enseigner; comme Jésus, il a gravi son Calvaire; comme Jésus, il nous abandonne tout le butin de ses batailles, tous les trésors de ses explorations, toutes les joies de ses dou-leurs : c'est un homme libre.
 

 Telle est la vie cachée des mystiques parfaits. 

 * 

 Tous les disciples du Christ ne se tiennent pas sur les cimes; mais quel que soit leur travail dans le divin royaume, qu'ils en défendent les frontières, qu'ils en cultivent le sol éthéré, qu'ils y bâtissent des villes ou qu'ils lancent leurs filets sur les eaux obscures où vivent les âmes de la multitude, tous, ils portent au front le signe de leur Seigneur.  Nous ne pouvons pas voir ce signe; tout au plus, lorsque le regard d'un de ces élus se pose sur notre regard, savons-nous discerner au fond de ses prunelles le limpide reflet d'éblouis-sements inconnus.  Mais il nous arrive de confondre cette pure clarté avec la sombre lueur que les forgerons infernaux sertissent dans les yeux de leurs esclaves. 

 Aussi, permettez-moi cette parenthèse, ne courons pas çà et là à la recherche d'un maître; tenons-nous- en au seul Christ, et à Sa seule parole.  Les hommes que nous sentons supérieurs, ou bien ils appartiennent aux Ténèbres par le caractère d'orgueil de leur prééminence, ou ils appartiennent à la Lumière.  Dans le premier cas, les suivre, ne serait-ce que pour tirer d'eux ce qui nous semble bon, est une imprudence insigne, car quel est notre critérium de la Vérité dans les régions inconnues où ces hommes agissent ?  Dans le second cas, plus ces hommes supérieurs seront haut dans la Lumière, plus ils refuseront nos hommages, plus ils nous renverront à leur Maître, le Christ, ou à la Vierge, Sa Mère mystérieuse et toute-puissante. 

 Revenons aux disciples encore à l'école.  Ces êtres candides dans un monde trop adroit, ces vaincus volontaires dans une tourbe d'agresseurs, ils trouvent la paix là même où éclatent les colères des cupidités en bataille; ils recherchent le silence comme nous recherchons le bruit, ils se tiennent à l'affût des douleurs comme nous à l'affût des plaisirs, et ils restent des énigmes pour quiconque n'adopte pas leur enseignement. 
 Tout le monde convoite, tout le monde s'épuise pour acquérir ou pour conserver; cependant, çà et là, quelques inconnus travaillent sans intérêt per-sonnel; leur abnégation naît de leur pénétration.  0r le philosophe n'aperçoit que les suites du vice, de la mauvaise éducation, de l'hérédité, de l'ignorance; où le sociologue déplore des lois maladroites; où le penseur découragé se réfugie dans sa tour d'ivoire. 
 ces disciples voient des frères aigris par la souffrance incomprise, abattus par l'indifférence générale, aveuglés par de faux enseignements.  Leurs espoirs demeurent intacts parce que, derrière les paresses et les turpitudes, brille pour leurs yeux élus cette étoile immortelle du Verbe dont le plus bas des hommes demeure malgré tout le tabernacle permanent.
 

 Mais la compassion platonique ne suffit pas aux serviteurs du Christ; ils agissent avec la même éner-gie précise et mesurée qu'ils emploient à leur culture intime; leur bonté pour autrui rayonne aussi vigou-reuse que leur sévérité contre eux-mêmes.  Comme leur Maître qui, sur la croix de l'espace, S'immole perpétuellement au bénéfice des créatures; comme le sang qui court dans tout le corps, combattant les germes morbides, entraînant les poisons, ces hommes ne s'arrêtent jamais; partout on les trouve où il y a des larmes à essuyer, des plaies à panser, des haines à réconcilier, des initiatives à encourager; sans cesse et sans regrets ils oublient leurs propres goûts, leurs désirs légitimes et leur repos pour se mieux donner à leurs frères misérables.
 

 Ce sont des réalistes; le merveilleux ne les attire pas; ils préfèrent aux prodiges ou aux longues dévotions pharisaïques un bol de bouillon donné à un pauvre; leur salut personnel ne les inquiète pas; en tout et partout ils aperçoivent Dieu d'abord et Sa clarté radieuse transfigure les laideurs, illumine les gouffres et assainit les marécages. 

  * 

 Sont-ils fous d'orgueil pour se croire ainsi les asso-ciés de la Providence ?  Non, puisque cette collabo-ration appartient aux seuls humbles, aux seuls « pauvres en esprit » ayant éprouvé l'impuissance de l'humaine nature.  Sont-ce des cerveaux faibles ?  Pas davantage, puisque leurs actes démontrent leur bon sens, leur énergie, leur solidité; au reste, les siècles tour à tour se sont nourris de ces mêmes rêves et rafraîchis à ces mêmes espoirs.
 

