AIMONS NOTRE PROCHAIN

Les grands artistes, les grands penseurs, les grands réalisateurs abondent en notre siècle; ce sont bien plutôt des disciples parfaits du Christ qui lui manquent, des saints, des êtres qui soient tout amour. Or, vous tous à qui je m'adresse, en ce moment, vous qui avez choisi d'aller vers Dieu, vous souvenez-vous qu'une fois la résolution prise librement, tout retard est compté comme une faute? Que la raison vous détermine, ou la vocation, que vous cherchiez Dieu en aimant les hommes, ou que vous vous donniez aux hommes par amour de Dieu, le chemin est rude, et qui n'avance pas recule. Ici surtout l'immobilité est impossible. Il faut marcher malgré tout.
      Lorsqu'on se sent las jusqu'à l'écœurement de subir duperies, ingratitudes, indifférences et moqueries; lorsque, plus on se fait attentif, affectueux, patient, plus nos obligés méprisent nos dons et nous piétinent; lorsque nos proches et ceux-là mêmes vers lesquels s'élance notre tendresse entière nous repoussent le plus durement, seul le Christ nous envoie la force d'une invincible persévérance. Or, il faut persévérer; l'amour pour le Christ est donc indispensable.

     Réciproquement, si la douleur humaine nous laisse insensibles, si nous n'avons de zèle que pour les ravissements de la contemplation, bientôt Dieu retirera Sa Lumière de notre esprit, afin que, commençant de vivre les angoisses des ténèbres mystiques, nous sympathisions avec les angoisses plus matérielles des misérables. Nous toucherons ainsi notre propre misère; nous apprendrons à prier; nous sortirons de l'égoïsme pieux vers les champs de la charité.
Quelle que soit la route où notre âme nous engage, il nous faut brûler tour à tour pour nos frères ou pour Dieu. L'amour du prochain et l'amour de Dieu sont deux mondes qui s'interpénètrent et, à chacun de leurs mutuels contacts, resplendit une forme différente du Verbe, notre Christ. Car c'est le Christ qui nous mène où c'est le mieux que nous allions. Pour chaque être les choses se passent comme s'il n'y avait dans toute la Nature que le Christ et cet être; le Christ S'offre tout entier à chacun; chacun prend du Christ ce qu'il est capable d'en recevoir. Or le Christ possède la somme de ce que toutes les créatures peuvent et pourront jamais désirer; or Il est en outre la somme d'autres béatitudes pour longtemps encore inimaginables à nos plus vastes espérances. Si amers que soient donc nos dégoûts, si effrayantes que soient nos détresses, nous trouverons toujours en Lui toutes les forces et toutes les sérénités.

     Que notre cœur se prosterne devant Dieu, qu'il se penche sur le prochain, c'est le même Amour qui le pousse, ce suprême Amour, principe et source de la vie, totalité des puissances éternelles, moteur de toute créature. Il s'agit pour nous de bien employer cette force omnipotente. Mais sera-ce à notre profit? Sera-ce au profit du prochain? Sans doute et depuis longtemps nous savons que l'égoïsme engendre en fin de compte les plus fâcheuses conséquences; toutefois nous sommes si souvent habiles à colorer nos paresses ou nos convoitises de prétextes altruistes, que notre premier soin doit être, avant toute décision, de voir clair en nous-mêmes et de préciser nos mobiles par l'examen le plus impartial et le plus rigoureux.
 

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     Une fois résolus à suivre les commandements de la charité, abstenons-nous d'impatience et d'excès de zèle; la hâte constitue l'un des plus grands obstacles à la floraison intérieure. L'acte, c'est le fruit; l'arbre, c'est tout l'ensemble de notre existence; or nous habitons un dur climat que le soleil de l'Esprit réchauffe mal et rien n'y prospère sans des soins minutieux, sans une culture patiente.
     Certes, sauver de la faim, procurer un abri, soigner, ce sont des gestes admirables, et nous nous inclinons avec respect devant la philanthropie individuelle ou collective, devant les exemples qu'elle nous offre. On peut seulement regretter que cette noble compassion humaine limite parfois ses bienfaits aux seuls tenants de telle confession religieuse, de telle opinion politique. La charité parfaite du Christ se répand sur tous comme le soleil de Dieu nous éclaire tous, bons et méchants. Mais, pour atteindre cette ampleur, il faut dépasser le niveau humain de la compassion, il faut devenir capable de sauver un ennemi déloyal, il faut devenir insensible à l'ingratitude ou à la trahison. Et, pour cela, il faut une vie intérieure divine, entée sur le Christ.

