- XII -

Les deux avocats - Réplique

 

 

Il fallait bien répondre au docteur Imbert qui avait vivement attaqué la thèse du Père Coconnier. Réponse a été faite par deux médecins choisis ad hoc : elle a paru dans la Revue thomiste du 15 janvier dernier ; signée du docteur Arthus, professeur de physiologie à l'Université de Fribourg, collègue du Révérend Père, et de M. Victor Chanson, de Paris, promu docteur en 1893.

Dans cet article collectif, le nom du Père Coconnier n'est pas même prononcé : saint Thomas, les grands théologiens ont disparu. On reste sur le terrain exclusif de la science. Il n'est pas question du docteur Imbert et de son argumentation contradictoire ; idem, du docteur Surbled qui lui a prêté main forte ; du docteur Hélot qui a combattu l’hypnotisme franc sur toute la ligne. De fait on n'a pas voulu apprendre aux lecteurs de la Revue thomiste que son rédacteur en chef avait trouvé des contradicteurs sérieux à son oeuvre.

 

Les avocats du Père Coconnier débutent ainsi : « Certains médecins, disent-ils, sont sceptiques à l'égard des sueurs de sang et les considèrent comme des fables... pour d'autres personnes, les sueurs de sang ne sont pas des fables ; on en peut citer des cas authentiques, indiscutables, mais ces mêmes personnes, incapables (?) d'en connaître le mécanisme, ont tendance à les considérer comme des manifestations d'une intervention surnaturelle. Les sueurs de sang, disent-ils, sont inexplicables par la physiologie, sont antiphysiologiques, pourrait-on dire ; leur cause n'est pas physiologique. »

Mais, chers confrères, je vous arrête immédiatement, avant que vous alliez plus loin. Vous ignorez, ce me semble, le courant d'opinion dans la question des sueurs de sang. A cette heure, pas un médecin n'en nie l’existence, et parmi les médecins catholiques que vous visez sous le nom de certaines personnes (pardon, j’en fais partie), il  n'en est pas un seul qui ait été assez sot pour dire que la cause des sueurs de sang était nécessairement surnaturelle. Ils disent seulement que, parmi ces sueurs, il en est d'ordre surnaturel, comme des exsudations sanguines dans la stigmatisation divine, et d’autres d’ordre pathologique, comme celles de l’hémophilie, de l’hématidrose et des hémorragies supplémentaires. Ils sont dans le vrai.

Les deux avocats poursuivent en disant que « les cas de sueurs de sang, signalés dans l’histoire, sont en général discutables ». Ils font silence sur les faits soi-disant probants invoqués par le Père Coconnier ; mais, en compensation, ils apportent de nouveaux faits au nombre de neuf, pour prouver qu'il existe des faits indiscutables de sueurs de sang, ce qui n'est contesté par personne.

Les neuf faits en question se décomposent en six observations d'hématidrose du mémoire Parrot (1853), une du même genre communiquée parle docteur Barthe et Sandford, et deux observations de purpura (Gilibert et Lancereaux). Ces deux dernières ne comptent pas, parce qu'il n'y a pas eu d'exsudations sanguines ou hématidrose. Ces sept observations valent encore moins que les six faits probants du Père Coconnier. Il suffit de les lire attentivement pour se convaincre que l'imagination diversement émue n'a pas été la cause déterminante des hémorragies produites à la peau.

Le docteur Bourneville, sectaire de premier ordre, avait déjà invoqué les six observations Parrot contre la stigmatisation de Louise Lateau, prétendant que cette pieuse fille n'était qu'une hystérique. Mais, guidé par le bon sens médical, il s'était bien gardé de s'en servir, dans le but de prouver que Louise avait fait ses stigmates et leurs hémorragies par la puissance de son imagination. Il n'avait pas la même foi aux hémorragies émotionnelles que le Père Coconnier et ses deux avocats.

MM. Arthus et Chanson parlent ensuite du rôle des nerfs dans les hémorragies. Ils citent quelques expériences physiologiques, démontrant qu'on peut obtenir des hémorragies à distance par la section des nerfs de la région ; ils produisent trois faits d'anatomie pathologique pour établir que des maladies du système nerveux peuvent aussi provoquer à distance des hémorragies, puis ils parlent d'hémorragies réflexes causées par le froid ou le chaud, et finissent par invoquer les hémorragies supplémentaires, et partant de ces données scientifiques, « nous pouvons, disent-ils, prévoir a priori que des hémorragies peuvent être produites par des émotions violentes, par des affections morales énergiques ».

Pardon, chers confrères, je vous arrête une seconde fois. Vous n'avez pas le droit de prévoir, encore moins de conclure.

Les faits d'expérimentation physiologique que vous citez, tournent contre vous. D'abord, il n'y a pas eu d'exsudations sanguines ; puis les hémorragies interstitielles ont été seulement provoquées parle couteau qui a sectionné les nerfs ; or, le couteau n'est pas l'imagination.

Vous citez quelques faits d'anatomie pathologique : par exemple, une hémorragie du rein succédant à une inflammation de la substance grise cérébrale. Mais oserez-vous dire que cette hémorragie rénale a été produite par une émotion violente avec un cerveau en plein ramollissement ? Est-ce qu'un cerveau ramolli est la même chose que l'imagination ?

A propos d'hémorragies réflexes, Claude Bernard, dites-vous, a constaté à plusieurs reprises la présence d'ecchymoses chez des lapins morts à la suite d'une trop grande élévation de température ; mais Claude Bernard vous a-t-il dit que ces ecchymoses provenaient de l'imagination du lapin ?

