LES AMITIÉS SPIRITUELLES 

   
  Les notions que je viens de vous exposer dans les causeries précédentes se présentèrent pour la première fois à mon esprit à la fin du siècle dernier.  Dès cette époque, une série de circonstances favorables m'avait mis à même de comparer un certain nombre de systèmes suivis par les hommes pour la vie intérieure et d'acquérir une double certitude : la primauté du Christ sur tous les initiateurs religieux, et la continuité de Son intervention précise à travers les siècles, les bouleversements sociaux et les discordes philosophiques.  Il me sembla possible, en conséquence, de ressaisir le fil que d'âge en âge se transmettent les serviteurs de Jésus, de ramener sur cette lueur jamais éteinte les regards de la foule du sein de laquelle peuvent jaillir des bonnes volontés qui s'ignorent; puis d'exercer celles-ci aux travaux de l'Évangile afin qu'elles concourent par libre et unanime accord à la prolongation de ce fil sauveur, à la propagation des bonnes semences confiées à la terre depuis deux mille ans.  Ainsi naquirent les « Amitiés Spirituelles.

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 Indépendantes de tout parti social, de toute organisation ecclésiastique, elles n'obéissent à aucune directive secrète. La foi au Christ Jésus, Fils unique du Père, voilà leur seul dogme; aider le prochain de toutes manières, voilà leur seule règle; demander continuellement le secours du Ciel, voilà leur seul rite.  Elles ne font ni de l'apologétique, ni de la controverse, ni de l'expérimentation métapsychique.  Leurs associés gardent les opinions de science, ou de philosophie, ou de politique qu'ils jugent les meilleures; on ne leur demande pas de bouleverser leur genre de vie, mais seulement de le perfectionner; on ne leur demande pas de mettre à l'arrière-plan leurs obligations professionnelles ou familiales, mais bien plutôt d'y consacrer davantage de soin et le meilleur d'eux-mêmes, en mêlant à ces labeurs le souvenir du Christ, en installant le Christ à leur foyer, à leur métier et d'abord dans leur coeur.   

 Lorsque tous ces devoirs communs sont remplis, les « Amitiés Spirituelles » invitent leurs compa- gnons à s'enquérir des autres.  A celui qui craint la vie écrasante il faut faire comprendre que Dieu secourt les faibles; à celui qui ne veut croire qu'en son intelligence, il faut rappeler que tout savoir humain n'est jamais qu'une approximation; au désespéré il faut faire paraître le Ciel, faire entrevoir la sagesse profonde des séparations cruelles, les fruits merveilleux  des souffrances incurables, il faut, même à nos propres dépens, tenir en échec la Fatalité impitoyable et obtenir de Dieu le miracle sauveur.  Celui dont la foi religieuse trop fragile se scandalise devant les faiblesses humaines, si excusables cependant, il faut l'incliner à la divine indulgence, le tourner vers le Père toujours directement accessible, et lui démontrer comment Jésus a souffert pour lui, personnellement, telle de Ses innombrables douleurs.   

 Ceux-là surtout dont l'âme est d'abord religieuse, mais qui n'ont pas compris les dogmes, ou pas admis la nécessité des rites, ceux qui ne peuvent plus prier parce qu'ils se sont raidis sous les coups du Destin, ceux qui ne savent plus prier à cause de trop fréquentes inexactitudes, ceux à qui une confiance trop naïve aux promesses de la raison a fait perdre la foi et qui regrettent les célestes figures évanouies, tous ceux-là nous émeuvent et nous voudrions les tenir pour leur proclamer nos inébranlables certitudes.  Qu'ils se rassurent : d'autres hommes les condamneraient peut-être, mais Dieu, le bon Dieu, le Père, leur reste indulgent, pitoyable et accueillant.  Dans le petit cercle de nos modestes travaux, nous voyons tous les jours se réaliser les paraboles de l'Enfant prodigue et de la Brebis perdue.  Et c'est parce que chaque jour nous apporte une confirmation nouvelle de notre foi que nous prenons l'assurance de la déclarer aussi nettement.   

 

   Aux « Amitiés Spirituelles », nous sommes certains, nous savons tous que Jésus-Christ portait dans Sa personne corporelle la double perfection de l'Homme idéal et du Dieu suprême; nous croyons que, seul, cet incompréhensible dualisme pouvait assurer le double salut de l'univers et du genre humain; le salut, c'est-à-dire la seconde création, la régénération, le transplantement de tous les êtres sur un monde éternel, inaccessible à celui-ci, quoique tout prêt à le rejoindre, et qui se nomme le Royaume de Dieu.   