     Cette perfection de l'acte découle de la perfection des mobiles. Purifier les mobiles, c'est purifier les émotions, ennoblir les pensées, agrandir l'intelligence, sublimiser le caractère, vaincre les répugnances physiques. Contemplons à cet effet l'amour dont nous comble notre Père céleste, les laideurs où nous nous complaisons et ce ciment solide qui agrège en un seul bloc le genre humain tout entier. je ne veux pas reproduire des homélies que vous avez cent fois entendues; mais méditez plutôt sur la fraternité terrestre : cette chair et ce sang, uniques en définitive, dont nous sommes tous construits; par delà les dissemblances de patries et de races, ce parallélisme des sentiments et de la pensée; par delà les spécifications intellectuelles, esthétiques ou religieuses, cet internationalisme immense de l'homme spirituel, ces contacts innombrables des âmes, ces réponses et ces prolongements des mentalités, d'un bout à l'autre du monde, du fond des âges jusqu'à leur terme; cette cohésion, enfin, d'autant plus intime que l'on analyse une forme plus profonde de la vie. La pensée d'un grand homme disparu depuis deux cents siècles ne subsiste pas que dans la mémoire déférente des érudits; elle palpite dans l'atmosphère seconde, vivace à proportion du Vrai qu'elle contient, et immortelle, quand même elle ne trouve plus d'écho dans les générations ultérieures qui lui obéissent inconsciemment. Un chef-d'œuvre ruiné par les siècles continue de vivre malgré qu'il n'ait plus de spectateurs ou de lecteurs. Et l'acte brutal de quelque ancêtre préhistorique envoûte encore aujourd'hui les impulsions de nos contemporains.

     Ainsi, chaque frémissement de mon cerveau, chaque désir de mon cœur, chaque geste de mon corps influe sur tous les êtres d'aujourd'hui et sur tous leurs descendants. De quelle importance n'est donc pas la purification de notre interne?
     D'autre part, en réciproque, le corporel réagit sur le spirituel, et nos actes sur notre psychologie. je ne dois pas attendre, dès lors, pour me mettre à faire le bien, d'être devenu parfait. Il faut alternativement améliorer son cœur, améliorer ses actions et s'acheminer ainsi vers une concordance juste de l'idéal mystique avec l'idéal pratique.

     Outre cette préparation générale à la fraternité, chaque bonne œuvre demande une préparation propre. Jésus dit : « Donne à qui te demande »; il nous faut donc être à tout instant prêts; la constance est sous-entendue par toutes les maximes de l'Evangile. Jésus est l'incarnation de la constance, puisqu'Il fait la même chose depuis le commencement du monde. Il faut s'installer à demeure dans une certaine région spirituelle, dans un certain état d'âme, et cet établissement transforme de lui-même tout notre être et toute notre vie. Un cœur fixé sur le Verbe est prêt à tout; il entend toutes les demandes, formulées ou muettes, et, en retour, puise aux trésors du Père telle aumône préparée précisément en vue de telle demande. Le vrai disciple tirera de sa bourse telle pièce de monnaie destinée à tel pauvre et non sa voisine; il administrera au malade telle quantité du remède voulu et non telle autre portion; car, du point de vue du Verbe, chaque pièce, chaque dose de médicament, chaque phrase possèdent une vertu propre, bien que, physiquement, chimiquement, grammaticalement, toutes les pièces de monnaie, toutes les fractions d'un même produit, toutes les répétitions de la même phrase soient identiques. Voilà pourquoi le disciple doit s'assouplir à toute éventualité.