 Les labeurs du philosophe et du savant, les enthousiasmes admirables de l'artiste, les ardeurs du contemplatif, les vrais élèves de l'Évangile honorent tous ces élans, mais comme des moyens, comme des routes adjacentes à la Voie royale, à la Voie étroite.  A travers les expériences, les systèmes et les illumi-nations, ils cinglent droit sur l'Absolu et, parce que l'Absolu se trouve également au centre de toutes les sphères, ces explorateurs hardis conservent leur équi-libre et deviennent également aptes aux extases ou aux fatigues communes de la charité.
 

 Les plus forts connaissent des détresses; les plus grands penseurs avouent qu'ils ne savent rien; les pervers tremblent parfois; certains ascètes se martyrisent par entêtement; on rencontre des thaumaturges qui agissent par les Ténèbres; les voyants peuvent se tromper; l'apôtre le plus actif peut être un ambitieux; la seule marque certaine du mystique, c'est l'Amour.
 

  Mais il est impossible de percevoir aucune chose dont notre esprit ne porte en soi le reflet préalable.  Pour discerner le Christ sous la forme pitoyable du loqueteux échoué dans le ruisseau, il faut que le Christ vive d'abord en nous.  Pour voir l'invisible, il faut être soi-même invisible aux puissances du monde.  Pour vaincre la douleur des autres, il faut la subir en soi.  Les disciples mystiques seront donc des inconnus ou des silencieux; on les voit bien agir; mais, comme on ne discerne par leurs mobiles, on leur en attribue de faux; ils ne se défendent jamais d'ailleurs; ce sont des dupes volontaires, des exploités bénévoles; ils prétendent, à l'inverse des philanthropes, que le bien fait dans l'ombre est plus actif et plus rayonnant.  Cette opinion leur attire médisances et calomnies, mais ces originaux ne détestent pas de subir les brocards de leurs voisins; eux, qui prennent tout au sérieux, sourient lorsqu'on les attaque.  J'ai connu un de ces grands coeurs ignorés sur le compte duquel on racontait des histoires d'escroquerie : « Bah !  me disait-il, il faut bien que les gens parlent de quelque chose; quand ils n'auront plus rien à dire, ils se tai-ront; et puis, entre nous, ils ne diront jamais de moi tout le mal que j'en pense moi-même, vous savez, quand on est seul avec sa conscience ».
 

 Ceci n'est pas une affectation d'humilité; cet homme était sincère.
 

 Pour comprendre son état d'âme, mettez en présence un demi-savant et un vrai savant.  Le premier 
 a beaucoup lu, beaucoup retenu, il est plein d'assurance et répond doctoralement à toute question, car il a peu réfléchi.  Le second a aussi un gros bagage intellectuel, mais la mémoire en lui n'empiète pas sur son intelligence.  M.  Bergson, dans un de ses derniers livres, L'Énergie spirituelle je crois, raconte avec une simplicité admirable qu'un soir un des grands maîtres de la médecine exposait, dans un salon, sa théorie de la conscience.  Une jeune fille, après l'avoir écouté, s'approche de M.Bergson et lui dit « : J'ai bien suivi le professeur X..., et il me semble qu'il y a une lacune dans son système; seulement je n'arrive pas a voir où ».  M.  Bergson, bien loin de négliger la remarque de cette enfant, la nota, y réfléchit et finit par décou-vrir le vice de raisonnement du psychiatre.
 

 Ainsi donc, plus on est fort dans un ordre quelconque de l'activité, plus on est modeste, mieux on aperçoit tout ce qui reste à conquérir, plus on soigne les petites choses.  L'homme religieux, de même, plus il approche son idéal, mieux il mesure la distance qui l'en sépare encore, mieux il évalue les obstacles, l'importance du plus petit effort, la gravité du plus petit manquement. Voilà pourquoi les saints n'ont aucune indulgence pour eux-mêmes et se désolent pour des fautes qui nous paraîtraient négligeables. 

 * 

 L'oeuvre du Père, c'est Jésus-Christ; l'oeuvre de Jésus-Christ, c'est l'assemblée de Ses disciples vrais;  l'oeuvre de l'Esprit, c'est les oeuvres de cette assemblée fraternelle, et l'oeuvre de la Vierge, c'est la substance même par quoi prendra corps au dernier jour cette triple opération.
 