 Quand nous affirmons ces choses, bien peu nous écoutent.  Les uns répliquent : « Mais non, Jésus de Nazareth ne fut qu'un agitateur populaire dont l'imagination des foules a magnifiquement embelli la légende ».  Les autres déclarent : « Le Christ est un mythe solaire ».  Les psychiques protestent : « Non, ce fut un médium, le plus grand, sans doute ».  Les adeptes du magnétisme voient en lui un magnétiseur extraordinaire; les hermétistes le réclament comme le plus sublime des mages; et les disciples de l'Orient le tirent à eux en le baptisant chacun d'un titre différent.  Par là-dessus, les simples spiritualistes s'étonnent de toutes ces disputes et demandent : « Quelle importance cela peut-il avoir que le Christ soit Dieu ou un homme ?  »  

 Or cette importance est capitale.  Si Jésus-Christ  n'est qu'un homme, le plus grand des hommes; s'il n'est qu'un dieu, le premier des dieux, impossible à lui de faire passer les créatures par delà le Créé; or, si elles ne rentrent pas dans l'Incréé, dans l'Infini, dans l'Éternel, c'est que leur Auteur les a condamnées au supplice effroyable des recommencements perpétuels et des piétinements aveugles dans les labyrinthes de l'Indéfini.  On ne peut pas concevoir une telle cruauté, ou une telle dureté, de la part de l'Etre suprême.   

 Cette descente effective du divin dans la Nature, cette présence réelle et permanente du Père dans l'humanité, constitue le caractère original du christianisme.  Et si tant de doctrines aujourd'hui veulent nous persuader que Jésus n'est pas Dieu, c'est parce qu'une telle foi nous met à l'abri des pièges de l'orgueil spirituel et des fascinations du faux savoir; c'est parce que, seule, cette foi nous apporte la vie et nous sauve à jamais.  Si Jésus est Dieu, tout devient simple, clair et facile.   

 Par cet axiome, nous croyons trouver les solutions de tous les problèmes, des issues à tous les enfers, des remèdes à tous les maux.  L'Évangile en est l'unique commentaire; nous l'étudions sans cesse, nous nous efforçons d'en reproduire les expériences.  Essayez à votre tour, mais avec des soins minutieux, avec un esprit libre, avec l'humble patience du chercheur sincère à son laboratoire.   

 Lisez l'Évangile, mais comme si vous ne l'aviez  jamais lu, comme si on ne vous en avait jamais parlé.  Écoutez les échos que cette lecture éveillera en vous.  Il s'agit de renaître.  Quelques minutes par jour, le temps de votre lecture, faites-vous une âme d'enfant.  Ne vous pressez pas.  Attendez que le remède opère.  Et puis, quand votre coeur frémira sous l'ineffable des paroles infinies, essayez-vous à la pratique.  Vous verrez que l'une ou l'autre de vos inquiétudes s'apaisera d'abord.  Et sans cesse de nouveaux allégements augmenteront en vous la douce paix du Ciel.   

 Cette marche fut la nôtre.  Nous y avons trouvé non pas une existence exempte de soucis, mais la force de les souffrir avec une paix intérieure que bien peu d'accidents entament.  Aucun homme n'est jamais seul; mais celui-là qui s'est offert au Christ du fond du coeur reçoit pour tous ses besoins réels un secours constant; le miracle se multiplie à son bénéfice et pour ceux qu'il aime; et la certitude inébranlable des Réalités éternelles le hausse au-dessus de toutes les désillusions.   

 Contrairement à une opinion trop répandue, l'Évangile donne le goût de la vie, le goût de l'acte et la joie véritable.  On a beaucoup travesti sa doctrine sous les couleurs de l'intolérance et de la rudesse.  En réalité, elle concilie le plus pur idéalisme et le réalisme le plus concret et résout les antinomies métaphysiques; elle offre à notre personnalité`les moyens de s'épanouir magnifiquement parce qu'elle la place sous les rayons directs de son soleil natal :  le Verbe; elle donne à la famille sa vigueur complète parce qu'elle en fait une cellule de la nation, vivante et autonome avec mesure; enfin, elle équilibre la société parce qu'elle en établit le communisme nécessaire sur l'amour fraternel, au lieu que nous voyons tant de réformateurs bâtir leurs utopies sur l'égalité matérielle des citoyens.   