     Enfin il cultivera le goût de la perfection, il apprendra la persévérance, il ne laissera aucune bonne œuvre inachevée, il n'abandonnera aucune souffrance sans avoir tout tenté. « Malheur, dit Jésus, à celui qui, après avoir mis la main à la charrue regarde en arrière. » Ce serait trop facile de se contenter d'un pansement à un malade; il faut tâcher de le remettre debout. Il faut rendre le dévoyé capable de gagner son pain et le désespéré capable de reprendre la lutte. En un mot, tenir à la qualité de nos bienfaisances plutôt qu'à leur quantité : « Qui trop embrasse mal étreint. »

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     Que nos compassions ne demeurent pas platoniques; conduisons-les jusqu'à l'acte, si petit soit-il; l'acte seul leur donnera un corps terrestre et la puissance fructifiante. Autour de nous les gémissements de la douleur et les rires du cynisme s'élèvent avec plus de tumulte que jamais; notre souci devrait être de changer ceux-ci en larmes de repentir et ceux-là en sourires d'espérance. Les affligés accourraient en foule si nous, chrétiens, ne nous contentions pas de plaintes et de vœux. Nous devrions prendre une part des charges sous lesquelles plie notre semblable, nous devrions comprendre sa peine, nous mettre à sa place, mêler notre cœur avec son cœur. Jésus réside au milieu de ceux qui se réunissent en Son Nom; c'est à nous, qui Le connaissons, d'entraîner vers Lui les malheureux qui n'ont pas su encore L'apercevoir.
     Voilà ce que faisaient les premiers disciples. Ils s'étaient d'abord donnés à leur Maître, puis les uns aux autres, et ils s'offraient ensuite aux incrédules et aux infidèles. Au travers des sensibilités épaissies, au fond des consciences obtuses, l'amour de l'apôtre allait attiser l'étincelle divine presque éteinte au cœur du païen. Voilà ce que nous devrions renouveler en ce temps qui ressemble si fort à la décadence antique. D'autres font des meetings, des cercles, des journaux, des révélations; nous autres, qui croyons au Christ vivant, Fils unique de Dieu vivant, animés par un ordre secret de ce Christ, notre mission, c'est de redire à l'infini cette parole, cette lettre de créance auprès du monde, de lui donner mille et mille corps, de la faire vivre enfin dans la matière, par notre conduite, par nos gestes et par nos oeuvres.
     Relisez la parabole des Talents et celle de la Maison: « Tout homme qui entend ces paroles que je dis et qui ne les met pas en pratique sera semblable à l'insensé qui a bâti sa maison sur le sable. » Et la divine confidence recueillie par saint jean : « je vous ai donné un exemple afin que vous fassiez aux autres comme je vous ai fait. »

     Le théoricien aperçoit les réalités comme des formules; à force de réfléchir, il désapprend la décision. Le réalisateur voit tout en réalités substantielles; cerveau calme et cœur brûlant, il aime pétrir la vie et goûte l'effort; homme, son désir sera l'œuvre consciencieuse et noble; chrétien, son idéal sera la pitié, le désintéressement, le sacrifice. Le disciple de Jésus, sachant que le divin commence où l'humain s'arrête, cherchera toujours à se dépasser; la difficulté, l'impossibilité, l'incompréhension et l'ingratitude l'attireront davantage que les travaux faciles, suivis de reconnaissance ou de profits.
     Le Maître et le Modèle de cette activité surnaturelle, c'est le Christ; Sa méthode, c'est la charité; Son exemple, c'est la charité; l'aide qu'Il prodigue à Ses imitateurs, c'est la charité.

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La charité est une chaîne vivante qui attache Dieu à l'homme, qui tire l'homme vers Dieu, et qui agrège tous les êtres les uns avec les autres. C'est une flamme vivante dont l'ardeur et la splendeur croissent en proportion des obstacles qu'elle rencontre; elle embrase à jamais quiconque en reçoit une étincelle et, nourrie de la force vive de notre cœur, elle se répand sur tout ce qui l'entoure comme l'eau d'une source intarissable.
     Elle ne cherche pas les douceurs mystiques ni les ravissements; elle plane, les ailes immobiles,,comme le grand aigle des solitudes; son regard découvre, où qu'ils se cachent, les misérables et les souffrants; elle fond sur eux pour les emporter vers le soleil du pur Amour. Sa vie est une mort innombrable parce qu'elle se donne toujours tout entière et, à chacune de ses agonies, le Père la ressuscite pour de nouveaux sacrifices.

