- IV -

Observations préliminaires

 

 

Une preuve historique considérable contre le pouvoir stigmatogène de l'imagination, c'est le silence de la stigmatisation pendant les douze premiers siècles, argument utringue feriens. Si, pendant cette longue période, l'imagination n'a pas fait de stigmates, c'est qu'elle était radicalement impuissante à faire sortir la moindre goutte de sang à la peau, et, cependant, quelle époque fut jamais plus favorable à la stigmatisation, que les premiers temps de l'ère chrétienne, et quand, au XIIIe siècle, ont surgi les stigmatisations divines, forcément l'imagination n'y a été pour rien. Comment aurait-elle fait dans les six derniers siècles ce qu'elle n'avait pu faire durant les douze premiers, et c'est justement ce silence de douze cents ans qui met la stigmatisation divine complètement à l'abri des attaques des libres penseurs. Lors même qu'il y aurait, par impossibilité, une imagination hémorragigène, ce silence ne prouve-t-il pas que la folle du logis ne peut pas opérer sur le terrain de la stigmatisation et y produire les marques sanglantes.

 

La stigmatisation ne consiste pas seulement dans cinq plaies : les marques divines n'en sont que l'écorce. Ces plaies ressemblent à toutes les autres, n'en différant que par leur origine supposée, leurs lieux d'élection, leur évolution, quelquefois des accidents miraculeux, ce qui est fort rare.

Dans la stigmatisation, il y a aussi l'extase qui en est l'âme, les marques extérieures n'en étant que le corps. Mais l'extase est chose fort compliquée. Les extatiques, par exemple, reconnaissent les objets saints et bénits ; ils discernent les personnes, les consciences et prophétisent. Parfois, leurs corps jettent des parfums, des lumières incomparables ; même, ils peuvent s'élever en l'air, y rester longtemps suspendus (1). Croyez-vous qu'on puisse expliquer ces faits merveilleux par l'imagination ? Le tenter serait imbécile. Si, nonobstant, vous soutenez que l'imagination est ici réellement en puissance, comment se fait-il, que, possédant vous-même cet instrument, vous ne vous en serviez pas pour vous élever aussi en l'air ? En résumé, puisque la stigmatisation ne relève pas du pouvoir imaginatif, à plus forte raison l'extase.

Il sera question, plus tard, de stigmates obtenus par hypnose : mais il manquera toujours aux stigmatisés de l'hypnotisme, d'avoir des stigmates, comme les stigmatisés du Seigneur, d'avoir leurs extases, leurs dons gratuits et leur- sainteté.

 

J'ai dit que la thèse de l'imagination stigmatogène n'avait pas le sens commun : donc elle manque de logique.

Prenons, par exemple, dans le tas, quatre belligérants. – Voici d'abord le docteur Beaunis, professeur de physiologie à l'école de Nancy ; c'est un libre penseur. Il nous dit : « Il suffit de regarder avec attention une partie de son corps, d'y penser fortement pendant quelque temps, pour y éprouver des sensations indéfinissables, des picotements, des ardeurs, des battements, etc. » Et il ajoute qu'on en trouve la preuve encore plus frappante chez ces fameux mystiques du moyen âge, dont le front, les mains, les pieds, étaient aux heures d'extases le siège de fluxions, de sueurs de sang et même de véritables plaies.

Le fait expérimental invoqué par M. Beaunis serait-il réel, il est interdit de conclure de sensations indéfinissables à des plaies, des hémorragies, des tumeurs : le saut est par trop démesuré, et l'on ne voit pas trop comment les mystiques du moyen âge deviennent une preuve frappante en la matière. Que M. Beaunis regarde son pouce avec attention, qu'il y pense fortement, mais très fortement, et il verra s'il y fait surgir une plaie, une hémorragie, une tumeur ou verrue quelconque. Si le professeur de physiologie croyait être en sûreté de conscience au point de vue de la logique et du bon sens médical, il se tromperait fort.

 

Un autre libre penseur, M. Albert Lemoine, nous dit gravement (c'est un philosophe) :

« L'influence de l'âme sur les organes et les fonctions de la vie nutritive est certaine, depuis la rougeur dont le sentiment de la honte colore le front du menteur, jusqu'aux stigmates que l'adoration d'un Dieu crucifié fait apparaître en des jours déterminés aux mains, aux pieds, au flanc d'un extatique. »

Et tout cela est dit en style empêtré. Évidemment, le philosophe s'est inspiré du physiologiste ; et moi, je réclame aux deux prédominants des preuves tirées directement de l'expérience et de l'observation. Fils dévoué de la méthode expérimentale, il me faut absolument des pouces qui saignent après y avoir fortement pensé ; des fronts rougis par la honte, mais qui aient au moins saigné; et comme ces honorables ne peuvent pas produire ces deux pièces d'anatomie pathologique et que personne au monde ne les fournira, ils auraient mieux fait de ne pas poser devant le public des conclusions fausses qui choquent les deux bons sens, le vulgaire et le médical.

Le docteur Ferrand et le R. P. Coconnier ont adopté l'idée Beaunis. Mais comment ne se sont-ils pas demandé s'il était rationnel de conclure d'une partie du corps longtemps contemplée et fortement pensée, à la production sur place d'une hémorragie ou d'une plaie quelconque ? La question en valait la peine.

Tous illogiques, les belligérants de l'armée stigmatogène.

 

(1) Cfr. La stigmatisation, t. 2, chap. de XV à XX