 D'autre-part l'Évangile nous montre comment Dieu est Notre Père dans l'actualité pratique de chaque heure, comment Il nous aime tous, sans exception; comment, à Ses yeux, l'ouvrier vaut le prince; comment le dégénéré préoccupe davantage encore Sa sollicitude que l'homme de génie; comment ce n'est pas Dieu qui crée la souffrance, mais nous-mêmes en nous débattant contre les lois spirituelles.   

 Enfin le Christ - combien a-t-il fallu qu'on altère Sa physionomie pour avoir à le dire, - le Christ est notre libérateur, non pas notre geôlier; Il nous exhorte bien vers la vie éternelle, mais Il ne nous dégoûte pas de la vie temporelle; Il ne nous apporte pas des fatigues en surcroît, au contraire Il Se charge de celles qui nous accablent; Il clarifie et Il éclaire; Il place l'idéal à notre portée, ne nous demandant pour tout cela que de vouloir bien nous en remettre à Lui pour tout ce à quoi nous ne suffisons pas.   

 

   Tels sont les secrets des « Amitiés Spirituelles », pauvres secrets connus depuis vingt siècles; secrets  
 cependant singuliers et merveilleux, car plus augmente la foule qui les entend, plus ils s'approfondis- sent en mystère et en vertu.  Voilà pourquoi nous voudrions que l'humanité entière en ait les oreilles rebattues; le secret de ces secrets n'a point de fond; il est l'abîme incommensurable de l'Amour, tout grand ouvert aux âmes inquiètes, aux âmes déçues si nombreuses aujourd'hui.   

 Nous ne sommes pas les seuls détenteurs de ces trésors; çà et là vivent en silence ces serviteurs du Ciel dont j'ai essayé dans les causeries précédentes de vous faire connaître les travaux; les « Amitiés Spirituelles » s'efforcent à leur suite, se tenant à un poste intermédiaire entre leur humble et forte assurance et l'inquiétude pitoyable de ceux qui cherchent en gémissant.  Nous voulons, en un mot, offrir à tout le monde ce que nous avons trouvé de plus précieux, avec un accueil fraternel et de l'aide à quiconque se sent fatigué.   

 Cette attitude n'est pas la tolérance; tolérer, c'est condescendre, c'est ne pas interdire, c'est supporter.  Or nous ne nous sentons supérieurs à personne, nous croyons à la bonne foi de tout le monde; nous admirons la générosité de tous les élans, la beauté de toutes les recherches et nous nous inclinons devant tous les courages malheureux.  Chacun de nous se borne à mettre à la disposition de qui le lui demande son petit acquis technique ou professionnel, son temps, sa sympathie humaine et ses prières.  Ce bon  
accueil, ce bon vouloir, ce compagnonnage fraternel, cette collaboration bénévole : voilà notre idéal pratique.   

 L'union, prêchée partout aujourd'hui, n'existe nulle part.  On croit l'établir avec des éléments d'essence divisante : le nombre, l'argent, les suffrages majoritaires; on oublie que l'unité est intérieure, dans la Nature aussi bien que dans l'Homme.  Ce n'est pas la forme de nos actes qui nous unit, ce n'est pas la ressemblance de nos théories, ni la communauté de nos intérêts; ces unions-là ne sont que des alliances d'opportunisme; c'est l'identité de nos sentiments, de notre idéal, des mobiles de notre conscience qui engendrent la véritable union, fraternelle et solide, et librement consentie.   

 La liberté de l'âme est une bien grande chose, puisque Dieu la respecte toujours.  Nous faisons de notre mieux pour ne jamais surprendre le libre arbitre de ceux qui viennent à nous; nous leur présentons notre point de vue et les laissons ensuite choisir en toute indépendance.  Aussi demandons-nous qu'on nous reconnaisse les mêmes franchises.  Quand nous recommandons la prière, que le rationaliste ne nous tienne donc pas pour superstitieux; quand nous admirons le génie catholique, que le socialiste ne nous accuse pas de cléricalisme; quand nous croyons au miracle, ou à la Vierge, que le protestant ne se scandalise pas; si nous négligeons l'exégèse, que le moderniste ne nous méprise pas; si tels d'entre nous pensent  que l'on vit plusieurs fois, ou que les peines de l'enfer ne sont pas éternelles, ou que la multiplicité des petites dévotions dénature la piété, le catholique voudra bien se souvenir de saint Irénée, de saint François de Sales, du curé d'Ars, qui pensaient de même.  Et si nous proclamons que Jésus est Dieu tout entier, que Sa résurrection fut corporellement réelle, que l'Évangile raconte toujours des faits, sans allégories, que les adeptes de l'ésotérisme, puisqu'ils prêchent la tolérance, ne nous qualifient pas de cerveaux faibles ou de Jésuites déguisés.   