     Les peines et les fatigues sont sa nourriture, parce qu'elle y découvre la chair et le sang du Verbe sauveur, formes innombrables de la souveraine volonté de Dieu. Tout acte accompli par amour procure, en vertu d'une mystérieuse transsubstantiation, un accroissement à la puissance rédemptrice du Maître de l'Amour. On ne se souvient pas assez que Jésus souffre encore; on oublie que toute prière limpide rafraîchit la fièvre du Martyr perpétuel, cloué sur la croix de la permanente expiation; on oublie que le moindre morceau de pain dont on se prive pour un pauvre cicatrise une des plaies du Crucifié; qu'une visite affectueuse, une corvée allègrement subie, une réconciliation franche, ce sont des joies pour Son cœur sans cesse blessé par les milliards de paroles et d'actions méchantes commises chaque minute dans l'immense univers.
     Apprenons de Lui la pitié véritable et la juste bonté. jamais nos plus patientes indulgences n'égaleront la mansuétude dont Il use envers nous-mêmes. Regardons comme Il tâche d'émouvoir les cruels et les pervers. Nous ne savons pas aimer; nous croyons aimer nos enfants, nos parents, nos femmes ou nos maris, nos compagnons, mais, en réalité, c'est nous-mêmes que nous aimons à travers ces êtres. Or, ce maladroit amour nous élève parfois jusqu'à l'héroïsme; jusqu'où ne parviendrions-nous pas si nous aimions en nous oubliant, en nous sacrifiant, si nous aimions nos frères comme Jésus nous aime?

     Vous voyez pourquoi il ne suffit point d'aimer ceux qui nous aiment ou qui nous plaisent; il est nécessaire, pour imiter Dieu, d'obliger ceux qui nous sont antipathiques et de faire du bien à ceux qui nous font du mal. Nous ne sommes pas tant sur la terre pour développer nos énergies natives que pour les transformer, les dépasser, pour atteindre aux rives de l'infini. L'école de cette transplantation et de cette renaissance, c'est la lutte contre nos goûts et le don de soi-même aux œuvres rebutantes et aux malheureux déplaisants. De même que l'aumône donne des fruits plus nombreux quand elle est prise sur le nécessaire que lorsqu'elle est distraite de notre superflu, l'amour fraternel procure la plus riche moisson lorsqu'il comporte les gènes, les contrariétés et les dégoûts.
     En résumé, plus que les cilices et que les disciplines, plus que les veilles, les jeûnes et les longues oraisons, l'œuvre charitable qu'animent le repentir et l'humilité efface nos fautes et nos crimes, apaise les ressentiments des vaincus de la vie, ouvre leurs cœurs à la Lumière. Et cette descente dans l'organisme social, dans la substance humaine, et jusque dans cette matière que nous croyons inerte, des sublimes effusions de l'Amour constitue notre unique devoir, notre unique raison d'être.

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     Beaucoup de personnes bien intentionnées ne s'aperçoivent pas qu'elles vont vers les pauvres avec des manières protectrices et condescendantes. Leur cœur est bon, certes, mais elles s'imaginent que leur naissance, leur éducation, leur fortune constituent un privilège. Elles se trompent; elles ne tiennent de leur mérite aucun de ces avantages et, en toute justice, celui que le destin favorise est le débiteur du déshérité; mystiquement, celui qui souffre plus est supérieur à celui qui souffre moins. Allons aux misérables humblement, simplement, avec bonhomie.
     D'autres personnes compatissantes tombent dans l'excès inverse; elles usent d'une grosse familiarité vulgaire, qu'elles croient être cordiale et bon enfant. Or le pauvre a sa dignité; sa misère ne le rend pas forcément stupide; le bon sens est presque toujours vif chez lui et le tact délicat. Témoin muet de beaucoup d'injustices apparentes, privé de s'instruire, tout son temps pris par le dur gagne-pain, il demande d'être traité en homme et non pas en serf.