 A une telle altitude, tout s'unifie; les trois oeuvres n'en font qu'une, qui est le sacrifice; et les ouvriers, les disciples vrais doivent être des disciples réels et des disciples vivants, parce que la vérité, la réalité, la vie ne sont en Dieu qu'une seule et même chose.
 

 En vous parlant tout à l'heure des hommes libres, des amis du Seigneur, puis des disciples ordinaires, j'ai voulu vous montrer la hiérarchie de l'Église inté-rieure, de l'armée du Christ, que la théologie appelle la communion des saints; mais je crois qu'il existe sur la terre d'autres saints encore que ceux du calendrier.  Ils sont tous unis ensemble, ils sont agrégés les uns aux autres, imbriqués, enchevêtrés les uns dans les autres comme les atomes inséparables d'un diamant spirituel; ce que l'un fait, tous le font avec lui, dans la mesure où sa volonté propre s'identifie à la volonté du Père; et cette union plénière fait la force de cette cohorte insaisissable.
 

 D'autres hommes que ces purs serviteurs du Dieu venu en chair ont tenté d'accomplir une semblable unité; Merswin, Ruysbroek, Rosenkreutz, Eckarts-hausen, Lopoukhine furent les protagonistes connus de quelques-uns de ces essais; il en est d'autres ayant vécu en France, mais demeurés inconnus; je ne dévoilerai  pas leur anonymat nécessaire et providentiellement décrété; mais le génie de la créature est incapable de réaliser seul cette merveille; c'est Dieu qui chaque jour dénombre Ses élus, qui les instruit, qui les exerce, qui les agrège les uns aux autres, qui leur confie des travaux et qui les soutient dans leurs fatigues.
 

 Les formes de ces travaux sont variées comme la vie, mais il s'agit toujours du même travail : le sacri-fice.  Jésus-Christ est l'incarnation du sacrifice, car Il réunit, en Sa double personnalité incompréhensible, le dieu et le suppliant, le prêtre et la victime, le feu de l'holocauste et l'autel.  Il est la perfection du sacrifice à cause de Son innocence absolue.  Il est la toute-puissance du sacrifice, à cause de Son incommen-surable abaissement.
 

 Du point de vue divin, le péché engendre le mal; les péchés individuels engendrent les maux indivi-duels.  Pour remonter le cours descendant des consé-quences, il fallait donc un Dieu de toute bonté, un pénitent volontaire sur lequel prennent modèle les innombrables pénitents coupables, un sacerdote assez surhumain pour oser présenter le pécheur et désarmer le juge, une victime pure, un feu inextinguible, un autel universel.  Jésus-Christ seul remplit toutes ces conditions, Lui, l'agneau immolé dès l'origine du monde.
 

 Voici un autre point capital : Jésus-Christ est prêtre selon l'ordre de Melchisédek, et non pas selon l'ordre de Moïse.  Il ne remplit pas les conditions  canoniques du sacerdoce juif légal; Il est annoncé comme venant - humainement - d'un sacerdoce mystérieux, d'un culte sans rites, qui n'égorge aucune victime, qui se montre une seule fois, puis disparaît.  Melchisédek, le roi de la paix, n'a ni père, ni mère, ni descendants; l'Écriture ne mentionne ni sa nais-sance, ni sa mort; il est seul.  Ainsi Jésus est seul, et Son culte est celui de l'Esprit; Il apparaît une seule fois dans le cours des siècles, puis disparaît.
 

 Selon l'ordre extérieur, un grand nombre de prêtres se succèdent aux autels; selon l'ordre central, un seul prêtre, le Verbe, célèbre perpétuellement Son propre sacrifice, qui est Jésus, et obtient sans arrêt le salut des hommes, qui est le Christ.  On ne remarque pas sans une certaine surprise que le prêtre selon l'ordre de Melchisédek a été immolé dans sa propre ville, par le sacerdoce temporel de la tribu de Lévi.  Et cette immolation locale fut précédée par d'innombrables immolations analogues et depuis, dans les siècles ultérieurs, dans les mondes évolutifs qui sont les marches de l'ascension du Verbe, d'autres innombrables immolations inconcevables se succèdent sans arrêt.  Le Verbe S'incarne partout pour le salut de chaque humanité; mais partout, après Son sacrifice, Ses serviteurs, qui sont comme des parties de Sa substance spirituelle, reproduisent ce sacrifice, à la mesure de leur innocence et de leur humilité. 