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   Le recrutement des « Amitiés Spirituelles » ne considère que la qualité morale; ce n'est pas la fonction qui détermine la valeur de l'homme, mais la manière dont cette fonction est remplie; ce ne sont pas tant les vertus intellectuelles, ou esthétiques, ou volitives qui font la dignité de l'être supérieur, mais l'emploi de ces vertus et l'idéal qu'elles servent.   

 D'autre part, le progrès collectif dépend du progrès individuel.  Pour que le Parlement ne compte que des compétences, il faudrait que les citoyens n'élisent que des compétences et qu'ils oublient leurs intérêts égoïstes immédiats.  Pour que le niveau mental de la nation s'élève encore, il faudrait que chaque citoyen s'apprenne à penser juste au lieu de se laisser suggestionner par des tribuns.  Pour que la criminalité,  l'alcoolisme, le malthusianisme diminuent, il faudrait non pas des sermons, des impôts ou des primes, mais que chaque homme et chaque femme prenne conscience de sa dignité et veuille ne plus déchoir en face de soi-même.  Voilà pourquoi, au lieu de nous servir des grands moyens modernes de publicité, nous préférons nous adresser à chacun en particulier, pour obtenir son retour vers Dieu, vers l'aspect de Dieu le plus humain : vers le Christ.   

 Sans doute, tout ce que nous disons a été dit et bien dit; tout ce que nous faisons a été fait et bien fait, depuis vingt siècles, par les premiers disciples de Jésus, par les premiers moines de chaque ordre, par les grands philanthropes, par beaucoup de saints, clercs ou laïques, célèbres ou ignorés.  Mais nos contemporains sont aussi peu perméables aux choses divines que les rhéteurs d'Athènes ou d'Éphèse, de Rome ou d'Alexandrie.  Nous avons donc beaucoup de travail.   
 Mais nous possédons aussi un avantage qui nous facilite la besogne : c'est que nous ne sommes pas des professionnels en matière de religion; et ceci n'est pas un paradoxe.  Nous ne possédons pas notre affaire comme des docteurs en Sorbonne; nous ne sommes pas habillés de dix-neuf siècles de théologie, de conciles et de droit canon; nous ignorons la scolastique et l'apologétique, les liturgies et les manuels où l'on trouve rangés en bel ordre les cas de conscience, les arguments, les décisions, les bulles et les encycliques.   

 Voilà notre faiblesse et notre don quichottisme; aux yeux de plusieurs prêtres, éminents et vénérables, nous ne sommes que des amateurs, de fâcheux, d'insupportables amateurs, qui piétinent dans les plates-bandes et qui démolissent les règles du jeu.   

 Or je vois dans le dictionnaire que, selon l'étymologie, un amateur est celui qui aime; aussitôt notre vice rédhibitoire devient à mon sens notre vertu, je veux dire notre force.  Nous aimons, en effet, ce que nous faisons; nous aimons Jésus, nous aimons Son service, qui est de servir nos frères, comme nous pouvons, sans doute, mais tant que nous pouvons.  Nous bousculons les règles ?  peut-être; nous n'observons pas les coutumes ?  peut-être.  Mais les traditionalistes ne distraient-ils pas une trop forte part de leur intelligence et surtout de leur âme à obéir méticuleusement à ces préceptes ?  Peut-être les appliquent-ils avec un souci tel qu'ils n'aperçoivent plus l'esprit divin dont ces maximes ne devraient être que le manteau ?   

 Malgré nos gaucheries, nos excès de zèle, nos ingénuités, nous resterons des amateurs.  Plaise au Ciel de nous maintenir dans cet enthousiaste amateurisme !  Ce n'est pas par la présentation de nos idées que nous voulons convaincre, c'est par le rayonnement de la flamme dont elles nous embrasent.  Ce n'est pas par l'importunité que nous voulons conquérir des adhérents, c'est par la qualité de notre effort intérieur, de notre action extérieure.  Nous sommes nés d'un groupe amical, nous sommes des amis collaborant à la même oeuvre; nous resterons des amis ou bien nous disparaîtrons.  Pour nous, l'amitié, c'est le culte du même idéal, l'observance de la même discipline, la réalisation des mêmes actes; et, parce que notre idéal se nomme le Christ, notre discipline, l'Évangile, nos actes, l'entr'aide fraternelle et la prière, nous croyons notre amitié la plus pure, la plus haute, la plus solide.   