      D'autres philanthropes se croient tenus à discourir; ils ne peuvent s'empêcher de faire des remontrances et des sermons, et ils ne s'aperçoivent pas qu'on les écoute mal; ventre affamé n'a pas d'oreilles. Ce que la misère réclame d'abord, c'est du pain, un abri, des vêtements; après, les théories qu'on fera pourront être entendues. Rien n'aiguise le sens critique comme le malheur ou la rudesse de l'existence; d'un regard le pauvre découvre les travers, les ridicules ou la valeur morale de la dame patronnesse qui entre chez lui.
     Or nous savons combien la force du caractère et la hauteur de l'esprit peuvent rendre supportables les peines du corps. En soulageant les souffrances matérielles, la charité parfaite du Christ purifiait l'âme et illuminait l'intelligence. Voilà où nous devons tendre; ne touchons aux blessures du corps, à celles du cœur qu'avec des mains respectueuses, des sentiments modestes et de délicates précautions. Tout cet ensemble, dont la réalisation paraît à première vue si difficile, découle du grand axiome mystique dont je veux vous entretenir maintenant. Ce vous sera un exemple entre mille de la marche unitive que Jésus nous enseigne, et vous vous convaincrez par l'expérience que, quelle que soit la situation à dénouer, le travail à fournir, le trajet à parcourir, l'Evangile nous indique le chemin le plus court et la meilleure méthode.

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Le Christ prescrit la charité à maintes reprises, et en donne l'exemple bien plus souvent encore; mais Il ne parle qu'une fois du résultat que produit en nous l'exercice de cette vertu essentielle : «Ce captif, dit-Il, que vous avez consolé, ce malade que vous avez soigné, ce vagabond de qui vous avez étanché la soif, c'est Moi-même que vous avez ainsi visité, pansé, désaltéré. » De telles paroles merveilleuses où respire toute la divine tendresse, sur lesquelles se déploie la splendeur de la Gloire, ne sont pas l'expression littéraire d'une vérité métaphysique; elles énoncent simplement une vérité réelle, vivante, substantielle et sensible avec évidence à ceux que l'Esprit illumine.
     Quittant l'Absolu par un sacrifice définitif de Lui-même à la totalité des créatures, le Verbe sauveur Se présente sur chacun des mondes qu'Il visite comme le Pauvre parfait. Les créatures sont des pauvresses récalcitrantes, si riches qu'elles se croient; le Verbe, par contre, riche de tous les trésors de Son Père, est le seul vrai pauvre, parce qu'Il S'appauvrit volontairement et parce qu'Il connaît le prix de ce qu'Il donne. Il Se tient à l'affût auprès de chacun de nous, guettant les plus minces fissures de notre carapace d'égoïsme pour y faire passer un rayon de Son inlassable amour; et la plus fugitive de nos pitiés, c'est Lui-même qui, secrètement, nous l'inspire.

     D'autre part, Se voulant martyr universel, chacune des souffrances possibles, chaque particularité de la Douleur universelle propre à chaque individu, est la gangue d'une étincelle de ce même Verbe. Dans toute angoisse, Il est là; dans toute compassion, Il est là; dans tout acte de secours, Il est là. Tout misérable et tout bienfaiteur ne peuvent se rencontrer qu'en Son nom, si même ils l'ignorent. Et Son indulgence est telle que la résignation de l'un, la docilité de l'autre à l'impulsion divine leur valent un mérite et une récompense. Voilà comment ni le savoir ni le vouloir ne nous rendent capables de suivre le Verbe; seule la charité permet de L'atteindre et de s'unir à Lui.
     Dans l'ordre liturgique, le Verbe est à la fois l'autel et la victime, le sacrifice et le sacrificateur, le suppliant et le Dieu supplié. Dans l'ordre de l'Amour fraternel, le Verbe est à la fois l'aumône et le pauvre, le bienfaiteur et l'occasion en apparence fortuite, la souffrance et la joie du soulagement. Par le Verbe, par le Christ, celui qui donne et celui qui reçoit désormais deviennent des frères; leurs esprits, sinon leurs personnes, se retrouvent en maintes étapes des itinéraires cosmiques; le Ciel leur ménage des occasions de plus en plus nombreuses de s'unir par de mutuels sacrifices, par des gratitudes et aussi par des ingratitudes. Les sympathies, les antipathies spontanées indiquent ces retours et ces réunions; les motifs que nous donnons à ces sentiments sont des effets, non pas des causes que nous n'avons pas, d'ailleurs, à chercher. Le chrétien ne doit jamais obéir à ses antipathies; s'il ne peut les arracher de son cœur, qu'il se conduise comme s'il aimait celui qui l'offusque; mais ce modeste effort est déjà si difficile que le Christ doit souvent intervenir.