Vous parlez aussi d'hémorragies supplémentaires, spécialité de la femme : mais, parmi ces faits rarissimes, pourriez-vous m'en citer un seul provenant d'une émotion violente, ou d'une affection morale énergique ? – Oui, peut-être ; mais pas à la peau.

En résumé, tous les faits que vous avez produits sont des plus positifs, mais ils ne démontrent nullement qu'il y ait des hémorragies par imagination. Partant, toutes vos prévisions et conclusions sont à mettre au chapitre des illogismes.

 

L'imagination peut faire suer, pleurer, saliver, spermatiser, provoquer même la diarrhée du conscrit ; mais elle ne saurait faire saigner, surtout par la peau, ce que j'ai hâte de démontrer.

Je doute qu'il y ait beaucoup d'hémorragies émotionnelles : les faits sont rarissimes. En tout cas, ces hémorragies ne se produisent jamais à la surface de la peau ; là, elles sont impossibles. En d'autres termes, l'imagination ne peut pas faire sortir le sang par la peau et encore moins y faire des plaies. C'est là ma thèse : je la fais mienne, désirant qu'elle soit examinée et discutée à fond.

Elle repose sur un fait visible pour tout le monde : c'est que les fronts humains rougissent incessamment sous les émotions les plus violentes et ne saignent jamais ; on peut ériger ce fait en loi, parce qu'il est constant, universel, immuable. C'est la loi du front qui rougit et ne saigne jamais. D'un côté, elle établit la puissance énorme que possède l'imagination de pousser le sang à la périphérie, et de l'autre, elle proclame son impuissance à le faire sortir.

Cette loi n'est que le corollaire d'une loi plus générale, que j'ai appelée Loi conservatrice du sang. Elle a sa raison d'être dans ce fait constant, universel, que l'homme physiologique, l'homme bien portant ne perd son sang par aucune voie (sauf le fait naturel des menstrues féminines). Il était nécessaire que l'homme perdît pas de sang, car le sang, c'est la vie ; on la perd en le perdant, et vitam cum sanguine fudit. Seul, l’homme malade ou blessé peut perdre du sang ; l'homme physiologique jamais. –  Il n'y a donc pas d'hémorragies émotionnelles chez l'homme bien portant, de sorte que l'imagination en est réduite à pousser le sang à la peau, sans pouvoir le rejeter dehors. Si elle était douée de cette puissance, comme les passions humaines font rougir chaque jour des milliers de fronts, ces fronts se mettant à saigner, on ne verrait partout que des figures ensanglantées. Heureusement, la Providence a veillé à la conservation du sang, comme la même Providence a voulu rendre impossibles les objections contre la stigmatisation des saints.

Les deux lois du sang en question n'en font qu'une. Elles sont confirmées par les expériences du professeur Bouchard sur les animaux, démontrant que le coeur est impuissant à faire sortir le sang par la peau ; aussi par l'expérience du professeur Beaunis, contemplant son pouce en y pensant fortement ; pouvant peut-être le faire rougir, mais ne pouvant pas le faire saigner. Confirmées en outre par les vivisections chez les animaux : on leur a coupé les nerfs, parfois il en est résulté des hémorragies interstitielles ; mais jamais on n'a pu obtenir la moindre exsudation sanguine à la peau.

Donc, physiologiquement et expérimentalement, l'imagination ne peut pas faire sortir le sang par la peau – ma thèse est établie – et je puis soutenir a priori que tous les faits contradictoires qu'on pourrait lui opposer, sont nécessairement faux, ou sans valeur, et de fait, tous ceux qui ont été produits, sont justiciables du gros bon sens médical qui ne peut les admettre comme hémorragies émotionnelles.

Bien plus, sur les six faits mis en ligne par le Père Coconnier, il en est trois qui démontrent ma thèse : je les ai déjà cités (IX). C'est la domestique de Bordeaux qui assiste à une saignée pratiquée au bras de sa maîtresse ; une mère qui voit son enfant sur le point d'avoir le cou tranché par un rideau de cheminée ; une dame qui aperçoit dans la rue un enfant dont le pied va être écrasé par une porte de fer. C'est bien l'émotion violente qui a déterminé chez elles une ecchymose et des rougeurs persistantes ; ce sont là trois beaux faits d'hémorragie émotionnelle ; mais le sang s’arrêté dans les mailles de la peau, l'émotion n'a pu le faire sortir.

D'autre part, la rareté des faits de sueurs de sang attribuées à l'imagination, on en compte à peine quinze, ne prouve-t-elle pas leur non-valeur dans l'espèce, attestée du reste par les millions de fronts qui rougissent chaque jour et ne saignent jamais.

Et de ce que l'imagination ne peut pas faire sortir le sang par la peau, et comme il faut du sang pour faire des stigmates, il s'ensuit que :

Tous les libres penseurs proclamant que la stigmatisation divine n'est qu'un fait naturel dû à l'imagination des saints ;

Tous les médecins qui prétendent, comme le docteur Ferrand, que les personnes pieuses peuvent faire des stigmates par imagination ;

Tous les abbés ou religieux qui soutiennent, comme le Père Coconnier, que, chez certaines personnes, il peut se produire des exsudations sanguines par imagination ;

Tous, libres penseurs, médecins pieux, abbés réguliers ou séculiers, tous font erreur et banqueroute au point de vue scientifique.

Cette même imagination, impuissante à faire sortir le sang par la peau, explique pourquoi, jusqu'à présent, on n'a pas trouvé un seul fait probant en faveur de l'imagination hémorragigène,

Pourquoi les stigmatisations hypnotiques de Nancy-La Rochelle ne sont pas des faits naturels et ne viennent pas de l'imagination,

Pourquoi la sueur de sang de Notre-Seigneur, au Jardin de l'Agonie, a été essentiellement miraculeuse.