 Trop souvent on ne se lie que pour des motifs exclusivement utilitaires; quelquefois, c'est l'analogie des goûts ou des opinions qui engendre l'amitié humaine; mais les mobiles de la parfaite amitié viennent de plus haut : ils descendent des forces éternelles.  Et, parce que Notre Maître le Christ éleva Ses bons serviteurs à la dignité d'Amis, nous, si distante que soit encore notre timide obéissance de l'obéissance généreuse de ces disciples accomplis, nous nous sentons irrésistiblement entraînés à offrir à tous ceux qui nous entendent celles des bénédictions de l'Esprit que nous aurons eu la joie de recevoir en dépit de nos mérites négatifs.   

 

  Le Père a voulu que Ses trésors nous soient d'autant plus accessibles qu'ils contiennent davantage de réalités nourricières pour la jeunesse de notre foi.  Ainsi, la route de la puissance temporelle ne s'ouvre que devant une minorité d'hommes; les chemins de l'intelligence sont plus fréquentés; mais Jésus détache sur la voie particulière de chacun une traverse qui va rejoindre la voie étroite qui monte aux seuls trésors inattaquables, aux trésors de l'Amour.   

 Nos sentiments sont des fils qui rattachent tout être à chacun des autres êtres et avec lesquels les Anges tissent dans la Lumière spirituelle ces décors animés où le Dieu tri-un retrouve l'image réduite de Ses infinies perfections.  Aucun glaive ne peut trancher ces fils ténus, aucune main ne peut les rompre.  La nécessité, l'intérêt, la vanité, la crainte de se trouver seul poussent les hommes à se réunir; mais ces rassemblements restent précaires parce que leurs causes sont égoïstes ou artificielles.  Le sentiment seul nous réunit comme des frères et anime cette cohésion parce qu'il est lui-même la Vie.   

 Les sages antiques célébrèrent la noblesse de l'accord, pur entre tous, par lequel deux hommes s'élisant l'un l'autre, devenaient deux frères parfaits, deux amis.  Le Christ, intervenu pour sublimiser tout ce que le polythéisme contenait d'excellent, reprit cette offrande mutuelle de deux coeurs, cette consécration réciproque déjà si belle, la traita par des réactifs inconnus jusqu'à Lui, la transfigura, l'agrandit, et créa la fraternité mystique.  Grâce au Christ, l'amitié admet un troisième convive à ses banquets spirituels : Lui-même.  Il S'invite, Lui, le Seigneur des dieux et des mondes, à nos maigres festins; Il les orne de Ses magnificences, Il y apporte la délicieuse atmosphère de Sa joie parfaite, et l'Amitié se dégage  de ces ineffables conversations sous la figure divine de l'Amour immuable et pur.   

 L'Évangile ne parle que de cette affection là, que de tels amis.  Dans les paysages éternels où il nous entraîne, les demi-ferveurs s'étiolent, les sentiments « raisonnables » achèvent de s'effeuiller; la passion de l'Amour nous prend; Jésus nous donne le précepte admirable et nous offre l'exemple avec toute la grâce persuasive de Sa toute-puissance abaissée à notre niveau.  Pour nous convaincre, Il nous comble de bienfaits, Il explique Sa tendresse.  « Je vous aime, dit-il, comme mon Père m'aime; demeurez dans mon amour; que ma joie devienne votre joie; comme je vous aime, aimez-vous les uns les autres; nul amour n'est plus grand que celui qui donne sa vie pour ses amis. N'ai-je pas donné ma vie pour vous ?  Donnez--moi donc la vôtre; ne craignez rien, puisque j'ai promis de tout vous rendre au centuple.  Je vous appelle mes amis parce que je vous accueille dans mon intimité; je vous dirai tous mes secrets.  J'ai tout disposé de façon que, en vous aimant les uns les autres, c'est moi que vous aimerez; car ce n'est que si vous m'aimez que je puis faire votre bonheur ».   

 Les amis parfaits seront donc ceux-là seuls qui s'aiment en Jésus, qui retrouvent Jésus dans les coeurs les uns des autres, dans leurs idéals personnels, et même dans leurs mutuelles imperfections.  Ils savent ne vivre que par la vertu du sang divin de la souffrance qui coule goutte à goutte sur leurs esprits  du haut de la croix mystique.  Ils ne comprennent que par le reflet de l'omnisciente sagesse du Christ; ils ne voient que ce qu'ils aperçoivent en elle, ils n'ignorent que ce qui leur reste caché en elle.   