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     Au reste, notre Maître est toujours présent à côté de chaque âme, parce qu'Il est la Vie et que la vie selon Dieu se nomme l'Amour. Là règne la fraternité de fait; ce qui arrive à l'un, tous le ressentent et Jésus, centre de ce monde homogène, éprouve dans Son esprit glorieux tout ce que ressentent Ses disciples. Voilà comment la charité parfaite peut devenir thaumaturgique. Sous certaines conditions de ferveur et de limpidité interne, le verre d'eau offert peut guérir un malade et la phrase la plus courante peut retremper une conscience; il suffit qu'on vive dans le royaume du Christ.
     Sans doute de telles affirmations trouvent incrédules même des spiritualistes; sans doute, pour expliquer le miracle, on parlera de magnétisme, d'esprits, de suggestion, même de magie. Ces divers agents ne sont que des forces naturelles plus ou moins connues; elles ne peuvent pas produire des miracles; elles ne peuvent produire que des prodiges. Le miracle - car, enfin, il faut bien donner aux mots un sens précis -, le miracle est l'effet d'une force sur-naturelle, extra-naturelle, incréée: c'est un acte immédiat de Dieu.

     Mais nous concevons mal un Dieu si proche de nous, si incliné sur nos petites affaires; nous concevons mal l'unité humaine aussi. Nous sommes des analystes, des êtres divisionnels; nous apercevons les différences avant les ressemblances; tous ces mots: synthèse, union, unification, régénération, nous ne parvenons pas à les entendre comme des réalités palpables. C'est que notre personnalité est faite de fragments hétéroclites; seule la conscience du moi ramène à une unité approximative ces millions de minuscules flammes vitales qui, par leurs divergences, tendent inconsciemment vers l'harmonieuse unité de l'âme éternelle, reflet humain du Verbe divin. Ainsi, à l'encontre de ce dont nos sens témoignent, plus un fait est interne, plus il est réel.

   Chaque fois donc que nous diminuerons les distances sociales ou individuelles entre nos frères et nous, et qu'au geste matériel nous ajouterons toute la chaleureuse tendresse jaillie du plus profond de nous-mêmes, nous avancerons vers l'Identique et nous entraînerons ces frères. Depuis Jésus, à cause de Jésus, chacune de ces avances devient un contact avec l'unité vivante du monde qui est Lui-même. Selon la force avec laquelle notre amour et notre foi nous maintiennent en Lui - force que seuls nos actes charitables mesurent avec actitude - , les différents modes de notre personnalité deviennent homogènes, chacun en soi d'abord, les uns avec les autres ensuite, et enfin cette personnalité elle-même s'harmonise avec les personnalités voisines. Ainsi avance lentement l'unification du genre humain.
     En outre, tous ceux de ces efforts qui sont accomplis sous l'invocation du Verbe Jésus, Ses anges les Lui portent, et commence le miracle suprême de la régénération. Les doigts mêmes qui donnent le verre d'eau ou la pièce de monnaie, les lèvres, les mains qui reçoivent l'un ou l'autre, la langue qui prononce la parole bonne, les oreilles qui l'écoutent, les bras qui se tendent pour une réconciliation fraternelle, le cœur qui s'ouvre à cette paix, tous ils reçoivent une lumière du Christ; le fluide qui meut ces membres, l'élan, la pensée, la volonté qui délèguent ces gestes, tout cela reçoit une lumière du Christ; les témoins de ces scènes, les ancêtres des acteurs et quelquefois leurs descendants, les choses mêmes, les animaux, les arbres, le sol, les meubles, les murs, tous, par le spectacle dont ils sont témoins, reçoivent une lumière du Christ. Et ainsi se propage de proche en proche, dans les six directions de l'espace, dans les nombreux rythmes du temps, l'œuvre secrète de l'universelle et totale régénération.