 Le seul sacrifice digne de Dieu consiste dans l'offrande de nos volontés propres, offrande complète 

 bien entendu et s'étendant jusqu'au fait matériel de chaque renonciation particulière.  Chaque jeûne du moi peut E, au gré du disciple, une adoration, un remerciement, une expiation, ou une prière.  Le sacri-fice de Jésus-Christ a déposé dans chaque espèce du Mal un germe de salut; chaque souffrance du corps de Jésus, chaque dégoût de Sa sensibilité, chaque amertume de Son coeur humain, chaque erreur ren-contrée par Son intelligence, la douleur qu'Il en a subie fut une Lumière pénétrant au centre essentiel de chaque type de brutalité, de perversité, de dureté, d'ignorance, d'orgueil, d'inertie.  Ses serviteurs, à leur tour, par chacune de leurs petites renonciations, rejoignent chacune de Ses renonciations parfaites et réveillent les lueurs de salut provenant des germes purs semés par le Christ.  Ainsi se propage de proche en proche l'universelle rédemption.  Tel est le travail caché des vrais mystiques auquel aboutissent tous leurs travaux apparents. 

 * 

 Les cadres de la société moderne et ses labeurs s'accommodent fort bien des nécessités du mysti-cisme pratique.  Quels que soient l'âge et le sexe, la nationalité ou la profession, le rang social ou la culture d'un disciple, qu'il soit ouvrier ou homme d'État, il lui est toujours possible de se sacrifier, 

 Le sacrifice comporte la consécration de la victime 
au Dieu du fidèle, son offrande, son immolation, sa consommation ou communion.
 

 Or le disciple est consacré à Dieu, et il renouvelle chaque matin cette consécration; chaque matin il s'efforce d'offrir à Dieu un coeur plus net, chaque matin Dieu lui perfectionne sa netteté, chaque matin il se sépare des motifs profanes.  Secondement, lorsque l'occasion de se priver de quelque chose se présente, le disciple offre à Dieu cette privation.  Ensuite il se dédouble, si je puis dire : il s'érige en sacrificateur et immole la petite partie de son moi qui souffre de cette privation; enfin, l'énergie déployée pour accomplir cette privation s'ajoute à l'énergie libérée par le renoncement, et Dieu les emploie comme il Lui plaît, soit aux fins que le disciple a en vue, soit au bénéfice du disciple. 

 Le Christ a permis, en effet, à quiconque souffre pour Lui une double récompense, terrestre et future; mais, pour l'obtenir, il faut d'abord l'oublier.  C'est par de telles exigences que Notre Maître cultive en nous cette libre allure, toute simple, toute limpide, directe et infatigable, de l'Amour vrai; c'est par une telle discipline profonde qu'Il nous rend capables de percer les symboles, objets des études antiques, de traverser les images auxqueslles s'arrête la foule chrétienne, d'atteindre enfin les réalités.  Ainsi la plupart des fidèles, pour prendre un exemple, n'approchent le Christ que par la manducation du pain et du vin eucharistique; quelques-uns Le 
touchent par le pardon parfait à leurs ennemis; mais un disciple capable de se nourrir effectivement du corps et du sang du Verbe, c'est à peine s'il s'en trouve un par siècle.
 

 Ne l'oublions jamais : les actes intérieurs de notre esprit ne prennent toute leur fécondité que lorsqu'ils s'expriment en actes extérieurs par le corps; mais les actes corporels seuls sont inopérants bien davan-tage que les actes mentaux seuls.  Je me permets d'insister sur ces notions de bon sens pour que vous compreniez combien le mystique doit être sain, équilibré, harmonieux.  Son unité personnelle, corps, esprit et âme, engendre l'unité collective de cette l'Église idéale où tous sont frères par l'identité des désirs, par la communauté de l'idéal, par la concordance des moyens.  De la sorte, quiconque, né dans une chaumière, obéit à Dieu de tout son pouvoir, devient essentiellement le frère de celui qui, né dans un palais, sert Dieu de toutes ses forces aussi.  Bien plus encore, ces deux hommes si différents, et qui s'ignoreront toujours, reçoivent une fraternité surhumaine et perdurable, parce que Jésus a dit : « Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère ». 

 Ainsi la mentalité de notre époque n'est pas un obstacle à l'existence des mystiques.  Au contraire, elle leur offre de plus nombreux travaux et, parce que la Lumière éternelle ne déploie nulle-part une puis-sance plus éclatante que lorsqu'elle est comprimée de toute la pesanteur des Ténèbres, nous apercevons alors que, parmi les discordes sociales, les embûches politiques, les égoïsmes familiaux, les licences indivi-duelles, la charité méprisée de quelques disciples épars, vivant en antithèse à la coutume contempo-raine, prépare, avec le salut des égarés, le remède aux crises collectives et l'universelle pacification, objet des soupirs de tout le genre humain.