XIV

 THÉOPHANE  À  STELLA




       La femme est un coeur; l'homme est une intelligence; l'une est amour, l'autre est science; et laissez-moi ici, chère affligée, vous raconter une de mes rêveries favorites. Vous savez que la plus chérie, parmi toutes ces imaginations où l'on a dû vous dire que je me complais, c'est l'idée que tout ce qui existe vit; mais non pas de cette vie collective et muette que les savants attribuent à leurs forces et à leurs combinaisons atomiques, mais d'une existence réelle, objective, concrète, libre et responsable.

Tout ce qui est tangible sur notre terre, les objets naturels, les inventions de l'homme, les idées des philosophes, les volontés légiférantes des rois, les besoins de la foule, les plus humbles morceaux de matière que nous avons assouplis pour notre commodité, tout cela sont des êtres vivants et individuels comme vous et moi; comme nous aussi, ils ont quelque chose de visible, de sensible et quelque chose d'invisible; comme chez nous encore, c'est leur invisible où se cache leur force. Les caractères même que ma plume trace sur ce papier ont un esprit qui les vivifie.

Mais ici, ne tombons point dans un fétichisme idolâtrique. Cet esprit vivifiant n'a d'énergie qu'autant que moi, scribe, formateur de son corps, lui en insuffle par ma pensée et que la pureté de ma pensée ou le mon intention est capable d'attirer le type éternel de la Vie qui flamboie quelque part au au-delà des mondes. Ces caractères ne jouiront que d'une vie temporaire; si vous déchirez ma lettre, ils deviendront une tribu anarchique de petits sauvages; si vous la brûlez, ils mourront à la vie physique pour renaître ensuite à une autre forme d'existence.

Sentez-vous maintenant que si j'écris ou si je prononce les mots: quatre, pensée, bien, etc., je dessine, avec une plume ou avec ma voix, une petite photographie, déformée, d'un être: le Quatre, la Pensée, le Bien, etc. qui dresse sa stature gigantesque sur le sommet d'une montagne inconnue ou qui marche sur les flots éthérés de quelque fleuve cosmique ? Cela peut être à cent mètres de la surface du sol, ou par delà Sirius; car la matière est pénétrable; il y a plus de trois dimensions dans l'espace; que savons-nous?

Et si la Stella civilisée s'effraie de ces paradoxes, qu'elle écoute un peu la Stella sauvage qui sait bien, elle, que l'âme de l'homme est toujours attachée au vrai Absolu, et que, par suite de cette union, plus intime que les philosophes et les prêtres ne l'imaginent, l'homme ne peut pas procréer quelque chose de totalement faux.

Ainsi cet admirable symbolisme de la nature, cette végétation libre, produite par le mariage des efforts de la raison humaine et des secours de la bonté divine, fait que dans le langage courant se cachent les vérités profondes.

On emploie mille fois par jour le mot  amour » ou le mot  raison ». Qui se demande pourquoi le premier est du genre masculin, le second du genre féminin ? Pourquoi l'un exprime le charme de vos soeurs, Stella, et l'autre la force de mes frères ?

Je vous ai parlé sacrifices l'autre jour; voilà le second à faire: oubliez les livres, ils ne sont pas faits pour vous; plongez vous dans la vie maternelle et féconde; écoutez avec votre coeur les battements de son coeur. Laissez les savants dénombrer les formes de la matière, les armées des astres, les légions des plantes; laissez leurs instruments et leurs algèbres; vos mathématiques doivent être les rayonnements du Dieu qui est en vous; vos microscopes, ce sont les efforts de votre charité toujours en éveil. Servir est votre devise.