     Dès que commencé, l'obscur travail de chacune de ces infinies lumières christiques se poursuit sans arrêt jusqu'au jour suprême. Çà et là, le long de ce cheminement souterrain, un rameau pousse, une fleur s'épanouit; c'est un chef-d'œuvre, une cathédrale, une loi tutélaire; c'est le remède à quelque affreuse maladie, quelque désert fertilisé, quelque rêve de poète descendant sur la terre, ou l'âme limpide de quelque saint, souriant et humble et ardent.
     Les promesses et les paroles du Christ sont de même toutes créatrices; elles peuplent l'univers, elles le béatifient et l'assument jusqu'à la Gloire en lui conservant sa réalité physique entière. L'unité intellectuelle ne ressemble pas à l'unité divine; celle-ci est organique, celle-là artificielle; la première est une reconstitution, la seconde une constitution de l'interne vers l'externe qui s'exprime en descendant de l'être jusqu'au néant par une multitude de formes spontanées dont les plus sages des hommes déchiffrent avec peine quelques rapports. Ainsi une machine, un poème, une fleur, une aumône, un mariage, une méditation, un sacrifice, une naissance, un meurtre, un accident peuvent n'être que les réfractions différentes d'un même éclair jailli de l'unité suprême. Mais seul le baptème de l'Esprit donne au regard humain assez de force pour saisir une série entière de ces correspondances; et seule la réalisation journalière de l'Amour fraternel rend capable de recevoir ce baptème.

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     L'amitié antique était un pacte fraternel. entre deux hommes, que chacun pouvait rompre, quitte à prendre figure de traître. L'amitié chrétienne est un engagement unilatéral que contracte le disciple seul avec tous les hommes, où il garde pour lui toutes les charges, laissant aux autres tous les bénéfices. C'est un, marché de dupe volontaire, mais que la duperie cimente; l'ingratitude et la trahison, au rebours de ce qui a lieu pour les contrats humains, rendent ce pacte imprescriptible; car l'obligé du disciple, s'il répond aux bienfaits par le mépris ou le mauvais vouloir, devient débiteur spirituel et se trouve lié dans l'avenir à celui qui l'a secouru. Ainsi, comme pour la société antique, pour la pensée, pour la religion, pour la beauté antiques, Jésus, Se plaçant entre Achille et Patrocle, a étendu leur sentiment à tout le genre humain, l'a transformé, l'a divinisé enfin en lui ouvrant l'hospitalité de Son propre cœur divin.

     Comme Il S'est mis dès l'origine des siècles au service de la Création, Il demande à ceux qui ont pu le comprendre de servir leurs frères plus jeunes. Il a voulu que ces serviteurs bénévoles portent Son sceau : la grâce et la liberté, et les a nommés Ses Amis. Voilà pourquoi la philanthropie chrétienne se nomme la charité, c'est-à-dire le bon vouloir, l'aisance, la bonne humeur et le sourire; voilà pourquoi le serviteur de Dieu vit dans une atmosphère qui s'appelle la joie parfaite.
     On se figure l'Evangile triste parce qu'il parle de renoncement. On se trompe. Sans doute, rien de pur ici-bas; mais c'est notre faute; comment les hommes reçoivent-ils la perfection lorsqu'elle les visite? Ils la détestent, ils la chassent, ils la crucifient. Et cependant, au fond de leur être, palpitent le souvenir nostalgique et l'espoir invincible d'une patrie par delà les étoiles, sans frontières, et dont les paysages se déploient sous les feux d'immuables soleils, où la splendeur des formes jamais ne dissimule quelque monstre ténébreux, où l'enchantement des nuances ne repose que sur de la clarté, où les parfums ne s'exhalent que de la lumière, où la beauté des êtres ne recouvre pas d'humeurs empoisonnées, où l'harmonie des musiques ne masque plus de basses convoitises.