 Leur sensibilité vient de la sensibilité du Christ; leur force, du contact de Sa main; leur endurance, c'est de suivre ce Voyageur infatigable, parmi les mondes et les constellations; leur pitié sur les misérables, c'est la splendeur du Très-Compatissant penché sur nos plaies; leurs soins aux malades, c'est le regard thaumaturgique du Thérapeute infaillible; leur science, c'est une phrase déchiffrée aux pages immuables du Livre évident; leur art, c'est encore le Christ, qui harmonise toutes les voix, depuis le hurlement du démon jusqu'au chant mélodieux du séraphin; c'est le Christ, peintre des fresques universelles, sculpteur des montagnes et des précipices cosmiques.   

 Les amis de l'éternel Ami lui doivent tout; ils ne peuvent rien Lui rendre qu'en s'offrant les uns aux autres ce qu'Il leur donne à chacun personnellement.  Ils osent appeler ce Seigneur suprême leur Ami, parce que l'amour est en eux qui ne connaît ni bornes, ni distances; ils respirent dans l'amour, et l'amour est Celui-là qu'ils aiment; ils L'adorent dans la détestation d'eux-mêmes, parce qu'ils voient comme ils L'ont fait souffrir; des milliers de fois, ils L'auraient tué quand ils étaient dans le royaume de la Mort, si le Dieu qu'est Jésus ne ressuscitait après chaque martyre l'Homme qu'Il est également.   

  Jésus, source toujours nouvelle de l'impossible, de l'indicible, de l'ineffable; Jésus, force qui coule dans le coeur de tes amis du haut des cimes éternelles; foyer où, à la fin de temps, les astres flamberont comme des arbres morts; Jésus, qui portes dans ta main gauche les cendres des mondes révolus et dans ta droite les semences des mondes futurs; toi que sollicitent et l'adoration des cohortes angéliques et la supplication des multitudes humaines; toi qui soutiens tout le Ciel et qui soulèves toutes les terres; toi, si parfaitement bon que tu ignores ta bonté; tu ménages pour tes Amis des minutes où tu t'offres à chacun d'eux aussi totalement qu'ils peuvent te recevoir, tu leur donnes tout : tu leur donnes Toi.   

 Ils se perdent dans ton coeur, pour y mourir, pour y renaître; chacune de leurs extases leur communique assez de force pour vivre ensuite toute une existence ici-bas de sacrifice et de fraternité.  Ils aiment de tout leur coeur, de toutes leurs énergies, de toute leur âme; ils prient, ils supplient, ils implorent, sans arrêt, sans fatigue, parce qu'ils savent que c'est Toi le Christ qui en eux aimes, qui aides leurs frères et qui demandes au Père.  Les nuées de l'Esprit les recouvrent; peu à peu le monde les oublie; peu à peu ils s'approchent de l'obéissance totale, du silence et de la pauvreté mystique; ils deviennent purs parce qu'ils ne se préoccupent plus d'eux-mêmes; ils ne s'inquiètent plus de leur propre bonheur et le titre d'Amis leur convient légitimement.   

 

   Voici l'idéal; la réalité, c'est nos pauvres petites « Amitiés Spirituelles ».  Je vois bien la longueur de la route et la hauteur du but; mais je compte sur les admirables bonnes volontés déjà au travail avec moi; je compte sur notre sincérité à tous pour faire descendre dans l'oeuvre commune les bénédictions du Ciel.  Dieu aime qu'on tente quelque chose pour Lui, si téméraire, si maladroite que soit la tentative.  L'excuse que j'ai de vous avoir si longuement parlé de nous, c'est de faire connaître l'existence d'un groupe de mystiques laïcs, ou plutôt d'apprentis mystiques. Si mes chers collaborateurs et moi-même nous continuons la tâche entreprise, jour après jour, avec persévérance, avec modestie, en nous effaçant constamment derrière l'Idéal, il n'importe que le succès vienne, ou la ruine; nous aurons obéi à l'ordre de notre conscience.  Si ce sont nos mains indignes que le Père aura bien voulu choisir pour ensemencer notre siècle, c'est par Lui que lèveront Ses graines, s'il Lui plaît, et, serviteurs inutiles, nous nous inclinerons toujours devant Ses volontés.