     Cette nostalgie est juste, et cette espérance légitime. N'imputons pas cependant les fièvres de nos attentes à d'autres qu'à nous-mêmes. Cette terre de béatitude, qui existe puisque nous la désirons, nous allons vers elle de mauvaise grâce et d'une marche maladroite; nous nous essayons aux gestes du Ciel avec les allures renfrognées de l'enfant qu'on traîne à l'école. Vers les nues translucides où planent les anges souriants nous ne levons que des visages maussades; la Matière et ses appâts nous engluent si fort que nous pouvons à peine concevoir les bonheurs spirituels.
     Il faut nous détendre. Dieu n'est pas que dans l'infini; Il Se tient en même temps sur la terre; ne voir que celle-ci est un aveuglement; mais la maudire, maudire ses modestes bonheurs légitimes, ses pauvres beautés à peu près nobles, c'est un autre aveuglement. Nous sommes craintifs et méfiants. Presque toujours, lorsque nous décidons d'aller vers le Christ, ou bien nous nous donnons à lui avec des réticences, ou bien nous tirons une espèce de misérable lettre de change sur l'au-delà. Contraints, engoncés, peureux, nous est-il possible de recevoir la joie du Père, jaillissante, libre, libératrice ?

     Non, il faut se donner sans réserve; il faut s'épanouir, ouvrir en soi les portes et les fenêtres, faire doux accueil à tout être et à toute chose. S'aimer les uns les autres, ce n'est pas s'imposer des gènes réciproques, mais bien s'offrir les uns aux autres une détente et un allègement; il faudrait que la rencontre de deux hommes soit toujours une fête pour chacun, et la magnificence du cœur devrait suppléer à la misère du porte-monnaie.
     Autant la véritable foi chrétienne excède l'impassibilité stoïcienne, autant la fraternité christique excelle sur la noblesse des amitiés humaines. Celles-ci comportent l'estime, la confiance, la communauté des goûts, le partage de la bonne et de la mauvaise fortune; l'amitié chrétienne, c'est tout cela, mais offert sans attente de réciprocité, tout cela surabondant, survivant à l'ingratitude et à la trahison, donné à tous sans distinction; c'est l'école de cette future société divine où chacun sera le serviteur de tous, où tous s'uniront à l'envi pour aider l'un d'eux, serviteurs et non esclaves, frères plutôt que serviteurs.

     L'égoïsme refroidit, ossifie, pétrifie; entraînons-nous avec patience à retrouver la souplesse et la chaleur; quelque misérable que soit notre état présent, nous portons tous un chef-d'œuvre merveilleux, une clarté certaine et pure, toute élan, offrande et accueil. Regardez, au centre de vous-mêmes, cette lueur qui dort, parcelle de la splendeur du Christ, délégation de la Sagesse divine, tabernacle où, plus tard, naîtra le Verbe. Montez votre conscience à cette altitude, modelez votre caractère sur les augustes proportions de cet idéal, rendez vos membres dociles à sa discrète influence; habituez-vous à vouloir, à sentir, à vivre dans ce jour limpide, et l'univers, peu à peu, changera de sens et d'aspect sous vos regards renouvelés.
     A la place d'une falaise s'étendra l'horizon céleste; là où vous aurez cru tout votre devoir accompli, vous découvrirez de grands travaux encore à entreprendre; et cette perspective qui, autrefois, vous aurait abattus, décuplera votre courage et vos forces.

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     Que la longueur de la route, que la hauteur du but ne vous fassent point hésiter; Dieu aime que l'on tente quelque chose, si téméraire, si maladroite que soit la tentative. Continuons la tâche entreprise, jour après jour, année après année; il importe moins de faire une chute que de se relever; il importe moins d'obtenir le succès que de tenter l'effort. Nous nous tiendrons paisiblement à l'ombre du Christ et, serviteurs inutiles, nous nous inclinerons toujours sous Ses directions. Notre obéissance immédiate, fille de notre amour, nous donnera ce calme puissant, cette joie silencieuse que Jésus nous promit à la veille de Son martyre.
     Pensez à ces choses dans vos minutes solitaires, accoutumez-vous à ces contemplations, élancez-vous vers les Cieux, je vous le demande avec instance. La vie vous deviendra douce alors; ses pauvres fleurettes vous émerveilleront, car vous trouverez en elles les images des étoiles; et vous répandrez sur vos frères encore dans l'ombre les lueurs avant-courrières de l'aurore éternelle.